Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Le Retour (4)

Efi arriva à Sonborg au petit matin. C'était un jour de marché ; sur la petite place carrée, entre quatre côtés de baraques en rondins, des auvents pisseux abritaient des piles de légumes, de salaisons et des étals d'artisans. La jeune femme se glissa dans les allées, suivie de son chien qui de temps à autre fourrait sa truffe sous son coude – par précaution elle tenait Sable au bout d'une lanière de cuir bien courte. Elle répondit aux salutations de marchands qui la reconnaissaient, mais ne s'attarda pas. Le soleil encore bas sur l'horizon éclairait un ciel bleu pâle; la journée promettait d'être dégagée, ce qui lui convenait parfaitement.

Elle finit par trouver celui qu'elle cherchait : un homme corpulent, aux traits sévères, en train de négocier des sacs de grains avec un colon du village. Il portait un surcot écru, brodé d'un épais cercle noir dans le dos et sur la poitrine, qui indiquait à tous son appartenance à l'Ordre. Il ne portait pas d'armes de guerre ni de cuirasse, contrairement au stéréotype des chevaliers du Cercle ; Efi savait que c'était normal, car l'homme, qui se nommait Vadmar, travaillait à l'intendance de Tour-Sonborg, et n'était pas censé se battre. Ce jour là il était venu seul.

Efi se posta devant un étal qui dégageait une lourde odeur de choux et de navets, dans le champ de vision de l'homme ; là, son chien à ses pieds, elle attendit tranquillement qu'il ait terminé ses achats et chargé le grain sur ses bêtes. Tout attachant les sacs, Vadmar jeta un coup d'oeil circulaire, croisa son regard, et elle lui fit un petit salut de la tête. Il y répondit, un pli contrarié au coin des lèvres, termina de harnacher ses mules et partit du marché sans se retourner. La jeune femme attendit quelques minutes et partit par le même chemin. En quittant le village, elle prit la direction de la tour, qui se trouvait à un quart d'heure de marche de là, gardant un carrefour avec la route de l'Est qui allait à Heimark. A mi-chemin, un petit sentier plongeait dans la forêt, marqué par les empreintes de troupeaux de porcs qu'on y menait glander. L'odeur des animaux flottait encore dans l'air, à peine masquée par la mousse et les feuilles humides du matin.

Vadmar avait arrêté ses mules dans le sous-bois et s'était assis sur une grosse pierre. Il se curait les ongles avec la pointe de son couteau quand Efi arriva. Le chien trottina vers lui et renifla ses chausses en grognant, provoquant un mouvement de recul. L'intendant ne brillait pas par son courage, mais il avait de bonnes excuses: difficile d'ignorer la masse de muscles et les cicatrices du molosse. Avec ses jambes un peu arquées et sa lourde mâchoire, il avait tout de la bête de combat.

— Sable! Tranquille!

Au son de sa voix, l'animal s'éloigna de quelques pas et se coucha dans les feuilles mortes. Ses yeux restaient fixés sur Vadmar, et il poussait de temps en temps un grognement qui résonnait comme s'il venait d'un endroit souterrain. L'intendant de la tour se détendit légèrement, et s'adressa à Efi sans salutations, de sa voix légèrement rauque à force de crier sur des commis.

— Jan a merdé.
— Je le craignais. Il s'est taillé?
— Il a essayé, en douce, la nuit dernière. Soit il avait parlé à d'autres, soit le Prieur se doutait de quelque chose. En tout cas il était surveillé.
— Il s'est fait rattraper?
— Kalher a rapporté son corps dans le milieu de la nuit; pas de blessure, on nous a dit que Jan a fait une mauvaise chute et s'est brisé le cou.
— et... ?
— Ils n'ont rien rapporté d'autre. Enfin rien que je puisse voir.
— Donc le reste du magot y est toujours ?
— Peut-être ; s'il y en a un...
— Il y en a forcément un. Sinon Jan n'aurait pas filé comme ça.

Vadmar se gratta la tête, le regard perdu dans les déplacements des fourmis à ses pieds.

— On ne peut pas en être sûrs. Depuis qu'il avait ramené sa première trouvaille, Jan était sous pression. Le Prieur Jurg voulait en savoir plus, commençait à s'énerver contre lui. Et Jan était de plus en plus déçu, il m'a parlé plusieurs fois de "l'ingratitude de l'Ordre". S'il avait envie de se faire la malle, ça l'a sûrement poussé à l'action, juste pour quitter l'Ordre. Ça arrive aux écuyers dans leurs premières années, pas besoin de trésor pour expliquer ça.
— Je n'y crois pas. Si c'est vrai, pourquoi aurait-il résisté à son supérieur quand il lui demandait la cache de ce trésor ? Et surtout, il t'a bien dit lui-même qu'il en avait laissé sur place, non?
— Il a pu dire ça pour me faire marcher. C'est un coup classique pour enfumer les gens, l'histoire du paquet de pognon trouvé. Quand on parle d'or, tout le monde perd la boule.
— D'accord, il a pu mentir. Mais ça m'étonnerait vraiment. Du coup qu'est-ce qu'on fait ?

Vadmar soupira.

— Jurg est fou de rage, il va lancer d'autres recherches. Kelher a mené ses hommes dans la forêt toute la nuit, ils ont fait une battue mais bien sûr ils n'ont rien trouvé. Ils reviendront en journée. J'ai entendu que Jurg avait envoyé chercher des chiens de chasse à Valkerst.
— Valkerst ? Ils ne seront pas revenus avant la tombée du jour... Que font les chevaliers aujourd'hui?
— Beaucoup de gars patrouillent sur la route de l'Ouest, et ceux qui étaient avec Kelher sont crevés. Je ne sais pas si le Prieur va les faire sortir longtemps aujourd'hui.

Efi se mordilla la lèvre inférieure en réfléchissant.

— À mon avis, il va envoyer quelques hommes reconnaitre les lieux dans la journée, pour préparer les recherches de demain, mais sans limiers ils n'arriveront à rien. Je peux les doubler.
— Tu crois ?
— J'en suis sûre. Si Jan est sorti de nuit pour foncer dans la forêt, c'est qu'il voulait retourner à la cache pour y prendre de l'argent. Il n'aurait pas pu fuir bien loin sans ça, avec ce que vous paye l'Ordre. Il me faut juste un vêtement que Jan a porté, et Sable pourra suivre sa piste. Que t'a-t-il raconté sur l'emplacement de la cache?
— Pas grand-chose, il faisait son mystérieux. J'ai compris que c'était dans une combe du Bois aux Chouettes, en bordure de rivière. Une sorte de grotte.
— Je connais bien le coin des combes et leurs cours d'eaux. En remontant la piste de la nuit dernière, je pourrai trouver la cache: même s'il a essayé de masquer sa piste, on ne peut pas prendre beaucoup de chemins différents dans les ravines. Jan était parti vers le sud par la route du village, j'imagine ? Il faudra juste que je trouve l'endroit où il a quitté le chemin.

Vadmar haussa les sourcils, dubitatif, et désigna Sable du menton.

— Ton chien peut suivre une piste? Il a plutôt l'air fait pour se battre...
— Ce n'est pas un limier de race, mais il se défend.
— Et tu arriverais à faire tout ça avant ce soir? Le Bois aux Chouettes est un vrai fouillis, tu risques de t'y perdre... Et comment t'en sortiras-tu si tu tombes sur les chevaliers?
— Ça, c'est mon problème. Toi, tu dois me trouver ce morceau de vêtement le plus tôt possible.

Vadmar fronça les sourcils.

— Si j'arrive à mettre la main dessus. Le prieur a déjà du faire saisir toutes les affaires de Jan.
— Tu peux bien prendre quelques risques, non? Le jeu en vaut la chandelle.
— A supposer que tu ne sois pas prise, et que tu ne me livres pas... À l'origine ça devait être une affaire beaucoup moins dangereuse.
— Les choses changent, dans la vie. Si on veut devenir riches il faut savoir s'adapter. Tu sais que je ne te doublerai pas, nos intérêts sont trop liés dans cette affaire. Je peux compter sur toi?

Vadmar resta silencieux le temps de quelques respirations, puis il grogna un assentiment. Efi estima que ça pouvait être sincère, mais les tergiversations de l'intendant avaient éveillé sa méfiance. Pourrait-il être tenté de la dénoncer, et se laver les mains de toute l'affaire ? Une éventualité à prévoir, la prochaine fois qu'elle le rencontrerait.

Elle reprit, avec un enthousiasme forcé.

— Formidable. Essaie d'obtenir ce que je t'ai demandé le plus tôt possible, le temps joue contre nous. Tu me le fais parvenir de la manière habituelle?
— D'accord, lâcha finalement Vadmar.

Ils partirent chacun de son côté, lui au Nord vers la forteresse de l'Ordre, elle au Sud vers le village de Sonborg. Elle fit mine de chercher une babiole au marché, tout en prêtant l'oreille aux bavardages des commerçants. Elle s'assit ensuite à l'une des longues tables à tréteaux installées en bordure de la place, et commanda une chope de bière qu'elle but lentement en compagnie d'une poignée de villageois. Les buveurs bavardaient avec bonhommie, parlaient du temps, des récoltes, des nouvelles de la ville. Elle entendit quelques allusions à l'activité inhabituelle des chevaliers de l'Ordre, mais aucune information supplémentaire n'avait filtré.

Finalement, un jeune homme en tunique brodée du cercle noir parut entre les allées du marché, cherchant visiblement quelqu'un du regard. Efi attendit patiemment qu'il la remarque et s'approche. L'écuyer avait encore des boutons sur le visage, et des cheveux noirs aux boucles grasses qui tombaient jusqu'aux épaules. Son physique fluet le destinait certainement aux cuisines ou au service, plutôt qu'à monter un destrier et porter une cuirasse en acier. Beaucoup traitaient ce genre de personnage par le dédain, mais Efi y faisait attention – la malveillance des faibles prend des formes sournoises, parfois surprenantes. Elle aurait gagné du temps en traitant directement avec Vadmar, mais les environs de la tour étaient trop surveillés, alors que les commis ne cessaient d'aller et venir du village.

L'assistant chercha ses mots, ne sachant par quel titre s'adresser à elle, puis entama directement.

— Vadmar l'intendant m'a chargé de te remettre ceci. C'est le paiement des outils que vous lui avez livrés la semaine passée.
— Il a mis le temps ! Merci, mon garçon.

C'était toujours lui qui faisait les commissions de Vadmar, et pourtant elle n'avait pas encore réussi à retenir son nom. Elle ouvrit la petite bourse qu'il lui tendait, et y trouva une somme modeste en monnaie de cuivre, enveloppée dans un chiffon aux bords déchirés, et un petit sceau de cire aux armes de l'intendant, imprimé d'un chiffre qui confirmait le montant à payer. Comme ça, pas de chapardage en route. Elle vérifia que le sceau n'avait pas été altéré ou refondu, puis empocha le tout en faisant attention à ne pas trop toucher le chiffon, qui rappelait une pièce enlevée sur une tunique.

L'écuyer-assistant de Vadmar la regardait d'un air incertain, et elle devina sans peine à quoi il pensait. Efi était une jeune femme dure et mal apprêtée, mais encore assez fraîche pour éveiller le désir d'un homme comme Vadmar. Le jeune homme – quelque soit son nom – devait imaginer des échanges de faveurs d'un autre genre que des menus achats. Mais tout compte fait, cela aussi procurait une bonne couverture à leurs vraies affaires : l'Ordre fermait les yeux sur les liaisons de ses membres, s'ils restaient discrets. Tant que personne n'allait imaginer que l'intendant détournait de l'argent de l'Ordre pour elle, tout irait bien. D'ailleurs il gardait le compte de tous ces paiements bidon et se les faisait restituer sans faute.

Elle adressa un sourire qu'elle voulait engageant au jeune garçon, ne constata pas d'effet visible, et le salua. Tandis qu'il s'éloignait, elle vida son gobelet, se leva de table et prit le chemin de la sortie du village, cette fois vers le Sud, à l'opposé de Tour-Sonborg: vers le bois aux chouettes.

Les heures de jour étaient encore longues, mais Efi avait déjà perdu une bonne partie de la matinée. Le chemin du Sud était moins fréquenté, car beaucoup de voyageurs venus de l'Est s'arrêtaient à Sonborg; de l'autre côté du Bois aux Chouettes, on ne trouvait qu'une poignée de villages de colons dans des vallées isolées. Une fois à l'écart, Efi tira de la bourse le chiffon que Vadmar lui avait fait remettre, espérant que l'écuyer ne l'avait pas tripoté. Elle lui trouvait un petit air fouineur. Elle libéra Sable, qui enfouit sa truffe dans le morceau de tunique sale, et se mit à quadriller la route, le nez au ras du sol. Arrivé à un bord, il se figea, puis partit au trot sur la route, droit devant. Il s'arrêta et s'assit quand il vit qu'il avait semé Efi. Ils poursuivirent leur route ainsi, elle à grandes enjambées, lui par courses successives. C'était la partie risquée : si elle croisait quelqu'un, il se rendrait bien compte que son chien suivait une piste, et ça amènerait des questions gênantes.

Heureusement, la journée était tranquille, et elle suivit le chemin jusqu'à la fourche de Neuberg sans rencontrer personne qu'une vieille radoteuse qui ramassait du bois. Laissant Neuberg sur sa gauche, elle suivit Sable droit vers le sud. Un quart d'heure plus tard, il quittait la route et s'enfonçait dans les buissons du bois aux chouettes, sur la piste laissée par Jan la nuit d'avant – si c'était bien son odeur qui imprégnait le chiffon.

Elle se targuait de bien s'orienter dans les bois, mais maintenant elle suivait la piste d'un autre: l'écuyer devait bien connaitre la région lui aussi, et souvent elle se demandait si elle n'allait pas se perdre définitivement entre les épais taillis, les broussailles et les pentes escarpées. Sable hésitait beaucoup, et elle lui faisait sentir le morceau de tissu si souvent que l'odeur de Jan devait être recouverte par celle du chien. La piste montait et descendait, jusqu'au moment où elle les mena au fond d'une ravine et se perdit dans le petit cours d'eau . Sable s'assit et souffla, langue pendant, la regardant comme pour lui signifier : "À toi de jouer, maintenant". Il fallait s'y attendre, Jan avait essayé masquer son odeur en marchant dans la rivière.

Remonter, ou descendre ? Efi s'octroya quelques minutes de pause – elle avait bien marché, et ses vêtements trempés de sueur lui collaient dans le dos. Faute d'une meilleure idée, elle choisit de descendre la rivière, sans doute parce que c'était moins fatiguant. Elle commença par suivre la rive par où Jan était entré dans l'eau ; Sable ne trouvait toujours rien, et elle finit par traverser le cours d'eau pour le remonter en cherchant la piste sur l'autre bord. finalement, elle se retrouva à son point de départ au bord de la rivière. La journée avançait et les ombres s'allongeaient imperceptiblement dans la combe ; heureusement elle n'avait encore croisé personne, ni entendu les chevaux d'une patrouille du cercle.

Efi remonta la rive, menant implacablement Sable, qui désormais semblait plus intéressé par les odeurs de gibier. Elle avait changé de méthode et passait sans cesse d'une rive à l'autre, déterminée à balayer les deux bords jusqu'à ce qu'elle trouve une piste ou arrive à la fin de la ravine. Le courant lui glaçait les mollets. Elle passa un coude, longeant le flanc de la ravine du côté le plus raide. Soudain, alors qu'elle marchait sous un chêne mort qui surplombait la rivière, Sable s'agita à nouveau et fonça en avant. Il s'arrêta dans un petit bosquet de bouleaux, face à un rideau de plantes et d'herbes qui masquait le flanc du coteau. Des deux mains, Efi écarta la végétation, et son cœur s'accéléra : devant elle s'ouvrait la gueule d'un terrier, ou d'un boyau creusé par la main de l'homme. Si ce n'était pas la planque qu'avait trouvé Jan, c'était rudement bien imité!

Elle se mit à quatre pattes et s'engagea dans l'ouverture. Ses yeux aveuglés par le soleil de l'après-midi mirent du temps à s'accommoder à l'obscurité; elle attendit patiemment d'y voir avant d'aller plus loin. Bien lui en prit : dans le fond du boyau, elle aperçut les reflets d'une flamme qui se déplace.

Il y avait déjà quelqu'un dans la grotte.

À suivre.

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