Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Le Retour (5)

Efi avança à quatre pattes dans le boyau, en direction de la source de lumière ; elle ne faisait aucun bruit malgré l'étroitesse du passage et les pierres aiguës qui en tapissaient le sol. Il descendait en pente douce, l'entrainant dans les profondeurs du versant de la ravine.

Le boyau débouchait dans une pièce aux parois irrégulières de pierre et de terre mêlées, dont seul le sol vaguement aplani évoquait l'oeuvre de l'homme. De multiples saillants et recoins créaient des poches d'obscurité; la lumière provenait d'une lanterne posée par terre, qui projetait sur les parois l'ombre géante d'un homme. Râblé et large d'épaules, il tournait le dos à l'entrée et semblait se pencher sur quelque chose; son odeur de sueur et de crasse saturait l'air confiné. Efi entra et se remit sur pied, suivie par Sable qui déboula en grognant. L'homme sursauta et se retourna ; il tenait une sacoche en cuir de facture barbare, sans doute similaire à celle que Jan avait ramenée à l'Ordre.

Le grand chien trottina vers l'inconnu, qui se figea tandis que la bête lui reniflait les chausses. Pendant ce temps, Efi réfléchissait à toute vitesse. Le type, visiblement un colon nordien, avait l'allure – et le fumet – d'un coureur des bois. Un lacet de cuir pendait à son cou, portant sans doute un croc d'animal caché sous sa tunique, une mode adoptée par certains colons qui vivaient sur la frontière. Adopter ostensiblement un totem facilitait les discussions avec les Borags, mais c'était aussi devenu un symbole d'émancipation des normes en vigueur dans le sud.

L'homme portait juste un coutelas à la ceinture, et ne fit pas mine d'y toucher pendant que Sable continuait de l'inspecter en émettant un grognement ambigu. Elle croisa son regard scrutateur - lui aussi essayait de comprendre à qui il avait affaire avant de parler.

Si l'affaire tournait mal, elle pouvait ordonner à Sable d'attaquer l'intrus, et en profiter pour lui porter un coup de poignard décisif. Mais l'homme semblait endurci, il risquait de blesser le chien en se défendant, et elle avait trop besoin de l'animal pour sa protection quotidienne dans la Marche. Qui sait ce que donnerait une lutte dans cette grotte exiguë? Il fallait d'abord discuter.

— Qu'est-ce que tu fous là? demanda-t-elle, sans dissimuler la contrariété dans sa voix.
— Et toi ?
— Ici c'est ma planque, mentit Efi. Tu n'as rien à y faire. Comment l'as-tu trouvée?
— En suivant un type qui ne te ressemblait pas du tout. Tu le connais ?
— Il est mort maintenant, et sa part me revient.

Sans répondre, le type jeta un coup d'oeil à la sacoche, qui avait l'air bien lourde à son bras. Il devait calculer ce qu'il risquait de perdre – mieux valait l'interrompre avant qu'il ne se lance dans une manoeuvre désespérée.

— On s'est déjà croisés, non ? Tu n'es pas de la vallée de Groenvald?
— C'est ça.
— Laisse-moi me souvenir... Oswin ?
— Edvin.
— Ah oui. Moi c'est Efi. Tu es dans quelle branche?
— Je fais la traite des fourrures avec les tribus libres. Et toi ?
— Un peu le même genre, je négocie des affaires de toutes sortes, avec les Nordiens et les barbares.

Elle avait bien deviné. Si ce type vivait en bravant les barbares et les bandes de grands chemins, il devait être dangereux – presque autant qu'elle.

Edvin sourit, avec une bizarre complicité dans ses yeux gris. Soudain son visage large et arrondi ressemblait à celui d'un ourson.

— Des affaires de toutes sortes ? C'est bien mystérieux... Tu veux parler de contrebande de bijoux, ou de trafic d'esclaves ?
— Je prends ce qui vient. Pas d'esclaves: c'est difficile à déplacer, moi je fais dans le discret.
— Je vois. Jamais eu envie de mettre à la traite des esclaves, c'est trop compliqué, et pas bien propre.

Elle acquiesça.

— C'est pas un commerce de gens honnêtes. Un jour tu traites avec un trafiquant, le lendemain il t'enchaine.

Il hocha la tête comme s'il avait déjà vu la chose se produire. Un silence inconfortable s'établit, pendant qu'Efi se maudissait intérieurement.

Pourquoi je lui raconte tout ça ?

Elle essaya de retrouver une intonation autoritaire.

— Maintenant repose cette sacoche, elle m'appartient.
— Rien ne me le prouve.
— A ton avis, comment je suis arrivée ici ? Je dois récupérer cet argent, et mes associés tiendront à vérifier qu'il ne manque rien.

Au mot "associés", elle vit la mâchoire de l'homme se contracter comme s'il avait mordu dans un fruit acide.

— Moi aussi je l'ai trouvé, pourquoi je n'aurais pas ma part ?
— Il y a déjà trop de gens qui veulent un morceau de ce gâteau, Edvin. Crois-moi, ce n'est pas une bonne compagnie pour un négociant en fourrures.
— Les chevaliers?
— Entre autres.

Une petite exagération ne peut pas faire de mal. Une grosse, même.

— Marrant, je ne les imagine pas en affaires avec une femme du commun, surtout si elle fait de la contrebande.
— Il y a beaucoup de choses que tu n'imagines pas. Par exemple, la force des mâchoires de mon chien. On élève cette race pour le combat dans les arènes, quand il a le goût du sang dans la bouche, il devient fou, je ne peux plus l'arrêter.

Le coureur des bois regarda Sable; ce dernier ne l'avait pas quitté des yeux, et poussa un grondement sourd qui pouvait aussi bien dire "Vite, lance-moi une baballe que je te la rapporte!" que "Si tu bouges le moindre muscle, je t'arrache l'artère fémorale". Le coureur des bois soupira, et referma la sacoche – sa main n'avait-elle pas tremblé ? Efi se souvint que certaines personnes avaient une peur panique des chiens, et sourit intérieurement. Décidément, elle adorait ce clebs.

— Voilà, c'est bien. Pose-la par terre à côté de toi. Et maintenant, si tu peux gentiment te ranger de l'autre côté – elle lui désigna la paroi opposée de la grotte – pendant que je la récupère...

Ils firent un pas après l'autre avec une lenteur exagérée, sans se quitter des yeux, avec ce relâchement particulier qui permet de réagir instantanément. La main d'Efi restait à proximité de son arme, sans l'empoigner. Sable avait saisi l'enjeu de la situation, et restait au centre de la grotte, masse de poils bruns et fauves pleine de dents. Il suffirait d'un mot d'Efi, ou juste d'un mauvais geste d'Edvin, pour qu'il lui saute dessus.

Alors qu'elle soulevait la sacoche et s'émerveillait de la trouver si lourde – le poids de la richesse ! – une rumeur lointaine lui parvint par l'ouverture. Des sabots, des jappements, l'appel d'une corne. L'Ordre du cercle, déjà ? Cette crapule de Vadmar l'avait mal renseignée!

Elle croisa le regard d'Edvin, où brillait l'éclat des animaux qu'on traque. Elle devait avoir le même dans les yeux. Il tenta une moquerie:

— Tes associés? Tu dois être contente...
— Pas vraiment. Je t'expliquerai. Passe devant, il faut qu'on sorte tout de suite, sinon on va être pris au piège!
— Surtout pas! Ils sont déjà trop près, on se fera voir et rattraper. Il vaut mieux attendre ici, on n'est même pas sûrs qu'ils trouveront l'entrée, rétorqua Edvin.
— Ils la trouveront avec leurs chiens. On est cuits si on reste ici.
— Si on sort maintenant, on est cuits plus sûrement encore. À moins que tu ne cherches juste à me faire prendre pour gagner du temps...

A l'extérieur, le bruit se précisait. On distinguait maintenant les voix des hommes qui exhortaient leurs chevaux, s'interpellaient, gueulaient sur les chiens. Efi hésita: sortir ne semblait plus une si bonne idée.

Edvin redressa la tête.

— J'ai une solution à te proposer, mais il faut faire vite.

À suivre

Le Retour (6)

Le Retour (4)