Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Le Retour (3)

L'air froid de l'extérieur le fit frissonner ; occupé à se remplir la panse, il avait oublié la fraîcheur des nuits d'automne. Le crépuscule virait au noir d'encre, et il ne restait du soleil qu'une trace claire au-dessus des cimes de la forêt, mais la pleine lune donnait suffisamment de lumière pour ce qu'Edvin avait en tête. Il décrocha une lanterne mais ne l'alluma pas encore.

Il s'avança à pas feutrés, prenant garde à rester autant que possible dans les ombres, le long des murs ou sous les bouleaux que l'on avait épargnés pour agrémenter les rues de terre battue. Les bâtisses du village paraissaient plus grandes, obscures et massives. En longeant la maison de Ribalt, il entendit des bruits de cuisine et le grognement sonore de celui qui s'était autoproclamé chef de village, par l'intimidation plus que par le respect gagné. On racontait qu'il avait combattu en première ligne lors de la Conquête, même si les quelques vétérans établis dans la vallée n'avaient jamais entendu parler de lui. La brute le soutiendrait-il, si jamais l'affaire tournait mal, ou en profiterait-il pour mettre la main sur sa propriété? Ribalt préfèrerait se tenir loin de la justice baronale, s'il était vrai qu'il s'était mis du sang sur les mains pour s'établir ici.

Edvin raffermit sa prise sur la hampe de la lance, traversa furtivement la place des assemblées, un espace plus large autour d'un petit bosquet de cinq bouleaux, et se retrouva bientôt sur la route qu'il avait parcourue dans l'autre sens une heure auparavant, par laquelle Olker était reparti. De chaque côté, d'épais remparts de chênes bloquaient la lumière de la lune, laissant les accidents du chemin dans l'ombre.

L'obscurité croissante acheva de le dégriser, et il considéra l'étrangeté de son entreprise. Etait-il un pisteur barbare, pour se lancer ainsi de nuit à la poursuite d'une proie ? Certes il était familier des forêts, mais cette virée nocturne était plus risquée que d'ordinaire. Et que comptait-il faire exactement avec une arme de guerre: tuer son demi-frère de sang-froid, ou le menacer en gesticulant ? Si le plan était de le faire mourir de rire, alors il était bien parti. Sans compter les hypothétiques associés dont avait parlé Olker : même s'il faisait parfois preuve d'un culot indécent, il pouvait aussi se trouver en nombreuse compagnie, et armé.

Pendant un instant, Edvin envisagea de faire demi-tour et raconter à sa femme qu'il avait perdu la piste. Grita le croirait dans doute, et il pourrait enfin se coucher, au lieu d'aller mourir stupidement ou de commettre un crime.

Bien sûr, ce serait faux. Jusqu'ici Olker n'avait pu suivre qu'une seule route. Il n'était pas du genre à camper en forêt ; plus loin il y aurait quelques bifurcations en sortant de la futaie, mais un campement ou un trio de mules serait facile à repérer dans cet espace dégagé, et Edvin connaissait toutes les maisons où l'on pouvait demander l'hospitalité. La vérité était qu'Olker ne devait pas se trouver très loin; si Edvin abandonnait ici, il ne pourrait se cacher à lui-même cette nouvelle couardise. Il portait déjà suffisamment de secrets de ce genre, jusqu'à la nausée.

Il se rendit compte que, perdu dans ses pensées, il avait cessé d'avancer. Dans le bois, des bruits d'ordinaire discrets paraissaient incroyablement sonores, bruissements des feuilles dans le vent ou sur le passage d'un animal en chasse, craquements de branches, battements d'ailes... Il ne sursauta presque pas quand un hibou en chasse poussa soudain son cri à quelques mètres de lui. Le bois aux chouettes méritait bien son nom. Edvin haussa les épaules et prit quelques minutes pour allumer sa lanterne, battant le briquet dans l'obscurité. Puis il reprit sa marche, se servant de la lance comme d'un bâton pour tâter le terrain.

Le chemin longeait maintenant la pente d'une combe encaissée, creusée par un ruisseau venu des profondeurs de la forêt, dont il n'entendait que le bruit froid quelque part en contrebas. D'épais buissons épineux encombraient le chemin, qui devenait parfois moins qu'un sentier. En arrivant il les avait à peine remarqués, mais c'étaient de redoutables adversaires, qui s'accrochaient opiniâtrement à ses manches, et couvraient ses mains d'une humidité glacée. Son haleine formait de gros nuages à chaque expiration dans l'air humide du sous-bois, et ses doigts étaient transis. Une bonne idée, ce manteau: à défaut de le sauver des coups de dague, il lui éviterait de mourir de froid.

Le sentier s'élargit à nouveau; il posa sa lanterne et, pour se réchauffer, répéta les mouvements d'exercice à la lance qu'il avait pratiqués quotidiennement pendant plusieurs années. Faire passer l'arme d'un côté puis de l'autre, piquer vers l'avant en remontant, à l'horizontale, faire mine de frapper de l'autre extrémité, d'un balayage sec dans les genoux d'un adversaire invisible. Si son expérience de soldat lui avait appris une chose, c'était que les ennemis imaginaires étaient de loin les meilleurs. Ils ne surgissaient pas de la nuit en hurlant, les yeux révulsés par la fureur d'une transe chamanique ; ils n'invoquaient pas dans une langue hideuse la puissance de leurs totems monstrueux ; ils ne lui glaçaient pas les sangs comme les guerriers-ours barbares.

Un caillou qui roule, une éclaboussure d'eau, une respiration rythmée: quelqu'un ou quelque chose courait dans la ravine. Edvin écarquilla les yeux dans l'obscurité, ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque et il se retrouva projeté dix ans en arrière, perdu dans les bois en plein pays ennemi, chargé d'une cotte de mailles lourde et bruyante, pourchassé par des hommes et des cauchemars.

Mais le bruit de course n'approchait pas. Edvin se força à inspirer à fond, et revint à la réalité. Il entendait toujours un bruit de pas humains dans l'eau ; le coureur devait avoir les pieds dans la rivière, au fond de la combe. Edvin lutta pour y voir quelque chose dans le fouillis d'épineux et de branches d'arbres qui encombrait le fond de la ravine; soudain, dans un espace dégagé, un homme surgit dans la lumière de la lune ; il remontait le ruisseau à vive allure, ses pas soulevaient des éclats argentés. Le monogramme noir sur sa tunique indiquait un membre de l'ordre du Cercle, sans doute venu de la garnison de Tour Sonborg, plus au nord. Que faisait-il là en pleine nuit?

Mû par la curiosité, Edvin décida de le suivre discrètement depuis la hauteur de la ravine. Il éteignit sa lanterne, qui le signalait plus qu'elle ne l'aidait sous le clair de lune, et avança à longues enjambées élastiques, mi-course, mi-marche, en faisant le moins de bruit possible. Il ne cessait de surveiller la hampe de la lance, attentif à ne pas la coincer dans la végétation. Le long de la pente, ses pieds trouvaient un terrain accidenté, mais il réussit à rester en vue du coureur qui pataugeait toujours. La course acheva de le réchauffer, et il tirait un plaisir intense d'être le chasseur et non la proie, cette fois-ci.

Soudain, il se rendit compte que le bruit de pas s'était interrompu. Plus aucun mouvement en contrebas, le fuyard avait disparu. Dissimulé dans l'ombre des pins, Edvin descendit à pas de loup. Sur l'autre rive, un petit bosquet poussait en surplomb de la rivière, projetant une ombre plus épaisse ; il avait vu le coureur y entrer, mais pas en ressortir. Dissimulé derrière un buisson d'aubépine, Edvin réfléchit rapidement. Soit le type avait quitté le lit de la rivière pour entreprendre ici l'ascension de la pente - mais ce bosquet serré rendait la chose difficile, et on aurait entendu un peu de bruit - soit il n'était pas loin du tout. Il lui suffirait d'attendre ici quelques minutes pour savoir.

Edvin avait appris une chose, lors de ses pérégrinations et de ses campagnes dans l'armée du duc de Heim : la patience est une qualité précieuse, car elle est très mal partagée. Plusieurs fois, poursuivi, il avait réussi à s'en sortir uniquement parce qu'il était capable de passer des heures, des jours parfois, sans quitter sa cache, sans même essayer de savoir ce qui se passait de l'autre côté d'un mur... Pendant la guerre des forêts, au début de la Conquête, la victoire appartenait souvent à celui qui laissait l'autre se dévoiler le premier, et ajustait ses flèches. Ils avaient beaucoup appris des Borags à ce jeu.

Il posa très doucement sa lance et sa lanterne au sol, s'assit par terre, et attendit. Les odeurs de la nuit l'environnaient, herbe mouillée, humus et feuilles mortes, ainsi qu'un épais silence; les animaux se taisaient, rendus prudents par les présences humaines. Ou bien... Edvin tendit l'oreille: n'était-ce pas un bruit de sabots qu'il entendait dans le lointain ?

Il perçut un mouvement dans l'obscurité au bord de la rivière, et bientôt une silhouette émergea de l'ombre. L'homme était grand et mince, son visage jeune avait un profil aquilin; il repartit en courant le long de la rivière, d'une foulée qui trahissait l'épuisement. Edvin le suivit du regard jusqu'à ce qu'il disparaisse à un coude de la rivière. Cela ressemblait à une tactique pour semer des chiens.

Il se leva doucement et avança vers le bord de la rivière ; entre les arbres, l'obscurité était impénétrable, mais il lui semblait distinguer une marque noire à peine plus grosse que l'entrée d'un terrier, dissimulée dans les feuillages. Il avait toujours la lanterne, éteinte, avec lui ; alors qu'il fouillait sa poche pour en tirer son briquet, le bruit de sabots s'intensifia. Il avait une idée de la nature des poursuivants ; quelque chose lui disait qu'il ferait bien de décamper avant que les chevaliers de l'Ordre ne rappliquent. Allumer sa lanterne risquait de le trahir avant qu'il n'ait pu se mettre à l'abri, et il n'était pas du genre à entrer sans lumière dans une grotte ou un terrier.

Edvin nota soigneusement les repères qui lui permettraient de retrouver le bosquet de bouleaux : en aval un chêne mort qui penchait au-dessus des eaux, en amont deux rochers ronds au milieu de la rivière. Puis il remonta rapidement la pente, tout en prêtant l'oreille aux bruits de la poursuite. Les échos se multipliaient dans les ravines et les combes, et il était incapable de dire d'où ils venaient; le bruit semblait s'intensifier. Edvin arriva au sentier qu'il suivait initialement, et reprit la piste d'Olker. Lui aussi avait des affaires urgentes à traiter.

Des lumières couraient dans les bois ; pas des feux follets, mais les flammes orangées de torches tenues haut, qui se déplaçaient aussi vite qu'un cheval. Les chevaliers du Cercle se trouvaient de son côté de la combe, et ils approchaient! Cela ressemblait fort à une battue dans le taillis. Edvin considéra sa lance de guerre, plus inutile que jamais : si on le prenait avec un truc pareil, il risquait la pendaison immédiate, en particulier s'ils étaient déjà énervés.

Il s'écarta du chemin et finit par trouver un tronc couché, le long duquel il dissimula l'arme sous des fougères qu'il arracha à pleines poignées. Il repéra de son mieux l'endroit et revint au sentier, cette fois en direction de sa maison.

La cavalcade approchait rapidement; il n'avait pas avancé d'un jet de pierre qu'une voix autoritaire le hélait :

— Hé, toi ! Arrête-toi!  

Edvin obéit, tout en réfléchissant à toute vitesse. Il adopta une posture un peu avachie, lanterne dans la main droite, et attendit.

Quelques instants plus tard, quatre cavaliers bardés de métal l'entouraient; il lui sembla voir du coin de l'œil d'autres torches filer dans plusieurs directions. Décidément, il y avait beaucoup de monde dans la forêt cette nuit.

Les chevaliers du Cercle avaient tiré leurs épées et l'encerclaient. Edvin nota qu'ils ne s'étaient pas embarrassés de lances dans le sous-bois. Il n'y avait que des génies dans son genre pour se balader avec une perche de cinq coudées.

Celui qui l'avait appelé lui faisait face. Il avait un visage large posé sur un cou puissant, une barbe poivre et sel, et une attitude de commandement. Le reste de son corps disparaissait sous les plaques d'acier, une cotte de mailles et un casque; on aurait dit une créature de métal sortie des légendes du Sud lointain.

— Qui es-tu, l'homme? Que fais-tu ici?  
— Je m'appelle Edvin, répondit-il d'une voix traînante. Je rentre chez moi, j'étais juste allé voir quelques amis à Neuberg. Mais — il rit bêtement — ma lampe s'est éteinte…  
— Il est bien tard pour te balader en forêt !  

Edvin fit un pas maladroit de côté, redressa la tête et cligna des yeux dans le lumière de la torche.

— Ça oui mon seigneur, j'ai trop attendu pour partir... Ou alors j'ai pris mauvais le chemin à un moment…  
— Tu as trop bu, c'est ça?  
— Juste un peu, répondit Edvin en clignant des yeux.  

L'homme — sans doute un sergent d'après ses armes — pressa son cheval des genoux, approcha et se pencha sur Edvin et fit la grimace.

— Tu pues la crasse, paysan! Vous ne vous lavez donc jamais, vous autres?  

"Vous autres": pour un butor à cheval, tous les piétons sont des paysans illettrés. Edvin leva les paumes vers le ciel, simula un léger titubement latéral.

— J'ai beaucoup travaillé aux champs…  
— Il a surtout travaillé du coude, à lever sa chope! se moqua un autre cavalier. Il y eut quelques rires, mais le sergent ne changea pas d'expression.  
— Tu n'as croisé personne en chemin?  
— Ah non, personne depuis un bon bout de temps... Je commençais à avoir un peu peur, dit Edvin d'un air benêt. Heureusement que vous êtes arrivés!  

Cela n'adoucit pas le sergent à cheval, qui continuait de scruter le visage d'Edvin. Ce dernier s'efforçait de simuler une fin de cuite difficile.

Un cheval arriva au galop derrière Edvin, et une nouvelle voix martiale retentit:

— Kelher, on l'a retrouvé! Il a fait une mauvaise chute dans une ravine.  

Le sergent interrogea du regard le nouveau venu, qui secoua la tête.

— Il vaut mieux que tu voies par toi-même.  
— Bon, allons-y. Toi, éructa-t-il en se tournant vers Edvin, tu as intérêt à te tenir à carreau. Je ne veux pas te revoir ici!  

Edvin s'inclina sans rien dire, et continua de jouer son rôle d'ivrogne jusqu'à ce que les chevaliers soient tous repartis. Puis il s'assit sur une souche voisine ; quand les battements de son coeur furent redevenus normaux, il put enfin réfléchir. D'un côté, la piste d'Olker, sillonnée par une horde de chevaliers sur les dents. De l'autre, ce trou à flanc de ravine qui l'intriguait beaucoup. Dans le fourré, sa lance compromettante. Enfin, devant lui, le chemin de la maison, où sa femme et son fils l'attendaient en espérant qu'il ne meure pas cette nuit.

Que faire, maintenant?

À suivre

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