Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Lovecraft, par Baranger

Lovecraft, par Baranger

Aussi disponible en anglais !

Depuis 2017, un artiste français aux multiples talents s’est attelé à une tâche ambitieuse : publier et illustrer les textes les plus célèbres de HP Lovecraft en version intégrale. Depuis, 5 volumes sont sortis et se sont bien vendus.

Alors, réussite éclatante ou énième récupération commerciale ? Est-on arrivé à mettre l’indicible en images, à rendre visible l’inconcevable ?

Suivez le guide !

Du grand, du beau

On ne présente plus l’auteur du mythe de Cthulhu (mais au cas où, voici un peu d’info à son sujet). Pour son hommage à ce monument de l’imaginaire et de l’épouvante, François Baranger n’a pas lésiné sur les moyens : albums de très grand format, illustrés en pleine page et en couleur. Le texte occupe les interstices, s’installe au besoin dans des plages d’ombre ou de ciel. Cet ample arrière-plan le fait parfois sembler petit, comme si on lisait un article de journal plutôt qu’une nouvelle ou novella.

Chaque histoire donne l’occasion de jouer sur des décors et des situations différentes. L'Appel de Cthulhu, après un début très vintage en nouvelle Angleterre, s’élance dans les tempêtes du Pacifique. L’expédition antarctique des Montagnes Hallucinées inspire de fabuleux paysages enneigés qui précèdent la plongée dans les ténèbres. L'Abomination de Dunwich ouvre sur des panoramas des collines appalachiennes où dégénère une famille idolâtre. L'Ombre sur Innsmouth développe l’attraction morbide de la mer sur fond de décadence d'une ville côtière américaine.

On retrouve ainsi, en images au trait tantôt réaliste, tantôt fantastique, les thèmes favoris de l'écrivain de Providence : l'inquiétude qui naît dans des lieux du quotidien, la mythologie étrangère à l’ancienneté inconcevable, et bien sûr les adorateurs malfaisants de divinités qui n'ont cure des humains, et la démence qui rôde.

Le style

Il y a une difficulté évidente à mettre en images des récits d'horreur, en particulier ceux de Lovecraft. Un équilibre délicat de ce qui est montré, esquissé ou laissé hors-champ, qui constitue une bonne part de l'art du conteur, et dont l'illustrateur doit trouver l'équivalent visuel.

François Baranger, disons-le tout de suite, fait honneur à son sujet. Si les couvertures vous plaisent, l’intérieur ne vous décevra pas car il est illustré avec le même soin, le même amour de son sujet. Chaque double page forme un tableau en grand format, somptueux ou horrifique, à la gamme sombre et glauque comme il se doit, mais qui parfois à la faveur d'un changement de décor, dérape sans crier gare dans une explosion de couleurs. Certains sont si précis que l’on aurait envie de zoomer sur les détails, d’autres jouent de contrastes d’ombres et d’éclairages dramatiques.

La taille hors norme des livres sert bien le projet, particulièrement quand il met en scène des bâtiments cyclopéens ou des créatures titanesques. Les humains et leurs artefacts semblent minuscules, écrasés par leur taille, mais on arrive toujours à en distinguer les détails, ce qui renforce l’impression de démesure vertigineuse.

De temps en temps on nous régale d’un paysage, parfois superbe ou spectaculaire dans la lumière du jour, parfois nimbé d’étrangeté. Baranger sait varier les angles, il joue du contraste entre les vues d’ensemble et les plans rapprochés, des effets d’éclairage et des ombres. Les histoires commencent le plus souvent dans une ambiance d’Amérique des années 30, avec cravates et air rempli de fumées de clopes, des quartiers industriels et de hautes fenêtres qui laissent entrer la lumière de la lune.

Les créatures et les anomalies sont parfois suggérées, parfois montrées - en général juste ce qu’il faut, à part un petit regret pour les Deep Ones d’Innsmouth qui fonctionnent moins bien je trouve.

La plus grande difficulté est sans doute de renouveler le style : au fil des récits, on s'installe dans univers aux tons gris, bleus et verts, aux lumières . Les illustrations restent magnifiques, mais un peu plus de variété serait la bienvenue. Cela dit, il s’agit d’un plaisir coupable et comme pour le chocolat, quand on aime on ne s’en lasse pas.

L’illustrateur

Qui est François Baranger ? L'artiste reste énigmatique, on le dit reclus, un homme dont le talent hors du commun se serait révélé après des séjours mystérieux à l'étranger. Avant de s’inféoder au grand Howard Philips Lovecraft, il a été graphiste de BD, a illustré des couvertures de livres, a travaillé dans l’animation et le jeu vidéo. Désormais il est aussi auteur de science-fiction (le post apocalyptique Dominium Mundi, la série dark Fantasy Art Obscura).

Les visions qu'il partage sont à la fois horrifiques et bizarrement familières, à peine entrevues et déjà difficiles à oublier. D’où lui venait l’inspiration si lovecraftienne de sa série Freaks Agency, sortie en 2004, et qu’est-ce que l’éditeur souhaitait nous cacher quand il l’a interrompue au bout de seulement deux volumes ?

Dans les biographies allusives que l’on trouve en ligne se dessine en creux une absence, un espace obscur que l’on peine à remplir d’informations crédibles. S’agit-il toujours de la même personne ? Aurait-il été changé par toujours lors d’une expérience initiatique dans les jungles reculées d’Amérique du Sud, au milieu de peuples qui adorent encore des créatures venues des profondeurs de l’espace il y a des éons ?

Relire Lovecraft

Ignoré de son vivant, Howard Philips Lovecraft est devenu culte quelques décennies après sa mort ; il est considéré aujourd’hui comme un classique parmi les classiques, avec un petit coup de pouce du jeu de rôles. À lui tout seul il a créé un sous-genre, et ses œuvres se reconnaissent facilement a sa « patte » souvent imitée, jamais égalée.

Il est vrai que l’on peut trouver le style un peu daté, ou les procédés narratifs moins percutants - je pense en particulier à un récit un peu longuet dans l’Ombre sur Innsmouth, où le protagoniste (et le lecteur) se font briefer en détail sur les origines occultes du déclin de la ville. Les goûts modernes ont évolué vers un rythme plus serré.

Parce que les livres ont changé, parce que sa manière est si Parce que les livres ont changé, parce que sa manière est si reconnaissable, il est difficile de faire du Lovecraft après Lovecraft sans tomber dans l’imitation ou la parodie. Hérésie, blasphème ? Chacun décidera, et il y a un plaisir certain à jouer avec les thèmes, à décaler un peu les ambiances ; mais il est parfois regrettable que l’on fasse tourner à la blague cette chatoyante tapisserie de mythes étranges et de folie.

Par son dessin somptueux, François Baranger traite les textes originels avec le respect qu’ils méritent tout en leur insufflant une seconde vie. Leur force évocatrice renouvelée, ils nous appellent à ressentir un frisson sans doute plus léger qu’autrefois, à nous plonger dans une ambiance bien particulière, celle du monde disparu où Lovecraft imaginait ses cauchemars. Ils se savourent dans un fauteuil confortable, accompagnés d’un bon whisky ou d’un porto.

Verdict

Faut-il lire ces livres ? Est-il recommandable de les acheter, de les thésauriser chez soi comme autant de trésors vaguement inquiétants ? Oui, bien sûr, cent fois oui ! Et Baranger (ou celui qu’il est devenu) doit continuer à les produire. Il faut une suite à cette série, plus de récits indicibles, plus de tomes maudits dont les mots blasphématoires font vaciller la raison. J’écris ceci d’une main rendue tremblante par l’addiction, mais mue par une certitude absolue qui me vient de… d’où déjà ?

Ils arrivent souvent dans les semaines qui précèdent Noël, quand la curiosité du flâneur de librairie s’aiguise d’une sourde nécessité. On les trouve en petit nombre, mis à l’honneur en tête de gondole ou entassés au pied des rayons, mais leur format inhabituel et leurs couleurs sinistres ne manquent jamais d’attirer l’attention. Ceux Qui Savent les achètent avec avidité ; ils les emportent d’une démarche furtive, réfléchissant déjà à la manière dont ils aménageront l’autel païen caché dans leur cave pour donner à ces ouvrages la place qu’ils méritent.

Mais il devient difficile de trouver la collection complète. Pour vous procurer les exemplaires les plus anciens, vous devrez vous donner un peu de mal, prendre des risques peut-être. Fouiller les vides-greniers de villages aux habitants maussades, questionner des voyageurs dans des ports mal fréquentés. Peut-être les trouverez-vous sur un marché lointain, entre des statuettes grotesques et des armes antiques, flétris par le soleil mais n’ayant rien perdu de leur ancien pouvoir. Leur couverture usée se glissera dans vos mains avec un imperceptible soupir de satisfaction, comme le nouveau propriétaire d’un animal familier. Alors vous serez admis parmi les Élus, enchainé mais heureux.

Prenez garde.

L’inversion de Polyphème

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