Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

L’inversion de Polyphème

L’inversion de Polyphème

Une novella de Serge Lehman

L’été dernier, alors que je traînais mes guêtres dans une libraire louche (ou peut-être une FNAC), un quatrième de couverture a accroché mon regard. Encouragé par le nom de l’auteur et la sveltesse du bouquin, je l’ai emporté chez moi. Magie des vacances : il m’a suffi d’un long voyage pour le lire d’un bout à l’autre. Je vais tenter ici d’en partager la saveur, en espérant vous donner envie de le lire.

L'histoire, sans spoiler

Après une petite séquence qui se déroule 20 ans après l’action, on fait la connaissance de la Bande des Engoulevents : quatre jeunes adolescents qui s’ennuient dans une banlieue lointaine et imaginaire, Les Loges, à la fin des années 1970. C’est le premier jour des vacances d’été, mais pour eux c’est juste le début de longues semaines qu’ils devront passer sur place, par manque de moyens ou parfois par punition. Leur seule échappatoire, leur seul projet, c’est le club de lecture qu’ils ont constitué dans une cabane au fond des bois. Ils y conservent un trésor de livres achetés ou chapardés qu’ils s’échangent et lisent avidement, où la science-fiction tient la première place.

Le narrateur aux envies d’écriture, Hugo, incarne leur intérêt partagé pour l'imaginaire et la lecture. Il a pour compagnons Francis, le casse-cou provocateur, et Mick, garçon manqué pour qui Hugo en pince ; et surtout le plus âgé d’entre eux, Paul, qui leur a soufflé l’idée de leur bibliothèque secrète, les a aidés à la construire et l’équiper. C’est aussi le plus mystérieux, avec son oeil de verre, son blouson de cuir et les histoires qu’il ne leur dit pas.

Le premier soir des vacances, Paul emmène la petite bande en un lieu d’où, selon lui, ils pourront découvrir ce que lui voit toute la journée de son oeil mort. Au coucher du soleil, ils assistent à un étrange phénomène lumineux qui laisse derrière lui un jeune homme inconscient. Ils réalisent bientôt qu'ils doivent absolument le renvoyer d'où il vient, une dimension dont ils ne savent rien mais que Paul est capable de percevoir, et qui l’attire irrésistiblement. Leur tentative aura des conséquences imprévues et dramatiques.

Construction efficace

Voilà un récit bien mené. Après une mise en place qui campe les personnages, on rentre rapidement dans l’action au fil de chapitres courts et rythmés, sans scènes inutiles.

La tension naît dès l’introduction où le narrateur, âgé maintenant de 32 ans, apprend la mort de Paul et fait allusion aux événements qui l'ont changé à jamais. Le récit est dense, avec une montée parallèle du destin de Paul et du conflit du narrateur avec son père.

C’est bref, mais pour autant on n’est jamais dans un décor en carton pâte. Les détails, les moments esquissés donnent son épaisseur à l’histoire sans la ralentir : Lehman sait dire beaucoup avec peu de mots.

Dimensions

Le phénomène au cœur des événements s'inspire du livre Flatland, qui relate la rencontre entre des créatures vivant dans des univers de dimensions différentes. Un carré, habitant en deux dimensions d’un plan, croit voir grandir et rétrécir une créature étrange quand une sphère vivant en trois dimensions traverse son univers sans épaisseur.

De la même manière, les habitants d’un monde ayant plus de trois dimensions seraient difficiles à appréhender pour nous, car nous ne pourrions en percevoir que des aspects limités. Le personnage inconscient qui est apparu soudainement n'est que le prolongement d'un être plus complexe, sa projection dans les trois dimensions où sont cantonnés les protagonistes du récit.

Références

Serge Lehman a certainement mis un peu de lui-même dans cette histoire d’amateurs de science fiction, de génération 70 dans une banlieue morne, de héros écrivain. Il s’est amusé à émailler son texte de petites références et de clins d’œils à l’intention les amateurs du genre. Ainsi le nom de famille du narrateur, "Varlet", est une référence de science-fiction pour spécialistes ; je connaissais déjà la notion de « propulsion Varlet » dans un classique du jeu de rôle français, en me renseignant j’ai découvert l’écrivain qui l’a inspirée, Théo Varlet.

Je me suis demandé si le format même de l’histoire n’était pas un autre clin d’œil générationnel : les aventures de ces quatre jeunes ados rappellent un style de roman jeunesse en vogue dans la bibliothèque verte des années 70, entre clubs des 5 et clans des 7. Cependant cette histoire plus sombre, qui se termine en drame, nous montre des enfants rabaissés ou brimés par leurs parents. Je ne saurais dire ce qui est autobiographique là dedans, et d’ailleurs peu importe.

Quand le personnage narrateur, après avoir énuméré les publications qu’il convoite chez le libraire du coin, revient à la ligne pour nous dire : « C’était vraiment une époque de merveilles », j’ai entendu la voix de l’auteur qui revivait la découverte du genre dont il a fait sa vie.

Méta histoire

Plus l’histoire avance, et plus son thème devient évident: l’amour de la littérature de science fiction et d’imaginaire. Représentée par des comics, des revues mais aussi des bouquins plus cérébraux, elle rassemble la bande des Engoulevents et fournit la clef explicative de l'histoire. Tout d’abord passion et porte d’évasion, elle leur apprend aussi à mieux regarder le monde et en apprécier l’étrangeté, à imaginer ce qu’ils n’ont jamais rencontré.

Un livre qui parle de livres, un auteur qui met en scène un écrivain : le risque était grand de tomber dans le nombrilisme. Mais la plume de Lehman est efficace, sans complaisance, et n’oublie jamais de nous raconter une histoire. Je suis sur ce point en accord avec d’autres critiques (en particulier L’épaule d’Orion).

Nostalgie

Pour un Barde né en province au début des années 70, le lieu ou Lehman nous emmène est à la fois vaguement familier, connu par la télévision et les informations de l’époque, et en même temps hors d’atteinte : on peut encore fréquenter des endroits similaires, mais l’époque a disparu depuis longtemps.

Cette histoire dégage une odeur familière de vélo et de macadam sous le soleil, de lenteur et de temps libre, de petite ville et d’imagination à l’étroit, où l’on dénichait les nouvelles lectures chez les copains ou dans les bibliothèques comme des truffes, ou des trésors qui nous ouvraient soudain des horizons grisants. Elle évoque d’autres souvenirs, heureusement moins difficiles, à celui qui a passé sa jeunesse dans un monde voisin.

Anecdotiquement, l’histoire a été écrite au début des années 2000, à une époque où les auteurs de novellas manquaient de collections éditoriales pour s’exprimer. Une autre période de foisonnement de l’imaginaire en France, comme chez votre barde, quand se lançaient les éditions du Bélial et le fanzine Bifrost.

Jugement bardique

Pas besoin de vous faire un dessin. J’ai apprécié dans ce livre à la fois l’expérience de lecture, l’ambiance et ses résonances personnelles, et la démonstration que fait Serge Lehman dans cette histoire bien maitrisée, où thématique et intrigue se fondent ensemble. Je vous le recommande !

Me revoilà

Me revoilà