Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Noon du Soleil Noir

Noon du Soleil Noir

Un livre de L.L. Kloetzer

Sundered from us by gulfs of time and stranger dimensions dreams the ancient world of Nehwon with its towers and skulls and jewels, its swords and sorceries.

Commencer un livre par cette citation (qui introduit « Swords and Deviltry », pour ceux à qui la culture fait défaut), voilà qui s’appelle poser ses couilles sur la table, comme disent les mercenaires dans les tavernes borgnes qui longent le grand marais de l’Est.

Le mystérieux auteur français qui signe ce coup d’éclat a-t-il réussi à se hisser à la hauteur de Fritz Leiber) ? Lisez la suite pour le savoir, lâchez-vous dans les commentaires, et linkez et likez mon post, on est en 2023 après tout.

Le récit

L’argument : un jeune homme plutôt fortuné vient s’établir en ville, un vieux vétéran boiteux se met à son service, et des aventures picaresques commencent.

Ici, le jeune homme, Noon, vient monter sa propre affaire de sorcellerie, et la ville n’est autre que Lankhmar (en tout cas les lecteurs attentifs la reconnaitront). Son homme à tout faire, Yors, prête sa voix désabusée pour conter leur histoire.

Apres avoir échoué à s’attirer la faveur du Suzerain et s’être établis dans un quartier aux marges de la ville, la quête des clients commence, et les fonds baissent rapidement car Noon est très sélectif dans ses choix de clients : il ne prend les affaires et n’accepte d’être payé que si il s’agit de vraie magie, pas de médecine ou de déjouer des arnaques.

Leur première vraie cliente sera Valentina, une demoiselle éplorée et richement vêtue, dont le frère a été tué pour lui dérober un médaillon ancien orné et de signes mystérieux. Évidemment, les apparences sont trompeuses, une affaire en cache une autre, et les questions que Valentina pose à Noon emmèneront le sorcier et son acolyte dans les dessous de la grande ville, aussi bien qu’à l’envers du monde, sous les rayons du soleil noir.

Lankhmar ou pas ?

On reconnaît rapidement les points de repère familiers de l’œuvre de Fritz Leiber : Ilthmar, Quarmall, la mer intérieure, les Mingols, le grand marais de l’Est... La citation en début de bouquin met les points sur les « i » : la référence est volontaire, l’hommage assumé.

Pour autant la ville elle-même n’est jamais nommée. À la place L.L. Kloetzer emploie plutôt un autre nom moins familier : la cité de la Toge Noire. On y retrouve les éléments connus : la rue des dieux, la guilde des voleurs, le Suzerain mal entouré et cette ambiance corrompue que l’on a appris à aimer.

Je me suis interrogé sur ce choix de ne jamais utiliser le nom le plus célèbre de cette ville imaginaire. Peut-être est-il trop célèbre, et l’utiliser aurait convoqué des images, des histoires qui n’appartiennent pas à l’auteur ? Ou bien est-ce une manière de suggérer que l’on se trouve dans une ville qui est comme un reflet de celle de Leiber, presque identique mais distincte ? Dans tous les cas j’y vois une marque de respect pour une œuvre qui aura marqué tant de lecteurs et d’écrivains.

Certaines ressemblances sont « presque » évitées. Ainsi, les deux protagonistes forment une paire familière, un grand costaud et un petit sorcier malin, mais le parallèle s’arrête là : ils ne sont ni voleurs, ni bretteurs, et leur relation commence comme un rapport d’affaires où l’un est au service de l’autre.

Crapules et sorciers naïfs

Le personnage principal, plein à la fois d’enthousiasme et de curiosité mais aussi de savoir, contraste de façon parfois comique avec son entourage : des semi-fripouilles blasées, ayant trop vu la face crapuleuse du monde et pas grand-chose de sa magie. Chaque face de cette pièce souligne le caractère de l’autre.

La curiosité du jeune sorcier permet aussi à l’auteur de dévoiler quelques aspects occultes de la cité, en même temps qu’il donne chair et couleur à la magie sombre qu’il pratique. On découvre par exemple ce qui fait vraiment tenir les murs de la cité, dissimulé dans le sol et à l’intérieur des murailles. J’ai particulièrement aimé le passage où il décrypte les relations entre deux façades de maisons aux motifs étranges, entre leurs habitants, et entre les choses occultes qui s’affrontent à travers eux.

Le Soleil Noir de la sorcellerie

Pour pratiquer ses arts, Noon a souvent recours à un rêve contrôlé qui lui donne accès à un monde inversé, où le soleil éclaire moins que les ombres. Champ de symboles et de correspondances, où on retrouve déformés les éléments monde que parcourt Noon — ou du moins ses éléments signifiants.

On apprend aussi que les antagonistes de Noon se servent du même rêve éveillé. Ce monde n’est donc pas uniquement celui de Noon, on peut y faire des rencontres. Mais seul le héros semble la manier correctement dans cette ville privée de sorciers honnêtes et compétents, ce qui n’empêche pas la magie d’y proliférer sans remords.

La sorcellerie telle que Noon la pratique se fonde sur les notions de pacte et de dette, qui encadrent les échanges de bons procédés avec des entités surnaturelles, mais aussi avec de simples humains qui apprennent ce que signifie d’avoir une dette envers un sorcier. Cela fait de Noon une des personnes les plus honnêtes dans cette ville de voleurs.

L’avis

Un beau jour à l’heure du thé, je discutais avec mon frère d’heroic fantasy comme le fait tout honnête homme, et je déplorais qu’il manque à notre époque une voix dans la lignée de Conan : épique, dans un monde d’aventure sauvage ou décadent, mais avec une écriture et une manière plus actuelles. Il m’a dit que ce livre pourrait me plaire, et il ne s’est pas trompé.

Noon n’est pas Conan, il s’en faut de quelques lettres, et la filiation de Leiber impose un autre héritage que celui de Howard. Mais j’y ai trouvé l’équilibre que j’espérais : léger sans être une farce, référencé sans tomber dans la parodie, intelligent sans en faire des caisses. On peut lire ce récit en se laissant embarquer dans une affaire à rebondissements, tout en savourant la traversée d’un univers bigarré peuplé de figures grotesques, inquiétantes ou tragiques. LL Kloetzer reste très fidèle à la manière de Leiber, dont le sourire malicieux se lisait entre les lignes du Cycle des Épées sans jamais trouer les pages.

Bref, un très bon livre, qui a la qualité supplémentaire d’avoir une suite annoncée !

Croqueur d’Or

Croqueur d’Or