Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Corpos (7 et fin)

— Une série de cinq articles sur les célébrités toxicomanes ? Sérieux ?
— Oui, Ryan tient absolument à ce que je reprenne ce sujet "de toute urgence". Ses propres mots.
— Petit veinard. C'est pour ça que tu tires cette tête de dix kilomètres de long ?
— Il n'y a pas que ça... 

Niall leva sa pinte et reprit une goulée de bière. Face à lui, Fiona accompagna le mouvement avec plus de retenue. Elle portait un chemisier vert émeraude et avait piqué ses cheveux noirs d'une épingle en nacre ; ce jour-là les lunettes de soleil restaient dans leur étui. Les deux journalistes s'étaient installés dans un coin tranquille du Red Lion, au milieu de boiseries qui faisaient oublier la surface érodée et vaguement poisseuse de leur table.

Niall reprit.

— Il m'a retiré mon sujet sur la mort du privé. Tu te souviens, Sean Everett.
— Tu parles que je me souviens! Je t'ai vu disparaitre dans une voiture avec la tête dans un sac, je croyais ne plus jamais te revoir...
— Tu ne crois pas que je serais parti sans te faire la bise ? Bref, entre l'enlèvement et des menaces que j'ai reçues par ailleurs, je commençais à ne plus trouver ça drôle du tout, mais là Ryan m'a tout simplement interdit de continuer mon enquête. Le Buzzy Times garde tous les droits sur ce que j'ai déjà obtenu, et il serait très fâché si j'essayais de me faire publier ailleurs ou sur un site perso.
— Tu crois qu'il a mis quelqu'un d'autre sur le sujet ?
— Je crois qu'il ne l'a refilé à personne. Selon moi Ryan cherche à éviter des emmerdes. Si l'histoire sort d'une manière ou d'une autre, il en aura, et des grosses.
— Ça ne sera pas la première fois qu'on est menacés.
— Ou qu'on enterre un sujet. Avec l'état de guerre contre les Nocturnes, c'est de plus en plus dur de faire du journalisme d'investigation.
— Tu exagères, ça fait plus de trente ans que ça a commencé, et les choses se sont plutôt améliorées ces dernières années, non ? Il y a beaucoup moins de meurtres en zone protégée, les gens ne vivent plus dans la paranoïa...
— Tant mieux pour ceux qui ont cette chance, mais dans les zones de chasse c'est une autre histoire! Et notre pseudo-sécurité a eu un autre prix : nous sommes surveillés jour et nuit, et les états ont échappé à tout contrôle. Les associations de défense des libertés ont été muselées au nom de la protection collective. Je me demande même si nos bons gouvernants n'étaient pas derrière ceux qui m'ont kidnappé l'autre jour...
— Tu penses que Woodblock travaillait pour le gouvernement ? Ça serait énorme, qu'ils soient mouillés dans affaire. Et tu...
— Attends ! Regarde ça ! 

Niall pointait du doigt l'écran accroché dans un coin de la salle, qui diffusait les informations d'une web-TV. Un petit bandeau de texte défilait en bas de l'image, heureusement car le brouhaha du pub empêchait d'entendre distinctement les paroles de la présentatrice :

... rachète le groupe écossais GenSysTech pour la somme de 6, 8 Milliards d'Europounds... Le nouveau Board sera nommé dès lundi prochain pour décider des orientations straté...

Fiona leva son sourcil parfait, d'un air interrogateur. Niall se retourna vers elle, et reprit avec excitation :

— C'est le groupe Wilk qui les rachète ! C'était ça, le gros coup qui se préparait !
— Et le gouvernement les a laissés faire ?
— Je suppose qu'ils pourraient toujours les empêcher après coup, en annulant l'opération. Mais ils ont peut-être mieux à faire. Va savoir çe qu'ils fricotent, à l'abri des lois. 

Niall tira de sa poche son écran personnel et fit une recherche rapide :

— Tiens, regarde, c'est une boite intéressante, GenSysTech... Société d'ingénierie génétique fondée en 2016... S'est progressivement spécialisée dans l'étude des Nocturnes et la sécurité génétique... Tiens, regarde qui siège au conseil d'administration ! 

Il montra son écran à Fiona, qui ne réagit pas. L'image montrait une femme d'une quarantaine d'années, qui souriait à la caméra ; mais quelque chose dans son regard, dans le pli de sa bouche, suggérait une détermination extrême.

— C'est Lisa Tramonti ! Tu sais bien, elle avait été célèbre il y a une vingtaine d'années, dans les années sombres de l'État de Guerre. Elle avait descendu deux nocturnes qui étaient venus pour la, hé bien, la manger, il me semble. C'était la première fois qu'on en attrapait dans un tel état de conservation, la lutte contre les prédateurs avait fait un bond en avant...
— Ah oui, je vois qui c'est maintenant.
— Une sacrée bonne femme – elle a des bollocks !
— Tu crois qu'il y a un lien avec le rachat ? 

Niall devint pensif.

— Ma théorie, au début, c'était que les Nocturnes devenaient les agents des Corpos, leurs exécuteurs. Mais toutes ces histoires de génie génétique, ça pourrait les intéresser plus directement...  GenSysTech est lié à l'industrie de la défense, il pourrait y avoir un deal occulte là-dessous. Après tout, on n'a toujours pas réussi à mettre en place d'outil de reconnaissance biométrique fiable, ils se sont adaptés à tous les tests. Seule leur aura de chasse les trahit parfois. Tant de choses qu'on ignore encore sur eux...
— Et qu'est-ce que tu penses faire maintenant ?
— Rien... m'occuper des people toxicomanes, je suppose. Le gouvernement – ou qui que soit l'employeur de Woodblock – a voulu me kidnapper, le groupe Wilk a menacé ma fille, et Ryan va me virer si je m'approche du sujet à moins d'un kilomètre : je ne vois pas trop ce que je peux faire. Pourtant, je sens qu'il y aurait beaucoup de choses à creuser. Si je trouvais un moyen... 

Fiona regarda sa montre, attrapa son manteau.

— Merde, déjà onze heures ! Niall, je vais devoir y aller, mon homme m'attend. Prends soin de toi, ajouta-t-elle d'une voix plus basse en l'embrassant sur la joue. 

Niall la suivit du regard, élégante et aérienne, tandis qu'elle négociait son passage au milieu des clients du pub qui buvaient leurs bières debout. Puis il fit signe à un serveur qui passait, commanda une autre pinte qu'il descendit d'un trait. Il contempla le verre vide, morose.

Oui, il y aurait eu beaucoup à faire ; il pourrait peut-être transmettre le sujet à quelqu'un... Mais le jeu en valait-il la chandelle ? Quelques années auparavant, il n'aurait pas hésité – risquer sa peau était un jeu qui l'amusait, et il n'accordait pas grand prix à sa propre existence. Mais désormais il avait une petite fille, une ex-femme et une pension alimentaire à payer, un boulot légal : un vrai notable. La fuite en avant ne l'attirait plus autant. Et pourtant...

Il fit à nouveau signe au serveur

 


 

Le monde était peuplé de deux sortes de personnes, pensa Paul Brodie en observant la file d'attente qui s'étirait devant lui. Ceux qui veulent se rendre quelque part, et ceux qui veulent s'éloigner au plus vite de leur point de départ. Mais tous ne savent pas à quelle catégorie ils appartiennent, et ils n'apprécieraient pas forcément qu'on le leur explique.

Par exemple, une bonne partie des touristes qui le précédaient s'étaient persuadés que l'Afrique du Sud était l'endroit où ils voulaient passer leurs vacances. Mais en vérité, ils auraient été tout aussi contents de n'importe quel autre pays qui leur fasse oublier les cieux gris et froids de l'Écosse.

Approchant du point de contrôle, Brodie présenta son passeport à l'automate qui filtrait les passagers, scrutant infatigablement photo après photo, visage après visage.

Il connaissait bien le circuit de vérification et de suivi des passeports, ayant passé des années à suivre des gens qui tentaient de s'en dissimuler.  Des années d'expérience dont il avait pu s'inspirer pour éviter les erreurs les plus classiques ; et surtout il y avait l'histoire de Paolo le fantôme, le faussaire-schizophrène génial aux 18 identités parallèles, qui n'avait jamais été retrouvé - sans doute en avait-il une dix-neuvième... Une inspiration précieuse, dont les services de sécurité du monde entier étaient encore en train de tirer les leçons.

Il se présenta devant le robot, le cœur battant.

Surtout, ne pas montrer de signes de nervosité, ces saloperies sont capables de détecter des anomalies de comportement de plus en plus fines.

Il tendit son passeport d'une main ferme, presque crispée, et la machine le scanna avec un petit bip d'approbation. Puis un voyant s'alluma à côté de la caméra intégrée, accompagné d'une message lui enjoignant de rester immobile pendant la reconnaissance de son profil.

Brodie savait que l'image captée par l'automate était convertie en chiffres, traitée par un logiciel de reconnaissance faciale qui vérifiait qu'il était bien le même que sur la photo; pendant ce temps le numéro de passeport voyageait vers des bases de données mondiales où le voyage de monsieur James E. Randolph vers Le Cap était ajouté à un listing infiniment long de noms, de lieux, de dates... Enfin un troisième système vérifiait simultanément toutes les caractéristiques du passeport (filigranes, codes magnétiques et empreintes biométriques) qui auraient pu trahir l'imitation.

S'il y avait un moment où tout pouvait merder, c'était là.

"Bon voyage, Mr. Randolph."

Sans respirer un grand coup, sans déglutir, sans même sourire, Brodie récupéra son passeport et s'engagea dans le couloir qui menait à l'habitacle de l'avion. Il prit place près du hublot, à côté d'un gros businessman d'allure eurasienne qui dormait déjà. Le vol allait être tranquille.

Brodie avait un lointain cousin en Afrique du Sud qui travaillait dans les mines; mais il s'était bien gardé de le contacter avant d'être parti de Glasgow, car il soupçonnait que toutes ses communications étaient surveillées. Mark pourrait l'aider à prendre un nouveau départ, aussi loin que possible de tout ce merdier.

Le souvenir de sa dernière conversation avec Sean lui revint – il n'avait cessé d'y repenser depuis la mort de son associé. Sean lui avait parlé des Nocturnes, des auras de chasseurs qu'il avait perçues plusieurs fois .

"Ils changent, Paul. Ils nous ressemblent de plus en plus! Les nouvelles générations, les jeunes, on peut à peine les distinguer de nous, ils n'ont plus les yeux injectés de sang et les mâchoires proéminentes comme ceux qui avaient été tués par la petite Tramonti."

Sean était revenu changé de son voyage ; il avait des cernes brunes sous les yeux, un regard furtif, et ses jambes s'agitaient en permanence quand il était assis.

"Ils s'intéressent à GenSysTech pour se couvrir, je pense. La société est très en pointe dans la sécurité génétique et l'étude des prédateurs, ils veulent garder une longueur d'avance sur nous. Ce qui me stupéfie, c'est que personne ne réagit! Il y a des gouvernements qui sont au courant, c'est évident. Pourquoi tolèrent-ils une telle aberration?  Est-ce que tout ce petit monde a des arrangements secrets ? Ou bien les nocturnes tentent-ils un coup d'audace?"

"... Il y a autre chose, Paul. Dans un dossier de messages confidentiels que j'ai récupérés, j'ai lu certains messages qui mentionnaient un projet d'hybridation. Et les Nocturnes n'avaient pas l'air dans le coup ! Il y a quelque chose de pourri de notre côté, je crois que l'état de guerre est devenu une farce. Nos gouvernements réalisent des horreurs avec les Nocturnes... D'abord on leur a créé des terrains de chasse, on se sert d'eux pour régler nos comptes, on leur permet d'infiltrer nos entreprises, et puis maintenant ça... Je ne sais pas ce que sera la prochaine étape."

Puis Sean s'était absenté pour aller retrouver des informateurs, et quelques jours plus tard Paul avait vu la photo de ses restes dévorés par les chiens. Parler à la femme de Sean avait été une véritable épreuve, elle ne l'avait pas accusé mais il avait lu le reproche dans son regard. Ensuite, ça avait été l'enchaînement des personnages louches et des intrusions, jusqu'à la disparition de tous les fichiers de Sean, qu'il n'avait pas encore terminé de consulter.

Il fallait partir, laisser Bulldog Investigations derrière lui, avec ses mystères, ses regrets et ses dettes. Il se sentait encore l'énergie et l'envie de prendre un nouveau départ dans un pays neuf, loin de ceux qui le traquaient.

À côté de lui, le gros businessman grogna dans son sommeil.

 


 

Fiona paya et descendit du taxi ; le chauffeur pencha la tête par la fenêtre et la rappela.

— Vous êtes sûre que vous ne voulez pas que je vous dépose plus près ? Le compteur est arrêté, ça ne coûtera rien de plus.
— Pas besoin, je connais bien le chemin.
— Comme vous voudrez...  Faites quand même attention, il paraît que le quartier n'est plus très sûr. 

Le chauffeur maugréa encore quelque chose d'indistinct avant de démarrer, mais Fiona marchait déjà en direction des immeubles qui barraient l'horizon. Elle s'engagea dans la cage d'escalier aux murs délavés, monta quatre étages, tira de son sac à main une clef d'un modèle spécial et ouvrit la porte blindée de son appartement.

Elle se changea rapidement, passa dans la salle de bain, se démaquilla et observa dans le miroir ses traits réguliers, eurasiens, et les pupilles dilatées de ses yeux, qui lui permettaient d'y voir comment en plein jour malgré l'obscurité. Depuis qu'elle était entrée dans l'immeuble, elle n'avait pas allumé une seule lumière.

De là chambre lui parvenait l'odeur de son partenaire qui s'éveillait. Il était moins Changé qu'elle, et ne sortait que la nuit pour réaliser les missions que la Meute lui confiait. Mais pour l'instant, elle pouvait chasser de son esprit toutes les complications et les intrigues du monde des humains.

C'était l'heure de la chasse.

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