Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Corpos (6)

Niall gisait à plat ventre sur une surface dure. Il en sentait les rugosités à travers le tissu dont sa tête était toujours enveloppée. Ses bras étaient attachés dans son dos, et son visage reposait contre le sol d'où émanait une faible odeur minérale, pierre ou béton humide sans doute. Il éprouva ses liens – sûrement des attaches industrielles, il connaissait bien le modèle : il aurait fallu une pince pour couper les tiges en plastique dur.

Où était-il ? Niall hésita un instant à signaler à un éventuel observateur qu'il avait repris connaissance – c'était peut-être ce qu'ils attendaient pour reprendre le passage à tabac. Finalement il émit une toux molle, bruit ambigu qui aurait pu être produit par un réflexe. Le sac sur sa tête amortissait les sons, mais l'absence d'écho lui confirma que :
– Il n'était pas enfermé dans un espace confiné, comme un caisson ou placard.
– Il ne se trouvait pas non plus sous une voûte d'église. Information moins utile, mais vu le peu qu'il savait, tout était bon à prendre.

Il n'entendait aucun autre bruit dans la pièce, mais il décida d'attendre encore un peu dans l'immobilité complète, contrôlant sa respiration – le changement du souffle trahit en premier les personnes qui s'éveillent, et il ne voulait pas qu'on s'intéresse tout de suite à lui.

Il n'eut à attendre qu'une minute ou deux, et des pas se firent entendre. Pas le claquement de souliers de ville, talons en bois contre la pierre, un bruit plus étouffé mais qui restait audible – des chaussures de sport auraient été silencieuses. Le marcheur semblait s'approcher, puis le bruit décrut et s'affaiblit. Niall n'était pas sûr que cela se passait dans la même pièce que lui, le son avait une qualité estompée, peut-être par un mur peu épais ou une porte.

À tout hasard, il commença à compter les secondes dans sa tête.

Depuis ses jeunes années, Niall avait un point fort : il encaissait très bien. Cela lui avait beaucoup servi dans sa première carrière, toutes les fois où il ne pouvait pas cogner le premier. Ce matin à son rendez-vous, quand les malabars lui étaient tombés sur le râble, ils avaient essayé de l'assommer à coups de poings et y étaient presque arrivés – il n'avait pleinement repris ses esprits que depuis quelques minutes. Mais il avait quand même eu la présence d'esprit de gonfler les muscles des avants-bras et des poignets au moment où on l'attachait, malgré les coups et les secousses. Ce jeu infime qu'il avait gagné allait maintenant lui donner sa chance. Ça, et une technique qui remontait elle aussi à une époque révolue.

Niall se tourna un peu sur le sol pour trouver un point d'appui et caler un de ses bras. Le silence régnait autour de lui, a priori rien ne bougeait dans la pièce. Il commença à s'affairer sur sa main gauche sans plus se préoccuper de discrétion, poussant sur les articulations du poignet, déboîtant le pouce, jusqu'à ce que sa main prenne une forme allongée et aplatie, comme une sorte de poisson qu'il poussait et tirait, millimètre après millimètre, à travers le cercle inflexible de son lien.

Finalement, au prix de quelques morceaux de peau et de beaucoup d'efforts, il arriva à faire passer la partie la plus large, où se trouvent les grosses jointures de la base des doigts, et le reste suivit sans difficulté. Les bras libres, il put se redresser, s'asseoir sur le sol et enlever enfin cette saloperie de cagoule - un simple sac en toile noire.

Il se trouvait dans une pièce anonyme, aux murs irrégulièrement crépis de blanc, éclairée d'une lumière crue par une simple lampe à LED au plafond, fermée par une porte métallique qui portait des marques d'usure près de la poignée et les traces d'une ancienne peinture vert foncé. Pas de grille ou de petit guichet de surveillance, comme on en trouve dans les cellules de prison ; c'était sans doute bon signe. Le long d'un mur latéral, une armoire métallique – vide, après vérification, et une chaise d'un modèle désuet, de type scolaire ; de l'autre, une poubelle en plastique, vide elle aussi. Le sol était de béton lisse, damé en petits carrés alignés, une petite flaque d'eau stagnait dans un coin. La pièce avait si peu de signes distinctifs qu'il aurait pu se trouver dans un entrepôt, dans le sous-sol d'une maison, ou bien n'importe où ailleurs. Mais le mobilier vide évoquait les équipements d'une organisation.

Niall remarqua une rainure entre le bas de la porte et le sol, et en collant sa joue contre le béton il obtint un aperçu infime de ce qui se trouvait de l'autre côté, une tranche horizontale de quelques millimètres de hauteur. L'endroit était éclairé, et il ne voyait pas de pieds campés devant la porte ; mais son champ de vision ne lui permettait pas d'en apprendre plus. Etait-ce une autre pièce, un couloir, une cour ?

Avec beaucoup de précautions, Niall testa la poignée de la porte ; elle s'abaissa docilement, mais quand il la tira avec délicatesse vers lui elle ne bougea pas d'un pouce – heureusement elle ne heurta pas le chambranle en jouant dans son logement, ce panneau en métal devait émettre des grondements de tonnerre au moindre choc. Autant ne pas attirer l'attention tout de suite.

Il fouilla ses poches ; bien entendu, on lui avait confisqué son écran personnel, ainsi que son portefeuille. Mais il lui restait sa ceinture, et il sourit. Depuis des années, il portait en permanence sur lui un modèle conçu pour des usages très particuliers, plus par nostalgie et envie de rêver que par besoin. Son heure était à nouveau venue... La boucle et l'ardillon étaient démontables, et quelques instants plus tard il tenait dans sa main une tige métallique et un petit crochet.

La serrure n'avait pas l'air difficile, mais c'était une autre affaire de la crocheter sans faire de bruit. Pourtant le silence était d'une importance vitale – sans l'effet de surprise, il ne pourrait pas faire grand-chose contre ceux qui l'attendraient de l'autre côté. Et vu les circonstances qui l'avaient amené ici, il était vraisemblable que tôt ou tard, il fasse de mauvaises rencontres.

Agenouillé devant la porte, il se mit au travail, tout en comptant toujours les secondes. Un véritable exercice de concentration pour moine zen, ou saltimbanque. Il avait à peine trouvé une prise que le bruit de pas se fit à nouveau entendre dans le couloir – cela faisait 355 secondes, près de six minutes entre deux passages. En espérant qu'ils soient réguliers. Niall se releva en vitesse, rangea ses outils dans sa poche, et se prépara à frapper, plaqué à côté de la porte, là où elle le dissimulerait en s'ouvrant.

Comme la fois précédente, le bruit de pas diminua et finit par disparaître. Cela devait être un couloir. Niall reprit à zéro son compte des secondes, et retourna à la serrure. Heureusement la mécanique n'était pas très complexe, et 176 secondes plus tard, le pêne jouait librement.

Avant d'ouvrir, il eut une brève hésitation. Et maintenant, comment faire ?

Il pouvait se lancer à l'exploration des lieux, en cachant le bracelet qui entourait toujours son poignet droit ; ou bien attendre que l'on vienne le chercher, et tenter de s'emparer des armes de ceux qui entreraient. Il avait encore mal des coups reçus, et les aurait volontiers rendus au premier qui se présenterait, mais ses chances seraient maigres plusieurs hommes armés venaient le chercher.

203, 204...

Il entrebâilla la porte silencieusement, jeta un coup d'œil dans l'embrasure. Il vit un couloir éclairé au plafond par des ampoules blanches, à la peinture aussi peu soignée que celle de la pièce où il se trouvait. Un peu de lumière naturelle arrivait par des soupiraux placés en hauteur – on se trouvait donc en sous-sol. De part et d'autre de la porte, le couloir se poursuivait sur une dizaine de mètres, entièrement vide, et faisait un coude. Quelques portes en métal ponctuaient les murs.

Niall referma en douceur la porte et attendit. Au bout d'un peu plus de 500 secondes, il entendit à nouveau la sentinelle approcher par le côté droit du couloir. Il la laissa passer devant la porte et s'éloigner vers la gauche, et ouvrit la porte juste à temps pour voir disparaître le dos d'un homme vêtu d'une tenue noire, portant une arme au côté. Il s'engagea dans le couloir à sa suite, laissant la porte de la cellule entrebâillée, et parcourut l'espace qui le séparait de l'angle aussi vite qu'il le pouvait. Il glissa d'abord la tête : c'était un deuxième couloir, construit à l'identique. La sentinelle n'était qu'à quelques mètres de lui... En quelques enjambées, Niall la rattrapa et cogna à l'arrière de la tête, sans se retenir. Le coup porta mais ne l'assomma pas. Niall bloqua le cou de l'homme qui titubait, et serra ; le garde se débattait et essayait en vain d'appeler à l'aide, la glotte bloquée, mais l'étranglement sanguin fit effet rapidement. Dès qu'il devint flasque, Niall relâcha sa prise – quelque chose lui disait qu'il était préférable de ne pas le tuer. Il traina le corps aussi vite qu'il put dans la cellule d'où il était parti. Là il se déshabilla et passa l'uniforme de l'homme, qui était plus corpulent et moins grand que lui, et sentait la sueur. En relâchant la ceinture, il pouvait faire descendre le bas du pantalon presque jusqu'aux chevilles, il faudrait faire avec.

Beaucoup de gens imaginent que l'uniforme procure une armure protectrice à ceux qui le revêtent. Mais Niall n'avait pas du tout cette impression, tandis qu'il montait les escaliers menant au rez-de-chaussée, et qu'il essayait de passer inaperçu au milieu des gens qui circulaient dans le bâtiment, certains dans le même uniforme que lui, d'autres en civil. Heureusement, il ne semblait pas d'usage de questionner les allées et venues de ceux qui travaillaient ici, tout le monde affichait un air affairé. Il tâcha de ne pas dévisager ceux qu'ils croisait ; chaque regard lui semblait suspicieux.

Le bâtiment était un vrai dédale, sans aucune marque de reconnaissance ; le rez-de-chaussée était composé de bureaux numérotés, sans noms, et de pièces ouvertes aux allures de salles d'attente où il aperçut quelques costauds – peut-être ceux qui l'avaient kidnappé. Ils devaient venir ici pour débriefer, ou prendre leurs instructions. Alors qu'il envisageait de se glisser dans l'une de ces salles pour en apprendre plus, il aperçut, derrière une porte vitrée, la lumière grise du jour qui passait : une sortie. Il eut une brève hésitation, puis le bon sens prévalut; qui pouvait savoir combien de temps s'écoulerait avant que l'on ne retrouve le gardien qu'il avait assommé. L'alerte était peut-être déjà donnée... Il se dirigea vers la sortie, poussa la porte vitrée, salua de la tête le garde de faction et sortit une cigarette d'une des poches de son uniforme d'emprunt. Il l'alluma, tira une bouffée d'un air vacant, en s'éloignant un peu de la porte d'entrée qui ne portait aucun sigle ; quand l'homme regarda dans une autre direction, il s'éclipsa au coin de la rue sans se hâter.

Il mit peu de temps à s'orienter : il se trouvait en plein centre ville, parmi les vieux bâtiments de pierre blonde qui abritaient banques, sièges d'entreprises et administrations. Sous les logos des Corpos, l'entrée de chaque bâtiment était gardée par des gens qui portaient le même genre d'uniforme que lui. Il mémorisa l'adresse qu'il venait de quitter pour des recherches futures, et partit vers chez lui.

On lui avait pris ses affaires, mais la serrure à reconnaissance optico-vocale le reconnut et le laissa rentrer chez lui. Il se changea et prit un peu d'argent, puis se rendit chez un commerçant du quartier pour acheter un nouvel écran personnel d'une marque bon marché. Il s'installa avec son nouveau matériel dans le café voisin, dont il était le seul client en ce milieu d'après-midi, et se reconnecta à ses comptes.

Pendant qu'il était dans ce mystérieux entre-monde, il avait reçu beaucoup de messages pour juste une matinée.

Le premier était de Dany. Il était rare qu'elle l'appelle spontanément, et il écouta avec curiosité.

"J'ai continué de chercher des choses sur ton dossier, au cas où ça puisse présenter de l'intérêt pour toi; et en creusant sur le nommé Woodblock, j'ai trouvé des choses bizarres. En fait, je crois que ce type n'existe pas... Bien sûr il y a des enregistrements à son nom dans plein de systèmes différents, des signes d'activité, des débits de paiements, de déplacements, des papiers officiels, un enregistrement aux impôts, quelques réseaux sociaux ; mais quand on regarde bien (enfin quand moi, je me suis penchée un peu là-dessus), il y a des schémas qui se reproduisent, des détails qui seraient être aléatoires et ne le sont pas vraiment. J'ai fait une analyse systématique, et j'estime à 84% les chances que toutes ces traces soient les résultats d'un algorithme. Ça veut dire que rien n'est vrai, ce sont des simulations que quelqu'un de balèze a glissées un peu partout pour faire croire à l'existence de l'hypothétique John D. Woodblock. Quelqu'un de vraiment très fort : ce n'est pas une fausse identité classique, le type a un historique qui remonte à des années, entièrement artificiel... Dans quel genre d'emmerdes es-tu en train de te fourrer ?"

Niall grogna, se massa une côte encore douloureuse. Merci Dany, je me doute que Woodblock n'est pas son vrai nom. Une chose est sûre, les emmerdes sont réelles.

Le deuxième message venait de Helen. Dès le début il sentit que ça n'allait pas, il y avait une tension désagréable dans la voix de son ex-femme.

"Niall, je ne sais pas ce que tu as encore fait, mais il faut que tu laisses notre fille en-dehors de ça. Je viens de récupérer Elsie à son école, quand je l'ai trouvée il y avait un type qui discutait avec elle, plutôt le genre sérieux et bien habillé. Elsie m'a dit qu'il lui a raconté une histoire sur toi. Il dit que tu dois faire attention aux Loups, je ne sais quel conte de fées comme quoi tu en aurais dérangé un mais il est avec une meute, et ils ont la dent dure. Il est parti quand je suis arrivée, sans me dire un mot, juste un salut de la tête, mais il m'a fait froid dans le dos. Ces conneries sur des loups doivent cacher quelque chose d'autre que je ne comprends pas, mais je sais reconnaître une menace quand j'en entends une. Peu m'importe que tu aies replongé dans ton ancien business ou dans une combine encore plus foireuse, il est hors de question qu'Elsie y soit mêlée ! Tu as intérêt à changer quelque chose, et vite.

Niall se remémora le logo de Wilk Group, un loup sur fond de sapin. Pas besoin de chercher longtemps pour trouver ce que voulait dire "Wilk" en polonais... La menace était claire, et le fait qu'ils soient allés trouver sa fille le mit dans une rage folle.

Il se leva et sortit du café, avec une seule envie : démolir la gueule du premier connard qui se présenterait. La patronne eut un mouvement de recul en le voyant passer.

– À suivre

Corpos (7 et fin)

Corpos (5)