Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

La Croisée des Chemins (2)

Edvin arriva en retard dans la salle où se tenait le conseil de village. On avait disposé en cercle des chaises apportées de maisons voisines, et une vingtaine d'hommes y étaient assis. Des chandelles éclairaient les visages, qui s'étaient tournés vers lui. Edvin avisa Luvik, son voisin, et s’assit à côté de lui. Le petit homme lui fit de la place et lui adressa un clin d'œil – il avait toujours trouvé ces conseils assommants.

Le vieil Otmer prit la parole. C'était un homme puissamment charpenté, aux cheveux blanchissants, au visage tanné par le vent et le froid. Le conseil des chefs de famille avait décidé de se réunir chez lui, car Ribalt était toujours entre la vie et la mort. Otmer s'était installé parmi les premiers sur ces terres, il avait défriché son propre lopin de terre quand il n'y avait encore que la forêt. Ses six fils s’étaient ensuite établis dans le voisinage, des gaillards travailleurs et soudés autour de lui : Erling, Otmer le Jeune, Bjorn… Ils formaient la famille la plus influente du village, mais le vieil Otmer n'avait jamais voulu du titre de chef, préférant cultiver ses terres et s'enrichir – modestement, disait-il – par le négoce.

— Bon, on ne va pas tourner autour du pot toute la soirée. Vous avez entendu les hommes de Yarving : quelqu'un sait-il de quoi ils parlent ? Vous l'avez vu, ce magot ?

En silence, tous les hommes autour de la table firent "non" de la tête ; Edvin les imita, avec une pointe de culpabilité. Mais ce n'était pas le moment de chercher les ennuis. Otmer reprit.

— Je m'en doutais. Si quelqu'un avait trouvé tout ce fric, il ne serait pas resté ici à regarder tomber la neige. Du coup, on n'a rien à donner pour calmer Yarving, à part nos propres biens.
— Tu as peut-être de l'argent en réserve pour les brigands de passage, mais pour ma part je n'ai rien à offrir, intervint Osbern, un homme à la mine sombre et aux épaules voûtées. Et si on leur remet les boeufs du commun, comment labourer nos champs ? A la main ça mettra des mois ! Il y avait des saisons difficiles, mais là on va crever de faim.
— Et le coureur des bois dans le coin, qui négocie des fourrures, il n'a pas la moindre pièce d'argent ? Ça se vend bien, le renard…
— Les marchands de Heimark font tout le profit dans ce commerce, se défendit Edvin. Quant à moi, sans fonds pour acheter chez les clans libres, je n’ai plus de travail.
— Ouais, la disette dans une saison, c'est quand même mieux que de se faire ouvrir la gorge dans trois jours, intervint Luvik. Vous savez combien ils sont dans la bande de Yarving ? On parle de plus de cent combattants. Et nous, on est une petite vingtaine autour de cette table, et à peine la moitié ont l'expérience des armes.
— Si au moins on pouvait se fier aux vétérans, marmonna Osbern en jetant un regard de biais à Edvin.

Otmer pianotait sur la table avec impatience.

— Bande d'imbéciles ! Nous n'affronterons pas une force pareille avec nos petits bras, même si nous avons des fils robustes qui se joindraient à nous. Nous devons demander de l'aide sans tarder. Il y a un fortin de l'Ordre à Tour-Sonborg ; Eker de Valkerst commande à une troupe nombreuse ; et au pire, les villages de Neuberg ou Sonborg pourraient nous prêter main-forte. Envoyons des émissaires, des hommes sérieux pour nous représenter auprès de l'Ordre et du seigneur de Valkerst. Qui se porte volontaire ? — Il faudra sûrement se faufiler dans les bois pour éviter les hommes de Yarving, ajouta Osbern.
— J'irai à Tour-Sonborg, déclara Ettem, un des plus anciens colons. Il marchait souvent à travers bois pour rattraper ses bêtes, et tenait seul sa ferme malgré son âge.
— Et moi à Valkerst, dit Luvik d'une voix forte. Edvin le considéra avec surprise – son voisin faisait partie des colons de la deuxième vague, ceux qui n'avaient pas affronté les barbares.
— Il faut bien que quelqu'un se dévoue, glissa Luvik à Edvin.
— Mais tu ne sais pas te battre ! chuchota Edvin.
— Ce n'est pas dans mes plans...

Otmer approuva de la tête.

— Restent les villages. Qui se dévoue ?

Le silence se fit ; chacun jetait des coups-d'œil obliques pour vérifier s'il était observé, si d'autres hésitaient. Le vieil Otmer soupira.

— Pour un coureur des bois, ça devrait être facile. Edvin, tu n'as rien dit ?

Otmer parlait d'un ton neutre, mais Edvin lisait moins d'indulgence sur les visages des autres. Certains faisaient même une moue sceptique.

— Je m'en charge, répondit-il enfin.
— Hé bien, nous voilà sauvés, fit Osbern d'un ton grinçant. C'est vrai, ce que racontait le hors-la-loi tout à l'heure? Que tu as déserté l’armée du Duc ?
— Tu as déjà affronté un Weir ? Personne ne peut dire ce qu'il fera face à une de ces horreurs.
— Ce sont des légendes !
— Tu me traites de menteur ?
— Arrêtez-ça tout de suite ! tonna Otmer. Les mots d'un hors-la-loi ne doivent pas nous dicter notre conduite. Edvin... fera l'affaire. Maintenant, les volontaires, allez embrasser votre femme et vos enfants, et partez dès que possible. On n'a pas toute la semaine.


— Ils vous ont laissés tomber ? Ça ne m’étonne pas des couards de Neuberg. Et à Sonborg ?
— Ils se sont défaussés sur l’Ordre, qui a sa tour juste à côté. Pour être honnête, la plupart ne sont que des paysans, ils n’ont aucune raison d’aller se faire massacrer pour nos beaux yeux.
— Tous ces Nordiens si fiers de leur solidarité... Une fois au pied du mur la chanson est différente !

Efi parlait avec animation, tout en vidant un gobelet de la bière fade brassée à Valkerst. Elle en gardait toujours un tonnelet dans sa cahute, et ils en avaient descendu plusieurs ensemble, à l’époque de leur association en affaires. Fine et pâle, Efi parlait par salves, en jetant des coups d’œil fréquents autour d’elle. La méfiance semblait une seconde nature chez elle, Edvin l’avait toujours connue ainsi, sur le qui-vive.

— Pour tout te dire, ce qui me soucie le plus, ce n’est pas que Harman m’ait reconnu. Je n’avais pas très bonne réputation à Groenvald de toute manière.
— Il t'a accusé de désertion devant tout le monde ! On peut difficilement faire pire.
— Hé bien... Je me demande si toute cette affaire n’est pas de notre faute. Ce butin que Yarving réclame, n’est-ce pas celui que nous avions trouvé dans cette combe du bois au Chouettes ?
— Le trésor de guerre barbare ? Ça m’étonnerait ! Et de toute façon il ne nous en reste rien, les Borags t’ont repris ta part, et j’ai laissé ma chemise dans cette expédition Orientale l'an dernier.
— N’empêche, je ne crois pas à la coïncidence.
— On était plusieurs à s’intéresser à ce magot à l’époque, Yarving a pu en avoir vent. Ce genre de type réclame le bien des autres comme si c’était sa propriété.
— Au point de venir rançonner tout un village ?
— Il a déjà osé pire.
— Sans doute. Mais je sens quelque chose de bizarre là-dedans.
— Bizarre ou pas, tu ferais bien de te tirer avant que ça tourne mal.
— Impossible, ma femme et mon fils sont coincés là-bas. Avec un peu de chance, l'intervention des chevaliers du Cercle...
— Tu comptes sur ces raclures ? Il n'est jamais rien venu de bon des gens de l'Ordre. Edvin, cette histoire pue la mort ; je vais m’éloigner de la région pour quelque temps. Tu devrais en faire autant !


Otmer remplaçait désormais Ribalt, toujours sans connaissance, avec l’accord tacite de tous, et le conseil se réunissait chez lui. Au matin du deuxième jour, ils entendaient les rapports des envoyés.

Ettem était revenu de la tour de l’Ordre avec de mauvaises nouvelles : le commandeur récemment nommé ne l’avait pas cru, et avait refusé d’envoyer la moindre troupe pour protéger Groenvald. Il s'inquiétait plus d'incursions de Borags venus de la frontière Nord que de ce "péril imaginaire". Le vieil Ettem avait imploré, juré, pleuré même, mais il n’avait pas fléchi le commandeur, qui l’avait fait expulser brutalement de l’audience.

Edvin n'apportait rien de mieux. Le récit des discussions avec les villages voisins souleva des commentaires aigres, mais les plus avisés n’avaient jamais compté sur cette piste.

Luvik, parti à Valkerst, n’était toujours pas rentré.

Le silence se fit peu à peu. Finalement Otmer grogna :

— À mon avis, il ne faut pas espérer grand-chose de Valkerst ! Les cavaliers d’Eker ne lui servent qu’à se faire mousser dans des expéditions contre les clans libres, il se fiche bien des colons.
— Il a quand même porté secours aux villageois de Kaldem quand leur chef avait été enlevé par les Borags ! rappela Ettem.
— Kaldem paye quatre fois plus d’impôts que nous ! Ils ont de la bonne terre noire à cultiver, pas du sable comme ici. Il n’a pas bougé un pouce lors de l’épidémie de blémie qui a décimé nos moutons.
— Notre bétail l'indiffère, mais sûr qu’il ne tolérerait pas des maraudeurs sur ses terres.
— N'importe quoi !

La discussion s’échauffait quand un bruit fit dresser l’oreille à tous : le claquement de sabots ferrés sur les pavés de la place du marché. Plusieurs cavaliers.

En hâte les membres du conseil sortirent de chez Otmer ; ils se massèrent autour de la place, rejoints par les habitants du village.

Les trois cavaliers ne portaient pas la livrée et les couleurs du seigneur de Valkerst, ils étaient armés de bric et de broc, leurs cheveux tombaient en mèches grasses sur leurs épaules. Ils firent le tour de la place, d’arrêtèrent devant la maison d’Otmer, et l'un d’entre eux fit basculer à terre le fardeau calé en travers de sa selle.

C’était le cadavre criblé de flèches de Luvik.

– À suivre

La Croisée des Chemins (3)

La Croisée des Chemins (1)