Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

La Croisée des Chemins (1)

Ils arrivèrent à Groenvald un jour de marché. C'était l'automne, et de temps à autre le vent du nord fouettait les visages et les manteaux, apportant la dureté de pays lointains et encore plus froids. Les cinq hommes se présentèrent par la route du sud, et quelques commerçants remarquèrent ce détail inhabituel. La plupart des voyageurs venaient du Nord et y retournaient, car c'était là que se trouvaient le fort de Tour-Sonborg et la bourgade de Valkerst, première étape sur la route de Heimark. De l'autre côté, les routes se perdaient dans les collines et taillis.

Tout le monde les suivit des yeux tandis qu'ils traversaient la place, et la cacophonie des vendeurs et des animaux s'assourdit étrangement. Leur allure attirait l'attention : peut-être les armes grossières qui pendaient à leur côté, gourdins, glaives et hachettes ; sans doute l'arbalète accrochée à l'épaule du grand échalas qui les menait ; et certainement les trois balafres parallèles qui marquaient son visage. Ils adressaient de mauvais sourires aux lavandières et aux enfants qu’ils croisaient, et leur démarche chaloupée trahissait l’habitude de parcourir de longues distances.

Le balafré se campa tranquillement au milieu de la place, attendit un moment pour s'assurer qu'il avait capté suffisamment de regards, et déclara d'une voix forte :

— Braves gens, nous souhaitons voir votre chef ! On doit discuter d'un sujet important avec lui.

La gouaille du ton démentait le formalisme des paroles, qui résonnèrent dans le silence. Puis quelqu'un bougea du côté de l'enclos à moutons, et un homme grand et rougeaud, vêtu grossièrement de laine et de fourrure, se dirigea vers le nouveau venu. Il déclara d'une voix qui grondait comme s'il avait une bronchite :

— Je dirige ce village. Qui es-tu, et qu'est-ce que tu me veux ?

Les deux hommes se toisèrent, et le balafré répondit en prenant son temps.

— Si tu es le chef, tu es certainement au courant de tout ce qui se passe ici.
— Sans doute. Tu ne m'as pas dit ton nom, étranger.
— Il ne te dirait rien. Retiens plutôt le nom de celui qui m'envoie : Yarving le Borgne, tu dois connaitre ?
— Et moi je suis Ribalt, ton patron doit connaître mon nom. Qu’est-ce qu’il nous veut ?
— Vous avez quelque chose qui qui lui appartient. Yarving avait… déposé un peu d'argent dans les environs, trois fois rien, mais il ne le retrouve plus. La seule explication possible, c'est qu'un villageois de Groenvald a mis la main dessus.
— Jamais entendu parler d'une histoire pareille. Yarving a confondu avec un autre endroit, grogna Ribalt.
— Ou alors, quelqu’un t’a fait des cachotteries. M’est avis que tu pourrais mieux tenir tes gens.
— Ton avis, tu peux te le...

Rivait s’effondra au milieu de sa phrase ; l’un des autres hommes s’était glissé derrière lui et l’avait frappé violemment à la tête. Le balafré le roua de coups de pieds, pendant que ses quatre compagnons défiaient les villageois. Bientôt le chef du village ne bougea plus, son visage était couvert de sang.

Le meneur se redressa et reprit son souffle.

— C’est un avertissement ! Aujourd’hui on vient juste parler, mais notre patience a des limites. L’un d’entre vous a pris ce qui nous appartient, vous avez intérêt à nous le rendre d’ici trois jours. Sinon, on viendra se servir...

Un silence médusé lui répondit.

Les hors-la-loi parcoururent la place du marché, le balafré fixait ceux qu’il croisait jusqu’à ce qu’ils baissent les yeux. Il s’arrêta devant un homme qui vendait des fourrures de renard.

— Dis-donc, toi, on se connaît !

Edvin sursauta. Il étudia le visage de l’homme sans trouver la cause de l’étrange familiarité.

— Mais si ! L’ost de Heim, on était dans la colonne de Karjan pendant la Conquête. Magnar Edvinsson, c’est bien ton nom ? Comment aurais-je pu oublier...
— Je m'appelle Edvin, répondit l’intéressé d’une voix mal assurée
— Foutaises ! Harman éleva la voix. Cet homme s'appelle Magnar, c'est un sale déserteur ! Alors, enfoiré, tu pensais ne jamais me revoir ?
— Le weir…
— J’ai survécu à l’embuscade. Évidemment, tu n’étais plus là pour le voir ! J’y ai reçu ces décorations, dit-il en désignant les cicatrices qui lui barraient le visage.

Edvin ne répondit pas, figé sur place. Harman, le compagnon d’armes qu’il voyait mort, était devenu ce hors-la-loi défiguré ? Sa voix revenue des enfers l’accusa :

— Face au danger, il a pris la fuite en se faisant sous lui ! Tu parles d’un faux frère... Si vous êtes tous comme lui, ça fait un beau ramassis de lavettes !

Harman riait encore d’une voix discordante, quand il disparut avec ses compagnons au coin du sentier qui repartait vers le Sud.


Edvin poussa la porte et entra à pas lents dans sa maison de rondins. Njord, son fils, l'accueillit d'un "Salut papa !" auquel il ne répondit pas.

Les regards. Les regards, et les chuchotements. Certains avaient froncé les sourcils, d'autres étaient restés inexpressifs, mais tout le monde avait bien pris note des paroles du hors-la-loi. Dans ce pays rude, passer pour un faible ou un couard pouvait mettre un homme au ban de sa communauté. S’ajoutait à cela le risque de pendaison – les lois de Heim étaient sans pitié pour les déserteurs.

Edvin se versa de la bière aigre, but distraitement en regardant dans le vide. Il revivait en pensée le moment où il avait été brisé, quand il avait fui dans une panique abjecte. La même sensation le poursuivait depuis : fébrilité d'une bête traquée, certitude qu'un jour où l'autre le péril sans nom finirait par le retrouver. Qu'il deviendrait à nouveau une loque pleurnicharde, prête à toutes les lâchetés pour sauver sa peau.

La porte s'ouvrit, et Grita entra, un panier plein de légumes à la main. Il évita son regard – sûr qu'elle avait assisté à la scène sur la place du marché, ou pire : on la lui avait racontée. Que deviendrait-elle s’ils devaient fuir du village, ou si l’Ordre venait le châtier ? Pourrait-elle supporter les racontars, les airs entendus des commères, les avances de brutes comme Ribalt ou Torvelt ? Accepterait-elle de mener une vie de fugitifs avec lui et Njord ? Et puis il y avait ce Yarving. Si c’était bien le chef de bande dont tout le monde parlait, il commandait à des dizaines de proscrits. Les anciens du village tenteraient de négocier un tribut, mais Yarving cherchait autre chose, que personne ici ne pourrait lui donner. Il faudrait peut-être se battre pour protéger, sinon tout le village, du moins les siens. Edvin en serait-il capable ?

Une noire certitude se faisait jour en lui ; la fin de la route approchait. Il avait longtemps réussi à fuir, mais les issues manquaient désormais. Peut-être valait-il mieux que Grita et Njord ne vivent pas, plutôt que de participer à sa déchéance.

La porte s'ouvrit sur une vieille femme vêtue de la robe grise à capuche des errants dédiés à la Grande Mère. Ses cheveux tombaient de côté en une tresse grise.

— Bonne journée, Edvin Magnarsson ! lança-t-elle d'une voix éraillée. Que le soleil de la Déesse brille sur toi !

Edvin eut l'impression que son champ de vision s'élargissait, que des volutes noires se dissipaient dans la clarté de la fin d'après-midi. Les idées de mort qui l’agitaient disparurent. Il voulut répondre, mais les mots ne venaient pas.

— Tu n'as pas oublié, mon garçon ? J’ai proposé de te tirer les tarots, et tu as quasiment accepté.
— Je n’ai pas le cœur à ce genre de distraction. Mais tu peux rester pour dîner, ajouta-t-il, car c’était l’usage d’offrir l’hospitalité à une errante.
— Dommage. N’est-ce pas un bon moment pour interroger ta destinée?

Sans plus commenter, elle s'installa à leur table, et Grita apporta quatre tranches de pain noir et une marmite de ragoût. Le repas fut ponctué de questions de la vieille femme sur la vie dans la région, les récoltes et les événements récents. Njord ouvrait de grands yeux comme un chiot la première fois qu'il rencontre une oie, intérêt et crainte mêlés. Grita, elle, l’observait avec un sourire sceptique. Elle n’avait n’avait pas mâché ses mots auparavant : « Donne-lui à manger si tu veux, mais qu’elle ne s’approche pas du coffre! »

Ils apprirent qu’elle se nommait Hedvi, qu’elle parcourait depuis plus de six hivers les environs de Karila et les villages de la frontière Nord. Elle dormait la plupart du temps chez des villageois, parfois dans des étables, et de temps à autre sous les haies des chemins. Edvin menait une existence similaire lors de ses tournées chez les clans libres.

Pour finir Grita apporta quelques beignets, et Njord demanda :

— Hedvi, est-ce vrai que tu sais voir l’avenir ? Ça doit être génial !
— Crois-tu ? Elle gloussa, un beignet à la main. Imagine, jeune homme, que tu traverses à pied une montagne immense, sauvage. Ton chemin passe entre des trous et des ravins, où une chute peut être mortelle. Tes compagnons marchent les yeux bandés. Tu essaies de les prévenir des dangers, de leur indiquer le chemin, mais tes paroles ne veulent rien dire pour eux, car ils ne voient pas ce que tu leur désignes. Malgré tes avertissements, ils marchent trop vite, et même les plus proches de toi, parfois, mettent le pied dans le vide et tombent dans le précipice. Voilà ce que c’est, de voir l’avenir. Sans compter que la plupart du temps, je ne vois rien non plus...
— Vous racontez des histoires, grogna Njord.
— Ce n’est pas toujours ainsi. Il arrive que j’intervienne à temps, ou qu’un compagnon de marche voie un peu à travers son bandeau.

Elle fixa Edvin, qui se souvint des pensées noires que la vieille femme avait chassées.

— Les chemins de cette montagne ne vont pas droit, et il leur arrive de se croiser. On peut alors choisir son destin, si on sait s’emparer de l’occasion, conclut-elle.

Et elle engloutit un autre beignet.

– À suivre

La Croisée des Chemins (2)

Traversée de l'Andalousie par le Nord-Ouest (5)