Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Disparus (1)

Dans un crissement de freins, le bus blindé s'arrêta devant l'enceinte d'une résidence sécurisée. Aussi prévenant qu'inutile, un gardien s'avança jusqu'au marchepied, et la bande d'Annie descendit en gloussant : trois gamines sûres d'elles, déjà maquillées et pomponnées comme des adultes, qui s'engouffrèrent dans la porte cochère à peine entrouverte, sous la surveillance des caméras et des détecteurs de mouvement.

Restée seule au fond du bus, Lisa retint un soupir de soulagement. De plus en plus souvent, les trois pestes s'en prenaient à elle pendant le retour de l'école. Maman lui avait dit de ne pas répondre, de ne pas s'abaisser à leur niveau. Mais elle avait beau faire comme si rien ne l'affectait, se composer une mine imperturbable, elle se sentait salie par les moqueries et les sarcasmes, par leurs airs entendus quand elles la regardaient, commentaient sa robe ou sa coupe de cheveux.

Enfin tranquille, elle sortit une liseuse de son sac et reprit le chapitre en cours; elle se passionnait pour une série, "Les Compagnons des Tropiques", qui racontait les aventures d'un groupe d'adolescents dans des pays exotiques. Elle avait déjà chargé une quinzaine de ces romans dans sa liseuse, qu'elle reprenait tour à tour en attendant la sortie de nouveaux épisodes. Lisa s'y plongeait quand les parents commençaient à se disputer le soir, ou quand ils décidaient de parler de "choses sérieuses". Elle passait de longs moments de rêverie à tenter de résoudre avant la fin les énigmes imaginées par l'auteur. Par-dessus tout, elle aimait ces histoires où les jeunes se débrouillaient mieux que les adultes parce qu'ils étaient plus imaginatifs, moins conventionnels. Et sous les tropiques, dans les Caraïbes ou en Asie du Sud-Est, la vie semblait tellement plus simple : les héros se promenaient librement dans des rues bigarrées, marchaient le long de plages immenses, ou se retrouvaient au bord de rivières où ils pêchaient et se baignaient.

Elle n'avait pas cherché à se renseigner sur la réalité de ces pays aux noms évocateurs – Thaïlande, Hong-Kong, Costa Rica... Peut-être, dans un recoin de son esprit, soupçonnait-elle que la vie n'y était pas aussi rose que dans ses livres; sans doute préférait-elle laisser durer l'illusion.

De temps en temps elle levait les yeux pour se repérer ; si elle laissait passer son arrêt, le chauffeur ferait un détour pour la déposer, mais elle n'avait pas envie d'essuyer ses reproches. Aujourd'hui c'était un gros homme avec des lunettes de soleil, qui portait son revolver bien en évidence sur le côté, comme s'il faisait partie d'une troupe d'élite. Ceux qui aimaient les armes étaient les plus désagréables.

Le bus passait par les quartiers aisés, il s'engouffrait dans des rues quasiment désertes, où les rares passants marchaient en plein soleil en groupes de trois au minimum, comme l'exigeaient les règles de sécurité. De hauts murs bordaient la rue de part et d'autre, surmontés de piques ou de fil de fer barbelé, chaque porte bardée de matériel de surveillance. Lisa commençait à reconnaitre des bâtiments familiers, un panneau, un rond-point autrefois fleuri, transformé en dôme de béton peint en vert. Un petit noeud commençait à lui serrer l'estomac, devenu familier depuis quelques mois. Avant, son père travaillait dans un bureau, et la famille partait souvent en vacances. Mais il était arrivé quelque chose, qu'il avait expliqué à maman un soir dans la cuisine tandis qu'elle essayait de dormir dans sa chambre. Depuis, il disait qu'il travaillait à la maison; mais quand maman en parlait ça sonnait plutôt comme une sorte de blague pas très drôle.

Désormais ses deux parents travaillaient à la maison - maman disait que "ce n'est pas du tout la même chose" - et ils se disputaient souvent. Quand Lisa rentrait de l'école, il n'était pas rare que le ton ait déjà monté ; alors elle attrapait quelque chose à grignoter à la cuisine et disparaissait dans sa chambre, espérant que l'heure du dîner n'arrive pas trop vite.

Lisa termina son chapitre, leva les yeux, juste à temps pour apercevoir la clôture de la résidence filer sur le côté. Elle appela.

— Monsieur, excusez moi !, de sa petite voix de souris qui agaçait souvent les gens.

— Excusez moi !

Le chauffeur répondit sans tourner la tête ni ralentir.

— Qu'est-ce que tu as?

Sa voix était bizarrement haut perchée, un fausset désagréable.

— J'ai raté mon arrêt, je devrais descendre à la résidence Les Ronces... S'il vous plait.

L'homme ne répondit pas, et pendant de longues secondes Lisa se demanda s'il avait entendu, ou s'il voulait qu'elle redemande plus poliment encore. Finalement le bus changea de route - Lisa, malheureusement pour elle, commençait à bien connaitre cette partie de l'itinéraire - et repartit en direction de la résidence. Une fois devant la porte, il klaxonna une fois et ouvrit la porte sans un mot. Lisa se dépêcha de descendre, et entendit derrière elle le chuintement des mécaniques qui se refermaient, puis le rugissement du bus blindé qui repartait.

Le portail était fermé.

Lisa se mordit la lèvre. On l'avait bien prévenue de ne jamais descendre seule du bus tant que personne n'était sorti pour l'accueillir. Dans la rue, tout pouvait arriver; Ils pouvaient s'emparer d'elle et personne ne pourrait la sauver. Décidément, elle faisait n'importe quoi aujourd'hui.

Nerveusement, elle appuya sur le bouton de la sonnette, laissa le pouce enfoncé plusieurs secondes. De l'autre côté de la porte en métal vert, le silence régnait. La rue était silencieuse, déserte; une tranquillité menaçante, celle de la solitude des êtres sans défense. A ce qu'on disait, Ils se faisaient annoncer par un bruit de pas sur le gravier, mais on ne les voyait jamais avant qu'il ne soit trop tard.

Alors que Lisa allait sonner à nouveau, cette fois-ci avec l'énergie du désespoir, le cliquetis de la serrure résonna, et la porte s'ouvrit sur Ali, le gardien. Il salua la fillette d'un hochement de tête, et marmonna de sa voix râpeuse :

— Désolé petite, j'étais en train de vérifier les systèmes. Passe donc.

L'ombre d'un souci plissait les coins de sa bouche, mais ses yeux lui souriaient.

Quelques minutes plus tard, elle se présentait devant la porte 712, qui portait une plaque au nom de la famille Tramonti et l'orifice rond d'un scanner rétinien. Une fois reconnue, elle entra et défit ses chaussures tout en appelant:

— Maman! Papa! C'est moi !

Certains jours, elle n'avait pas le courage de s'annoncer; heureusement la veille il n'y avait pas eu de dispute. Mais on ne sait jamais, beaucoup de choses pouvaient arriver en une journée.

Personne ne lui répondit.

Pieds nus sur la fraîcheur des tomettes, Lisa remonta le couloir qui menait au salon, poussa la porte, et, après un instant de stupeur, hurla.

À suivre.

Disparus (2)