Histoire au Coin du Feu
Aujourd’hui, je vais vous conter une histoire. Venez, approchez-vous ; vous pouvez vous asseoir par terre, ou sur ces coussins. N’hésitez pas à remplir votre gobelet de vin, de bière ou de lait fraise selon vos préférences.
Dehors le vent siffle et pique, les roues des voitures font crépiter les flaques d’eau, chacun redresse son col et se presse de rentrer chez soi. Le feu rougeoie dans la cheminée comme un gros matou qui s’endort, le porto qui tourne dans ma main a la couleur du grenat, et sa force semble s’émousser à mesure que le niveau descend. Il est temps de commencer.
Il était une fois… Dans une petite ville, à la fin des années soixante-dix, un petit garçon qui lisait tout ce qui lui tombait sous la main. D’ordinaire, cela consistait en un mélange de bibliothèque rose et de dépliants publicitaires, mais un jour il tomba dans les rayonnages sur un livre d’un style différent : « La Machination », de Christian Grenier. Un récit de science-fiction, où il découvrit un genre nouveau qui lui plut beaucoup. Il entama alors l’exploration de nouveaux rayons dans les bibliothèques municipales dont il était déjà un habitué.
Quelque temps plus tard, son école décida de constituer un petit stock de prêt de livres, et demanda aux élèves leurs suggestions. Notre jeune lecteur pensa immédiatement à cet ouvrage, qui lui avait ouvert les portes d’un autre monde. A la fin de l’année, alors qu’il s’apprêtait à changer de ville, d’école et de copains, il eut quand même le plaisir de voir les étagères se remplir de livres, et de trouver parmi eux sa pierre à l’édifice, sa petite recommandation personnelle. Une édition de poche, dans des tons bleus, assez différente de ce qu’il avait lu. Heureusement, après vérification, les mots à l’intérieur étaient les mêmes.
Il partit poursuivre sa vie ailleurs, étudier dans d’autres écoles et lire d’autres bouquins, mais parfois il repensait à ce livre qu’il avait réussi à placer. Quelqu’un le lirait-il un jour ? L’apprécierait-on autant que lui ?
Des années passent, puis quelques décennies. Le jeune lecteur devient un Barde à la barbe grisonnante. Un jour il apprend que l’un de ses amis a passé son enfance dans la même petite ville. D’ailleurs il fréquentait la même école ; en fait, ils ont aussi eu la même maîtresse, à quelques ans d’écart. On s’amuse et on plaisante, on échange des anecdotes autour d’un verre de bon vin. Le Barde reparle de ce livre, de ce sentiment d’une petite victoire quand il l’a vu sur les étagères, juste avant de partir. Son ami réfléchit, et comme il a une très bonne mémoire, petit à petit des souvenirs lui reviennent. La couverture avait bien ces formes nuageuses dans des tons bleus ? Le héros commence dans une sorte d’amnésie, il y a cette histoire de moto, ou de monauto, qui a une avarie…
Mais oui. À des années de distance, le Barde apprend que finalement, sa bouteille à la mer avait trouvé un rivage où on l’avait ouverte et lue. Elle n’aurait pas pu trouver meilleur auditoire que cet amateur de manga, d’imaginaire et de science-fiction, qui a déjà partagé sa passion avec ses enfants. Et sans doute était-il logique, nécessaire qu’ils se rencontrent finalement, bien plus tard et loin de la petite ville.
Est-ce par cette lecture que son ami a acquis ce goût pour la culture de l’imaginaire, qu’il a ensuite transmis ? Difficile à dire ; probablement pas. Mais le Barde ne s’en soucie guère, tout à son ravissement de voir la boucle se boucler. Parfois, dans la vie aussi, les histoires ont des conclusions satisfaisantes.
Edition d’origine
