Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Le Cerveau

Le Cerveau

L’affaire avait commencé aussi normalement que possible, et même quand on a débarqué sur Radusa-M, je n’aurais jamais pu me douter de la manière dont ça allait tourner..

On était partis quelques semaines plus tôt d’un astroport de la ceinture terrienne, dans un de ces petits appareils rapides et mal armés qui servent de quatre-heures aux pirates des mondes extérieurs. Dans notre salle d’embarquement privée, la patronne de l’expédition, une certaine Myriam a fait les présentations. Je me retrouvais au milieu d’un paquet de tronches, des scientifiques avec des spécialités dont je n’avais jamais entendu parler. Je me suis réveillé quand une petite brune a dit : « Ana, linguiste et cryptologue. » Elle était rudement mignonne, mais j’ai pas eu le temps de lui en parler car c’était mon tour.

« Malcolm, pour la sécurité. Appelez-moi Mack. »

Il y en a deux-trois qui ont souri d’un petit air supérieur et je me suis dit les gars, vous ne vous prenez pas pour de la merde, mais je sais comment calmer des sales gosses dans votre genre.

D’ordinaire, je bosse plutôt pour des sociétés de mercenaires, sauf que mes employeurs habituels avaient entendu parler de l’affaire de Deneb 4 et j’étais tricard pour un bon moment. Le chef du squad pro-Hégémonie qui a explosé douze trains blindés amis – toute une gare militaire, en fait – c’était moi. Moralité : toujours vérifier que les GPS sont calibrés sur les paramètres locaux, même si le rond de cuir des appros vous assure que tout est nickel.

Quand la recruteuse de la société ScientiMedia m’a contacté, mon compte était à sec et j’étais grillé sur le marché, même si j’y étais devenu une célébrité à ma manière. Elle m’a fait passer un entretien dans leurs locaux sur Terre, avec service robotique, plantes vertes et eau pétillante, bien plus classe que dans le paramili. La minette était particulièrement bien roulée, et j’ai passé l’entretien à loucher dans son soutif et à l’imaginer dans toutes les positions, pour supporter son topo qui me donnait sommeil. En gros je serais chargé de protéger un groupe de lunetards en expédition archéo, xéno, truc. Pas d’équipe, presque pas d’artillerie : juste moi avec mon flingue et du matos de surveillance bas de gamme. Rien d’excitant, payé à peine deux mille Crédits de l’Hégémonie, mais ça me permettrait de changer d’air, alors j’ai signé sans regarder les détails.

Après les présentations, on a embarqué pour trois semaines d’ennui mortel. D’habitude je voyage avec des troufions, des types simples et francs du collier : quand on veut rigoler, on s’ouvre des bouteilles et on finit à vomir tous ensemble, et s’il y a un lézard, on s’explique. Ça fait passer agréablement le temps d’une traversée.

Alors que là, attention : ces petits chiens savants, c’était pas le genre à boire des trucs forts, et les conversations de table tournaient toujours à la compétition pour montrer qui en savait le plus long. Comme quoi il n’y a pas que les bourrins dans mon genre qui font des concours de bite.

J’ai capté dans leurs discussions que leur société produit des reportages scientifiques : ils gagnent leur argent comme une société de media, mais en plus de ça ils se font du beurre sur les découvertes et les brevets. D’où toutes les têtes d’œuf en plus de l’équipe de tournage. Myriam était une des huiles de la boite, responsable prospection et développement, et elle comptait bien percer les secrets des sauriens mystiques de Radusa-M.

En ce qui me concernait, ils auraient aussi bien pu faire un stage de coiffure pour méduses : tant que je les gardais à l’oeil et que je les ramenais en un seul morceau, peu m’importaient les détails.


On a débarqué sur un astroport secondaire de Radusa-M, indication qu’on n’avait pas le budget pour un meilleur point de chute. Les équipements n’étaient pas très frais mais corrects ; on a laissé trois teckies s’occuper de l’appareil et Myriam a emmené les scientifiques et moi au rendez-vous avec son correspondant. On s’est retrouvés dans une ville peuplée de batraciens bioniques : ça coassait de partout, les rues étaient des canaux couverts de nénuphars, bordés de trottoirs en dur pour les espèces moins aquatiques, et tout puait la vase. Les bâtiments ne ressemblaient à rien et un lac occupait tout le centre-ville, on ne s’y est pas hasardés.

Le type s’appelait Sqgwlax ou un truc du genre, on aurait dit un crapaud de la taille d’un Saint-Bernard, avec une peau vert-bleu couverte de verrues et des yeux globuleux qui surveillaient l’Est et l’Ouest en même temps. Un petit module suspendu au-dessus de lui traduisait en temps réel ses coassements ; j’ai compris qu’il était journaliste scientifique, et qu’il avait un deal avec Myriam pour l’exclusivité de ses articles dans la presse radusienne. En échange il nous avait trouvé deux véhicules et une destination où, nous affirma-t-il, on pourrait trouver des sauriens mystiques « plus disposés à communiquer que la moyenne, ce qui n’est pas grand-chose malgré tout ». Il ne nous vendait pas vraiment du rêve. Quand Myriam lui a demandé s’il comptait nous y accompagner , il a dit très vite, « Non, j’ai un agenda très rempli ces jours-ci », et il m’a semblé que sa peau virait au bleu marine, par plaques.

Les scientifiques ont haussé les épaules, moi j’ai froncé les sourcils : ce gros têtard ne me plaisait pas trop. Je fais seulement confiance aux gens que je peux regarder dans les yeux - les deux en même temps, de préférence. Je restai donc sur le qui-vive.

On n’est pas restés longtemps à grenouiller en ville, le lendemain matin on partait en aéroglisseur à travers les canaux et les marais. On devait les conduire nous-mêmes - les batraciens avaient préféré nous laisser nous débrouiller seuls avec leur matériel. Je m’étais arrangé pour me placer dans le même appareil que la petite Ana, et je scrutais les environs les yeux plissés, la main posée sur la crosse de mon flingue. J’avais déjà bossé dans la sécurité : le gros du boulot consiste à rassurer en donnant l’impression qu’on a le niveau. Pour ça, une oreillette et une bonne paire de lunettes de soleil font plus que des heures au stand de tir.

Au bout d’un moment on a quitté la zone humide, traversé des landes de plus en plus caillouteuses, pour arriver enfin au point où commençait le désert. On suivait un fond de vallée plat où nos aéroglisseurs pouvaient tracer ; ça aurait été une autre affaire si le pilote avait attaqué les énormes dunes qui bordaient notre route, avec nos machines d’occasion, on aurait sans doute calé à mi-hauteur, et redescendu comme une bille de flipper.

En fin de journée, on est arrivé sur un plateau rocheux bordé de falaises. J’avais insisté pour qu’on d’établisse le camp dans cette position en hauteur, qui nous mettait à l’abri des vents de sable, et d’où la vue portait loin. Après tout on ignorait ce qui pouvait vivre dans ce coin, en plus de nos fameux reptiles.

J’ai dirigé l’installation du campement, tentes individuelles et fosses septiques comprises, et je me suis fait un plaisir de beugler sur les crânes d’œuf qui ne creusaient pas assez vite. Avant que la nuit tombe j’ai monté les alarmes et détecteurs périmétriques, sous le regard narquois d’un grand gars qui se la jouait cool, un certain Edgar au coup de pelle mollasson. Il m’a fait :

— Vous craignez quoi au juste, une attaque de mulots ?
— Sais pas, mais je préfère ne pas le découvrir à notre première nuit ici.
— Ce désert n’est habité que par des serpents qui méditent et des petits herbivores. Pas la peine de jouer au dur !
— Ah ouais ? Les cimetières sont pleins de types qui se trouvaient trop malins pour prendre leurs précautions.

Là-dessus j’ai craché dans le sable devant ses pieds pour marquer la fin de la discussion ; il a gloussé et s’est barré. Après dîner, il a sorti de l’herbe et ils se sont tous mis à fumer, à part Myriam qui était partie travailler dans sa tente. J’ai fini par les laisser là, et je les ai entendus bavarder et rigoler de plus en plus stupidement alors que la nuit avançait.

Des hippies, voila avec qui je m’étais embarqué. J’étais le seul type raisonnable pour veiller sur cette bande de drogués et d’intellos.


Mon rôle était d’assurer la sécurité du groupe et plus spécialement de Myriam, leur patronne, mais je m’étais assigné une mission spéciale de protection d’Ana. La brunette profitait de la chaleur du désert pour mettre des tenues plus légères qui confirmaient que j’avais imaginé, et je ne voyais pas de raison de la laisser sans surveillance. D’autant que le gars Edgar semblait lui aussi intéressé.

Elle faisait partie du groupe envoyé contacter les sauriens mystiques, sur les instructions de notre journaliste batracien Skwlox (ou un truc dans le genre). On a descendu à pied une rampe qui menait en bas des falaises, puis suivi l’ombre de la muraille rocheuse jusqu’à un amoncellement d’herbes et de brindilles qui formaient un cylindre haut comme deux hommes et plus large qu’une voiture.

Le vent nous envoyait régulièrement du sable dans les yeux et on devait se draper le visage dans nos écharpes. Du coup on a vu le reptile au dernier moment, alors qu’il ne faisait pas trop d’efforts pour se cacher. Pour une couleuvre c’était un vrai mastard, dressé à la hauteur d’un homme, avec une tête large et plate et le reste du corps habillé d’une sorte de tube en toile de sac. Il fixait l’horizon de ses petits yeux noirs, installé dans son alcôve creusée dans la pyramide d’herbes sèches, parfaitement immobile. Il n’a pas remué d’un poil à notre arrivée, et n’a pas répondu quand je lui ai adressé la parole pour lui demander son nom. Edgar s’est marré, Ana a souri et a déballé des appareils - j’ai compris qu’ils avaient déjà eu le briefing technique pour engager la conversation avec un système à infrarouges.

La discussion était chiante au possible. Le serpent ne bougeait même pas pour péter, mais de temps en temps les appareils enregistraient des réponses à leurs messages, et les scientifiques poussaient des « Ah ! » et des « Oh ! » en échangeant des mots techniques. Je ne quittais pas la bestiole du regard : les reptiles peuvent rester fixes comme des pierres, et d’un seul coup bouger si vite que l’oeil ne peut pas suivre. Je soupçonnais que ce gros machin pourrait avaler un hippie en un clin d’oeil, s’il lui en prenait l’envie. Une fois ou deux, j’aperçus sa langue fourchue qui sortait goûter l’air, furtivement.

Quand j’étais gosse, j’ai vu un film qui s’appelait « L’attaque des lézards zombis mangeurs de cerveaux » ; une bonne petite série B, mais j’en ai fait des cauchemars pendant des années. Les sauriens du film ressemblaient un peu à celui qu’on avait devant nous, il lui manquait juste les brassards nazis (et les bras pour les porter) ; ça me rendait vaguement nerveux.

Finalement Myriam a déclaré : « Il est temps d’y aller. Chacune de ses réponses contient autant de concepts qu’un livre de Hegel, pas besoin de plus le déranger ! » Ils ont levé le camp et j’ai suivi le mouvement.

En remontant, on est passés par un raccourci accidenté qui bordait le ravin ; ça ne paraissait pas conseillé pour des petits marcheurs comme eux, mais je les ai laissés faire — mon boulot c’est la sécurité, pas de faire la nounou. Quand Ana a trébuché sur une pierre instable et a failli basculer dans le vide, je l’ai rattrapée et l’ai tirée sur la terre ferme d’un coup sec. Heureusement je ne lui ai pas déboité la clavicule, ma traction l’a collée contre moi et elle ne s’est pas écartée tout de suite. Elle m’a dit merci avec un joli sourire.

« Bon, vous avancez au lieu de jouer aux alpinistes ? »

Bien sûr c’était Edgar, qui n’appréciait pas notre rapprochement.

Le soir, j’ai tiré au pistolet quelques petits herbivores sauteurs, des genres de wallabies qu’on a fait griller au feu de camp. Tout le monde était de bonne humeur, les scientifiques à cause des travaux de la journée, Ana et moi parce qu’on s’était roulé des patins derrière les tentes pendant que tout le monde se changeait.

Après manger, Myriam est rentrée dans sa tente et j’ai sorti quelques bouteilles de gnôle que j’ai fait tourner, pendant que les hippies recommençaient à fumer leurs saloperies. Tout le monde se marrait bien, et avec la chaleur du whisky dans le ventre, la cuisse d’Ana contre la mienne et un verre à la main, cette histoire de reptiles commençait à bien me plaire. Au moment où on était tous beurrés, Edgar s’est approché et a commencé à me parler comme si j’étais un gardien de prison ou un tueur de petits enfants. J’ai passé un bras autour des épaules d’Ana et je l’ai ignoré jusqu’à ce qu’il fasse des allusions malsaines.

— Hé Mack, tu gardes toujours ton pistolet, qu’il a dit en désignant mon flingue à ma ceinture.
— Je suis en service à toute heure, j’ai répondu en restant calme.
— Ah ouais ? Ou alors, tu ne te sens pas un homme sans ton arme ?

J’en ai eu marre. Je me suis levé et lui ai dit :

— Est-ce qu’on peut juste discuter entre gens raisonnables ?
— Bien sûr, comment souhaites-tu arranger le débat ?
— Comme ça.

Je lui ai collé mon genou dans les parties, il est tombé la bouche ouverte sans un son, l’air moyennement heureux. Ana a poussé un petit cri, et je lui ai dit :

— C’est la meilleure méthode pour calmer les excès de testots… tsetso..
— Testostérone ?
— Ouais, c’est ça.

Tout le monde s’était arrêté de parler et me regardait : c’est le problème avec les scientifiques, ils perdent leur calme pour un rien. J’ai ramassé les bouteilles et suis rentré me coucher, plutôt satisfait de ma soirée.


Myriam m’a sermonné comme quoi la brutalité gratuite ne serait pas tolérée, pendant quelques jours Ana m’a fait la tête, et puis on a repris les opérations où on les avait laissées : le jour on étudiait les sauriens mystiques, et la nuit j’étudiais le corps d’Ana. Quant à Edgar, il me regardait toujours de travers mais gardait ses distances. On m’aurait demandé, à ce moment-là j’aurais dit que tout allait pour le mieux. Comme quoi…

Le saurien d’en bas de la falaise, que j’avais baptisé Bob, a fini par se fatiguer de nos questions. Un beau jour il a arrêté de répondre, et tous les petits scientifiques étaient bien embêtés jusqu’à ce que Myriam décide : « On va en chercher un autre. » Les reptiles, c’est comme les puits de pétrole.

Quelques kilomètres plus loin, on a donc trouvé Bill, qui ressemblait à Bob comme un frère, en encore plus gros. Apparemment ces bestiaux ne s’arrêtent jamais de grandir. Le petit manège a recommencé ; les questions qu’on lui posait étaient plus à ma portée que ses réponses. Un soir sous ma tente, alors que pour une fois on bavardait sans rien faire d’autre, Ana m’a expliqué.

— Le plus mystérieux, c’est l’organisation de leur vie matérielle. Comment ils se nourrissent, comment ils construisent leur habitat, leur vie sociale…
— Ben je suppose qu’ils chassent la nuit comme tous les serpents, non ?
— Si tu regardes bien autour de leurs abris, il n’y a aucune trace d’allées-venues. Comme s’ils ne sortaient jamais de leur pile de brindilles. Juste des traces de rongeurs.
— Et qu’est-ce qu’il en disent, les sauriens ?
— C’est compliqué… On n’a pas encore réussi à traduire tous les termes qu’ils utilisent.
— Ils ne vous enfumeraient pas, des fois ?
— Non, leurs paroles sont pleines de sens ! Tu n’as pas idée du niveau d’abstraction qu’ils maîtrisent… Leur capacité de concentration ferait passer les maîtres zen pour des teenagers dissipés. On est des primates idiots en comparaison.
— Si tu veux savoir ce qu’ils bouffent, on pourrait les surveiller la nuit, j’ai tout l’équipement infrarouge nécessaire. Je peux t’arranger ça demain.
— C’est vrai ?
— Parole de primate.

Si j’avais su où ma brillante idée nous amènerait, j’aurais tenu ma langue.


Le lendemain soir, installé avec Ana sous sa tente, on regardait les écrans de surveillance, qui restituaient les points de vue de la demi-douzaine de caméras et senseurs divers qu’on avait placés dans l’après-midi. On distinguait très nettement la silhouette de Bill le lézard, planté devant son tas de feuilles, dans la même position qu’il gardait toute la journée, raide comme un garde de Buckingham Palace.

Une heure a passé, et on s’emmerdait ferme ; pour m’occuper j’ai passé une main sous les vêtements d’Ana, et sans y penser je me suis retrouvé avec un téton entre les doigts. Elle s’est tortillée en rigolant, et m’a dit :

— Arrête, Mack, je crois que quelque chose a bougé !
— C’est moi qui…
— Non, vraiment !

Elle m’a montré un point sur l’écran ; une forme qui sautillait dans la grisaille, et s’approchait du serpent. Puis elle s’est détachée sur le sable plus frais et j’ai reconnu une musaraigne, une de ces espèces du désert qui se planquent toute la journée à l’ombre. Encore un bond, et elle s’est retrouvée exactement devant Bill. J’ai entendu Ana jurer en tripotant les réglages du détecteur d’activité cérébrale.

— Merde, qu’est-ce qui se passe ?
— Quoi ?
— Le détecteur sature complètement…

Là-dessus, Bill a baissé la tête jusqu’au sol, et il a ouvert grand la bouche. La musaraigne s’est approchée, et elle est montée toute seule dedans, comme si elle prenait le taxi. Bill a refermé sa gueule sur la petite bête et s’est mis à déglutir. J’ai compris ce qui se passait, et ça m’a fait flipper. On s’est regardés, Ana et moi, avec des yeux grands comme des soucoupes.

— Il… Il lui a fait…
— Oui, m’a répondu Ana, que ça n’avait pas l’air d’inquiéter. Maintenant on sait comment ils se nourrissent : en contrôlant l’esprit de leurs proies. C’est une découverte incroyable !

Comme on pouvait s’y attendre, le lendemain on a remporté un gros succès avec notre vidéo. J’ai aussi eu droit à quelques blagues graveleuses de Jorge et Santiago, des chercheurs avec qui j’avais sympathisé autour du feu. Myriam a décidé de poursuivre les observations nocturnes — mais pas dans la tente d’Ana, forcément.

Si j’avais eu les mêmes pouvoirs que Bill et Bob, je voyais bien comment je m’en serais servi, mais quand j’en ai parlé à Ana ça ne l’a pas fait rigoler du tout, elle m’a juste traité d’obsédé sexiste. Bizarre comme les nanas peuvent se braquer des fois.


Notre opération camping dans le désert s’est rapidement transformée en méga-séance vidéo. Je suis retourné en ville acheter un supplément de matos, et on a mis sous surveillance les nids de sauriens de la région. J’ai monté une tente supplémentaire où une douzaine d’écrans montraient en temps réel les activités de tous ces lézards sans bras, sous l’oeil d’une permanence de chercheurs. Myriam était tout feu tout flamme, elle flairait un gros paquet de pognon. Elle nous avait rappelé plusieurs fois qu’on avait signé des clauses de non-divulgation et que la propriété de toute découverte reviendrait exclusivement à la société ScientiMedia.

Pendant deux semaines, ils ont continué d’observer, moi de surveiller et de passer du bon temps dans la tente d’Ana. On a appris que les sauriens mystiques faisaient bosser les animaux du désert à leur service : les musaraignes apportaient à manger et à boire et retapaient à l’œil leur abri de brindilles, des oiseaux à long bec leur picoraient les écailles, et des petits lémuriens tressaient l’habit qui les protégeait du vent du désert.

Un matin, Ana est sortie de la tente des écrans avec une mine réjouie :

— Il faut que vous regardiez, tous ! On a du nouveau !

En moins de deux toute l’équipe s’est regroupée devants les moniteurs, et Ana nous a repassé une séquence filmée juste avant le petit matin. C’était la caméra qu’on avait placée devant la maison de brindilles de Sam, le plus gros saurien que j’ai jamais vu, avec une tête énorme qui pendait comme une haltère au bout de son cou.

À la minute 7:30, il a commencé à trembloter, puis il s’est mis en mouvement. Oui, pour la première fois un de ces foutus mystiques quittait son tas de feuilles ! Malgré la distorsion des images de nuit, on le distinguait qui glissait sur le sable, tête relevée à la manière des serpents. A côté de ce truc-là, nos anacondas passaient pour des nabots.

Heureusement les caméras disposaient d’un système de tracking automatique, on a pu suivre le serpent qui s’éloignait en direction d’une ligne de falaises. Finalement il a disparu dans un trou de la roche, et Ana nous a expliqué qu’il n’était toujours pas revenu ce matin. Edgar a fait, de sa voix de scientifique sérieux :

— Reviens en arrière… Oui là, encore un peu… Regardez !

Tout le monde a poussé des cris, sauf moi qui ai juste fait mine d’avoir pigé. Myriam a fini par dire :

— Incroyable cette flambée d’activité cérébrale… Et juste au moment où il disparait dans la fissure !
— Vous croyez qu’il a émis tout ça ? a demandé Ana.
— Difficile à dire, c’est tellement plus puissant que d’habitude… Il y a une seule façon d’en savoir plus : aller voir par nous-mêmes.

A ce moment-là j’aurais encore pu essayer de les arrêter, mais vous savez comme c’est : il m’aurait fallu une raison sacrément grave, alors que sur le coup tout ça paraissait une bonne idée. Du coup, j’ai suivi le mouvement.


Le temps de s’organiser, on est partis le lendemain matin, alors que Sam n’était toujours pas revenu. Comme la falaise en question se trouvait à plusieurs heures de marche, on y est allés en aéroglisseur. En descendant, j’ai chargé un gros sac à l’épaule ; Ana m’a regardé d’un air curieux mais je me suis contenté de lui sourire. La sécurité, ça consiste d’abord à rassurer.

On a retrouvé facilement le boyau où était entré Sam ; vu de près il était plus large qu’on l’avait imaginé, avec ces serpents géants c’était difficile de se rendre compte de l’échelle. Après un tournant on est tombés sur devant une paroi, et en pressant sur une bosse un des chercheurs s’est rendu compte qu’elle pivotait sur un axe. De l’autre côté, l’air était frais et un peu humide. On s’est avancés et elle a basculé à nouveau derrière nous. Dans la lumière de nos torches, on a suivi le sillage de Sam sur le sable, jusqu’au moment où on a déboulé dans une grotte immense. J’ai entendu Edgar jurer, et même Myriam lâché un « Grands dieux ! ». Faut dire que le spectacle était pas ordinaire.

La grotte était remplie de squelettes. Si vous trouvez que les serpents sont plutôt laids, attendez d’avoir vu leurs mâchoires blanchies, la crête de vertèbres interminable, sans aucun membre… Il y en avait de tous les côtés, on se serait cru dans une grotte de film d’horreur, là où le monstre dévore ses victimes. Je me suis souvenu de « L’attaque des lézards zombis mangeurs de cerveaux ».

Ana a sursauté :

— Là-bas, il y en a un qui bouge !

D’un coup d’œil j’ai compris ce qui se passait, et j’ai fait déguerpir l’espèce de coyote qui mordillait un cadavre de saurien ; avant qu’il se sauve je l’ai transformé en viande hachée d’un coup de revolver, et tout le monde m’a regardé d’un air dégoûté. J’adore mon métier.

En regardant de plus près le saurien mort, on a reconnu notre copain Sam, qui avait eu quelques ennuis – plus précisément, son crâne était ouvert par le milieu. Ça, c’était pas du travail de coyote. J’ai examiné le corps en compagnie d’Edgar qui se prenait pour un doc. Il a dit aux autres, sans me regarder :

— Bizarre, on dirait que la blessure s’est faite vers l’extérieur. La boite crânienne est vide.
— Comme si elle avait explosé, j’ai ajouté. J’en ai vu, des blessures par impact, ça aurait enfoncé les os vers l’intérieur.
— Ou comme si on l’avait ouverte comme une boite de conserve. il n’y a aucun débris de cervelle autour, ou de ce qui leur en tient lieu.
— Un charognard a pu le boulotter, c’est bon la cervelle.

J’ai levé ma lampe torche pour observer les environs. Sam était mort à côté d’une rampe en terre battue humide qui montait doucement. Je l’ai suivie, et en quelques pas je me suis retrouvé sur une plate-forme au bord d’un marécage à l’odeur peu ragoûtante. Des algues et des plantes blafardes poussaient dans une eau boueuse dont j’avais du mal à estimer la profondeur. Le marigot s’étendait aussi loin que ma torche pouvait éclairer.

Il m’a semblé voir quelque chose bouger, et j’ai levé la main pour alerter les chercheurs ; et là je me suis rendu compte qu’ils étaient déjà tous avec moi. Chacun avait son petit commentaire :

— J’ai vu un reflet…
— Non, une lueur !
— Ça doit être un oeil de poisson.
— Je crois que c’est une vraie lumière.
— Éteignez tous vos torches ! a finalement ordonné Myriam. Même vous, Mack, a-t-elle ajouté comme je rechignais.

On s’est retrouvés dans le noir complet, et j’ai senti la main d’Ana se glisser dans la mienne. Heureusement que j’avais quelqu’un à rassurer, parce que cette histoire devenait un peu trop bizarre à mon goût. Au loin, dans l’obscurité, on devinait une tâche plus claire. La tâche a commencé à grandir, et ensuite une autre est apparue, puis une autre…

Il en venait toujours plus, et on commençait à mieux distinguer les plus proches. Ça ressemblait à des grosses méduses, avec un corps en deux hémisphères boursouflés, couverts de motifs en volutes, une queue qui finissait en pointe, et des sortes de petits tentacules tout autour qui battaient l’eau. Les méduses produisaient une lumière bleutée qui se reflétait sur l’eau et au plafond de la grotte ; l’ambiance valait les meilleures séries B, et je me suis rendu compte que je serrais la main d’Ana plus fort qu’elle.

— On dirait des cerveaux, a dit Jorge d’une voix pâteuse.
— Avec la moelle épinière encore attachée, a répondu Ana.
— Je crois savoir où est passé Sam, ai-je répondu.
— Ils sont énormes… Ça doit être là que leurs cerveaux terminent leur croissance, a ajouté Ana.

Tout le monde était figé devant le spectacle des cervelles phosphorescentes qui s’approchaient de nous. Certaines allaient par deux, d’autre étaient carrément accouplées comme des siamois, ou même regroupées en amas. Derrière elles approchait une méduse encore plus grosse que les autres, informe et monstrueuse. La lumière est devenue plus forte.

Si vous trouvez que c’est louche, attendez la suite.

J’ai eu l’impression d’une pensée en vadrouille ; comme quand on s’endort, et que les premiers rêves sont juste des des images et idées en roue libre qui filent sans qu’on puisse les attraper. Elle est repartie, j’ai frissonné, et tous mes compagnons aussi. Une autre image est arrivée, qui ne voulait rien dire.

— Incroyable ! a murmuré Ana.
— Tout s’explique, a ajouté Edgar.
— Tout ce savoir accumulé… a dit Santiago.

On ne devait pas voir la même chose, car je n’arrivais même pas à me souvenir des impressions qui me venaient. J’ai senti comme un truc énorme s’approcher et s’éloigner, et j’ai pensé à un éléphant muni d’une pince à épiler, sans trop savoir pourquoi.

— On dirait qu’il perçoit ce que nous pensons intentionnellement, a dit Ana.
— Répondons-lui ! s’exclama Myriam, qui avait l’air de sérieusement tripper.
— Il faut qu’il nous en dise plus ! Beaucoup plus !

Ça c’était Edgar évidemment ; quel con.

Ensuite, ce fut comme si je me trouvais au bord d’une voie ferrée quand un train passe à peine vitesse ; juste assez loin pour ne pas me faire aspirer, mais assez près pour sentir le vent et me prendre le boucan de la mécanique en plein dans les oreilles. Je n’ai jamais su ce que le blob luminescent leur disait, et c’est mieux comme ça.

La main d’Ana est devenue tout molle dans la mienne ; du sang coulait de ses narines sur sa bouche et son menton, et elle s’est écroulée dans mes bras avec les yeux grands ouverts. Ses oreilles saignaient, et elle était aussi flasque qu’une poupée. J’ai vérifié son pouls, mais je n’ai rien senti.

Les scientifiques tombaient les uns après les autres, avec des sourires crétins et parfois une grimace de douleur. En deux temps trois mouvements, je me suis retrouvé seul en compagnie des méduses zombis mangeuses de cerveaux, et j’ai compris qu’il me restait une seule chose à faire.

Heureusement que je suis un gars prévoyant : dans mon sac à dos, j’avais préparé un petit quelque chose en cas de coup dur. J’ai assemblé les pièces en essayant de ne pas me laisser retourner la tête par les pensées baladeuses.

Puis j’ai calé mon lance-flammes à la hanche, et j’ai arrosé toute la bande de crevures phosphorescentes d’un bon jet brûlant. Les cerveaux ont tout de suite compris où je voulais en venir, ils se sont mis à nager de leurs petites pattes mais ils étaient trop lents. Je les ai tous cramés avant qu’ils n’arrivent à s’éloigner. Les méduses de l’enfer, moi, j’en fais du barbecue !

Une odeur de caoutchouc grillé me remplissait les naseaux ; aucune chance que cette merde soit comestible, évidemment.


Là j’avoue, j’ai un peu dérapé, sans doute l’émotion. Les chercheurs ne bougeaient plus et commençaient à refroidir, alors, eh bien, je les ai arrosés aussi. L’incinération c’est légal comme sépulture, non ? Il fallait bien qu’un type responsable s’en occupe, après tout.

J’aurais sans doute dû retourner le matériel de l’expédition à la ScientiMedia, et rendre les aéroglisseurs à Kaglwax ou quelque soit son nom. Mais faut voir que j’étais perdu dans le désert sans un rond, et je me doutais que mon commanditaire ne lâcherait pas un cred’, vu le succès de la mission... Alors j’ai tout revendu au marché noir pour me payer une place dans le premier départ vers Deneb.

Votre honneur, faut croire mon avocat, j’ai été victime d’un enchaînement de circonstances. Vous voyez bien que je n’ai pas tué les membres de l’expédition, ce sont les lézards psychiques mangeurs de cerveaux qui ont fait le coup. Une affaire pareille, je n’aurais pas pu l’inventer !

Souvenons-nous

Les Bons Mots