Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Signes Dans le Sable

Signes Dans le Sable

Photo by Chris Barbalis on Unsplash

Photo by Chris Barbalis on Unsplash

Finalement, l’exotisme des pays lointains n’est qu’un leurre, me disais-je accoudé au bastingage du « Monsieur de Tourville », en regardant les portefaix décharger nos bagages sur les quais de Port-George. On s’attend à des senteurs d’épices, des habits chamarrés, des cris et des chants dans des langues inconnues, et finalement on ne trouve que l’odeur de la marée et des brutes habillées comme n’importe quel ouvrier du monde, qui s’interpellent en arabe ou en portugais. Pour moi qui m'étais rempli les yeux des images de l’exposition coloniale de Vincennes, notre arrivée à Kalé s’avérait décevante. C’était donc cela, la fameuse « île aux épices » et ses mystères ? À se demander pourquoi on m'avait traîné jusque-là.

L'embarquement du port de Marseille m’avait fait meilleure impression, avec ses grands vapeurs environnés de myriades de voiliers petits et grands, ses magasins regorgeant de produits exotiques, ses quais animés. Même alors, je n’avais pas vraiment profité du voyage ; j’étais trop occupé à essayer d’oublier Victoire. Ma méthode consistait à me remémorer chacun des moments passés en sa compagnie et à imaginer ce qui aurait pu se passer si j’avais dit que, et si elle avait répondu que… Puis hausser les épaules, proclamer intérieurement que ces pensées étaient inutiles et nuisibles ; et recommencer. La traversée m’avait semblé fort longue.

Insensible à mon humeur, le professeur Élise Deheuvens commentait d’un ton docte l’architecture des bâtiments du front de mer. Dans mon souvenir, on trouvait les mêmes en mieux dans le port d’Alger, mais elle tenait à relever des détails qui dénotaient ce qu’elle appelait « le génie local » de cette île exotique, dans cette partie de l’Océan Indien où Afrique, Arabie et Inde se mélangent en proportions chaque fois différentes ; où les vernis musulman et européen recouvrent des traditions bien plus anciennes. Je priais dans mon fort intérieur que la vieille dame replonge dans ses bouquins de linguistique, et que cessent les dissertations. Sur le bateau, elle m’avait empêché de penser à Victoire tout mon saoûl ; et maintenant que nous étions à terre, j'allais devoir collaborer à ses cours pour lesquels j’avais accepté le rôle d’assistant sur un coup de tête. Mon aisance avec les langues, en particulier l’arabe que je tenais de ma mère, m’avait mieux qualifié pour ce poste que mon assiduité variable aux cours de l’École Pratique des Hautes Études. Mais pour tout dire, j’avais des doutes sur l’objet réel de notre voyage.

Nos malles nous attendaient dans une voiture à deux chevaux qui nous emmena à l’hôtel Saint George, que la Prof m’avait décrit comme « le seul endroit digne d’héberger des européens ». Tenu par un anglais à la Kipling, je le trouvai vieillot, fort petit mais confortable. Les rues alentour étaient spacieuses et ombragées de palmiers, mais avant d'y parvenir nous traversâmes une médina labyrinthique, dans l’ombre de tours effilées et de murs de pierre noire, encombrée d’ânes et d’étals de fruits. Si j’avais espéré des odeurs nouvelles, j’étais servi ! J’avais aussi aperçu, devant le consulat d’Angleterre et quelques bâtiments officiels, quelques sentinelles en rouge dont la présence rappelait le protectorat du roi Georges V sur cette île lointaine. À ce que j’avais compris, le Bey de Kalé n’était guère plus qu’une marionnette.

Nous avons dîné d’une médiocre blanquette de veau dans la salle de l’hôtel. Tout en picorant la viande avec distraction, Élise Deheuvens dépouillait le courrier qui l’attendait à son arrivée, en levant parfois les sourcils de cet air dédaigneux qui avait démoralisé des générations d’étudiants. Finalement elle mit les lettres de côté, termina son assiette avec une efficacité inattendue, se tamponna le pourtour des lèvres, et déclara avec un sourire :

— Mon petit Cyprien, nous avons déjà un programme pour demain ! J’ai obtenu une entrevue avec le doyen de l’université de Port-George, il s’est taillé une réputation en linguistique et philologie des langues d’Afrique Orientale.
 Je hochai la tête sans prendre la peine de feindre l’enthousiasme – cela ne changeait rien pour elle, tant qu’on l’écoutait. Puis un doute me saisit.

— Vous comptez arranger arranger vos cours de linguistique avec lui ?
— Non, je dois d’abord mener quelques recherches. Leur écriture cache un secret que je dois percer ; les cours viendront après…


Le doyen de l’université nous reçut dans son bureau qui sentait la poussière. Il disserta un temps infini sur l’histoire de l’île et sa culture, et nous vanta les dons de son peuple pour la poésie et la philosophie. Quand on en vint à la langue locale, le Wihila, il eut encore beaucoup à dire sur ses fondations africaines, les influences tamoules et malgaches, teintées d’une touche d’Urdu qui faisait ses délices. Il nous en apprit bien plus que les maigres paragraphes trouvés dans les manuels d’histoire français et dans les encyclopédies, presque trop en fait.

Quand Élise l’interrogea sur l'alphabet de création locale qui servait à écrire le Wihila, le doyen devint étrangement réservé. Depuis des siècles, nous dit-il, la plupart des insulaires se servaient des caractères arabes, et il n’en savait pas assez pour nous donner des explications plus poussées. Il accepta néanmoins de indiquer les noms de quelques lettrés locaux qui seraient mieux habilités que lui à en parler. Puis à mon grand soulagement, le concours d’érudition se tarit.

Quand finalement nous sortîmes de l’université, je fus surpris de constater que la nuit n'était pas encore tombée – on aurait dit que j'avais passé une semaine entière dans ce bâtiment aux murs ocres, à l’entrée encadrée de bustes moustachus. Nous étions juste en début d’après-midi, et l’épouvante s’empara de moi à l’idée d’une autre demi-journée du même ennui.

— Mon petit Cyprien, me dit Élise du ton guindé qu’elle employait quand elle voulait paraitre bienveillante, je vais vous demander une faveur. Je sais que vous préféreriez assister au rendez-vous avec le représentant du Bey, mais il y a une chose que vous devez me trouver dès que possible.
— De quoi s’agit-il ?
 Je pensai à de l’encre, ou à un livre rare.


— Du thé.


Je foulais de mes chaussures en cuir la terre battue des ruelles de la médina, essayant d’éviter le crottin d’âne et les flaques douteuses. La chaleur de l’après-midi cuisait chaque centimètre carré de ma peau, et je sentais la sueur couler et tremper mon dos. Ma chemise était fichue.

Elle en avait de bonnes, la Prof. « Un thé vendu au poids, dans des sacs marqués de ce signe… » De temps en temps, je tirais le papier de ma poche pour me remettre en tête le tracé anguleux qui dessinait comme un petit mandala inscrit dans un carré. Les échoppes proposaient des pyramides de fruits, de grands sacs de noisettes et d’épices, des tissus aux motifs exotiques, du café même, mais je ne trouvais pas ce que je cherchais.

Les boutiquiers me hélaient, parfois dans une langue connue, parfois dans un sabir plutôt laid auquel je n’entendais rien – sans doute le fameux parler de l’île aux origines si diverses, pas de quoi s’extasier. Ils commentaient entre eux mon passage, et quand je me retournais leurs regards me suivaient encore, certains amusés, d’autres indéchiffrables. On ne voyait pas d’uniformes rouges ici. Je demandai du thé à un marchand de légumes, et il pointa du doigt un de ses voisins qui en vendait de pleins sacs – mais aucune marque n’y figurait. Je l’évaluai et de le reniflai, puis m’éloignai en faisant mine de mépriser cette camelote.

Je mourais d’envie de boire quelque chose de frais à l’ombre, de délacer mes chaussures quelques instants. Cette course stupide commençait à m’agacer ; tout compte fait, j’aurais encore préféré écouter deux barbons se gargariser de linguistique dans un bureau frais.

Lors de ma quête je trouvai d’autres signes, glyphes tracés sur des enseignes en bois défraîchies, parfois sur des caisses de fruits exotiques. Tous avaient la même empreinte carrée, le même style biscornu. Je me résolus à monter à un marchand celui que m’avait griffonné la Prof. L’homme haussa les sourcils de surprise, et m’indiqua en arabe un chemin compliqué à travers la médina.

Bien entendu je me perdis dans le dédale : il n’y avait aucun nom de rue et encore moins de panneaux de directions. Furieux, en sueur et couvert de poussière, je décidai de héler une charrette pour me faire déposer à l’hôtel Saint George avec la grâce d’un sac de patates, toute honte bue. Et soudain je vis le glyphe, tracé à l’encre noire sur une toile écrue qui pendait dans le vent.

Il servait d’enseigne à une échoppe dont l’entrée était encombrée de sacs d’épices. L’espace intérieur abritait un nombre impressionnant de variétés de thés. J’avais l’impression de me nourrir rien qu’en respirant, tant l’air était chargé de senteurs fumées, musquées, de fleurs séchées. Le commerçant avait dû s’absenter, et j’étais seul au milieu des sacs et des pots.

J’appelai avec hésitation. Une voix lointaine me répondit, et après quelques instants la vendeuse arriva de l’arrière-salle. Elle avait le type des habitants de l’île : silhouette fine, yeux noirs en amande et de longs cheveux ondulés, avec un teint plus sombre que l’ordinaire. Plus jolie que la moyenne, aussi. Je lui expliquai ce que je cherchais, et elle sourit :

— Tous les thés de notre maison portent cette marque. Le préférez-vous noir, fruité, léger ?
 Pris au dépourvu, j’essayai de donner une réponse de connaisseur, mais je m’embrouillai et elle rit, d’une voix cristalline.

— C’est pour quelqu’un d’autre ? Dans ce cas je vous conseille celui-ci, il plait à tous les clients.
— Hé bien, d’accord. Mettez-m’en une livre, répondis-je de mon mieux.
 Elle saisit un sac que je trouvai bien trop grand et y enfourna des pelletées de feuilles noires et racornies. Qu’est-ce que la Prof allait donc faire de tout ce thé ? Elle ne pourrait jamais en boire autant… À moins qu’elle ne compte rester sur cette île bien plus longtemps que je ne le pensais ? Quoi qu’il en soit, le glyphe ornait bien le flanc du sac, d’un tracé plus fluide et précis que la copie de mémoire qu’elle m’avait fournie.

Je réglai mon achat avec quelques billets crasseux changés au marché, et cherchai quelque chose à dire. Désignant le sac et son monogramme, je me lançai.

— Pourquoi affichez-vous ce signe ?
— C’est notre marque. Nos clients reconnaissent nos produits partout où ils les rencontrent.
— N’est-ce pas un caractère de votre écriture locale ?
— Exactement, c’est la lettre « Tcha », qui désigne le thé, mais aussi l’appréciation sereine du moment.
— Mais... Pourquoi les autres marchands de thé ne l’arborent pas ? Leur thé est-il moins propice à l'appréciation du moment ?
 Elle s’esclaffa, et je souris.

— C’est aux clients de nous le dire ! Ma famille pratique ce commerce depuis très longtemps, d’une certaine façon ce caractère est devenu le nôtre. À moins que ce ne soit l’inverse…
 Son sourire mystérieux me donnait envie d’en savoir plus.

Une vieille femme entra en faisant du bruit, et demanda d’une voix rauque le thé le plus fort qu’elle avait. La jeune femme se détourna de moi pour la servir. Je saluai et ressortis dans les ruelles de la médina avec ma livre de thé sous le bras.

Le soir même, je dinai à l’hôtel Saint George avec la Prof de boeuf bouilli sauce à la menthe – une abomination inventée en Angleterre, sans doute pour punir les enfants. Élise était d’humeur bavarde et dissertait sur les coutumes locales et la richesse de leur langue ; elle me raconta intégralement son rendez-vous de l’après-midi, une entrevue administrative particulièrement barbante. N’y tenant plus, j’essayai d’orienter ce flot de paroles vers un sujet de plus d’intérêt.

— Je ne vous ai jamais vue boire de thé. Pourquoi m’avez-vous demandé d’en acheter autant ?
— Mais votre air benêt cache un esprit vif, ma parole ! Je vous en ai demandé une livre car dans mon souvenir, les sacs plus petits ne portent pas la marque. Voyez-vous, j’ai déjà vécu ici…
 Elle regardait dans le lointain d’un air rêveur, et je redoutai des confessions embarrassantes.

« Mon père travaillait aux affaires étrangères, et il y a de cela longtemps – je n’étais qu’une enfant. Il représentait la France à Kalé et nous habitions au consulat, dans une belle demeure ancienne. Je me souviens encore des moustiquaires, du parquet en bois ciré et de tous les domestiques qui faisaient vivre ce petit palais… Et aussi du marché aux épices, du goût du thé aux heures fraiches du matin, et des glyphes mystérieux du Wihila. Même si à l’époque je n’avais pas encore rencontré Ferdinand de Saussure – ce génie ! – j’ai toujours été intriguée par la langue et l’écriture locale. Par exemple, considérez le symbole qui orne les paquets de thé. Saviez-vous que ce signe, qui se nomme ‘Tcha’… »

— … Désigne le thé, mais aussi l’appréciation sereine du moment ?
 Elle s'interrompît une seconde, contrariée, et reprit.

— Voilà, c’est cela. À la fois lettre, syllabe, mot et idée, c’est un condensé de millénaires d’évolution linguistique ! Cette écriture ne ressemble à aucune autre.
 Elle regarda un moment dans le vide, perdue dans ses pensées.

« Le thé de Kalé est le seul que j’aie jamais bu ; je n’ai jamais retrouvé ce goût unique. C’est le souvenir le plus vif mon séjour ici, qui s’est terminé trop tôt : mon père a été forcé de partir, je n’ai jamais su pourquoi. Certaines nuits, je rêve que des hommes masqués me traquent dans les rues… »

Je relevai le nez de ma viande bouillie, avec l’impression d’avoir manqué un détour de son monologue.

— Des quoi ?
— Peu importe. Il est temps de se coucher, si nous voulons profiter d’un peu de fraicheur demain matin !


Le thé du marché s’avéra de bonne facture, pour ceux qui aiment les infusions. Pour ma part j’avais toujours préféré le café, en terrasse d’un troquet ou dans une salle enfumée peuplée d’étudiantes parisiennes. Nous le goûtâmes avec application, et la Prof me fit tout un spectacle de réminiscences et de grognements d’appréciation. Elle fit aussi allusion à une certaine Madeleine, dont le nom de famille à particule ne me disait rien. Pour ma part je le trouvai fort épicé, et le parfum qui s’élevait de la tasse me rappela l’odeur de la boutique, dans la médina. J’y retournai le lendemain matin mais c’était le patron qui servait, un gros moustachu peu souriant.

Le doyen nous avait recommandé un certain monsieur Dil Sal’eh al Dil, « un homme occupé, mais qui pourra faire beaucoup pour vous ». Il habitait à Famadé, la principale ville de l’intérieur, à une demi-journée de route de Port-George. La Prof lui écrit et il accepta de nous recevoir quelques jours plus tard. Nous occupâmes ce délai en rencontrant d’autres universitaires et le recteur de la mosquée, mais sans apprendre grand-chose.

Le jour du rendez-vous avec monsieur Dil arriva. Nous montâmes dans une voiture à deux chevaux conduite par un serviteur de l’Hôtel Saint George, qui nous emmena sur une route en lacets qui serpentait, bien au-dessus du port dont nous pouvions admirer le plan en damier comme sur une carte à grande échelle. L’air devint plus vif, la végétation se fit luxuriante, et je compris que les rues de Port-George ne nous avaient pas appris grand-chose sur l’île de Kalé.

La région de l’intérieur était peuplée de gens au teint plus sombre que ceux de la côte, qui me rappelèrent certains marchands vus dans le Souk. Beaucoup d'enseignes arboraient des glyphes locaux, formés élaborées que j’oubliais à peine vues. Nous traversâmes des villages où l’on cultivait le riz, le palmier-dattier ou d’autres plantes que je ne connaissais pas ; des bosquets si denses que parfois l’on aurait cru se trouver dans une grotte ; et un maquis sec et écrasé de soleil, où seuls poussaient des arbustes aux épines empoisonnées. Quand nous arrivâmes à Famadé, il me semblait que nous avions changé d’île.

La bourgade s’étalait au centre d’une large vallée encadrée de chaque côté par des coteaux abrupts, couverts d’une végétation touffue. D’un bord à l’autre, tout l’espace était occupé par de grands champs carrés où poussaient les cultures habituelles de l’île. Dans les rues larges et poussiéreuses, nous croisâmes des paysans qui allaient pieds nus, des charrettes et des ânes chargés d’énormes sacs ; mais pas de mosquée ni de médina.

La demeure de Dil Sal’eh al Dil était une bâtisse de style local, en bois sombre et au toit pentu, appuyée sur de puissantes colonnes, sûrement des troncs d’arbres tropicaux élagués, qui servaient aussi de pilotis. Un serviteur en tenue traditionnelle nous attendait en haut du perron, sous un fronton orné d’un glyphe inconnu – encore un. Il nous introduisit dans le salon où nous trouvâmes le maître des lieux. La pièce, éclairée par quelques hautes fenêtres, semblait sombre après le soleil aveuglant de l’extérieur, mais j’y distinguai des statuettes et des masques en bois, une décoration sobre et dans le fond, un bureau et une lampe à l’occidentale. Une légère odeur d’herbe coupée et de résine flottait dans l’air.

« Le seigneur Dil », comme l’appelait son loufiat, était un homme dans la force de l’âge, aux avant-bras musclés, au cou épais ; ses traits fortement marqués, son nez busqué et sa bouche incurvée vers le bas semblaient faits pour exprimer une colère saturnienne, et je pris en pitié les pauvres diables qui travaillaient pour lui.

Puis il se leva, nous sourit, et d’une voix chaleureuse nous souhaita la bienvenue. Il nous fit servir du thé, bien plus corsé que celui que je connaissais, s’enquit de notre voyage avec sollicitude, et devint l’incarnation de l’hôte parfait. Puis il en vint à l’objet de notre visite.

— Ainsi, vous voulez en savoir plus sur le Wihila.
— Oui, en en particulier sur la façon locale de l’écrire, répondit la Prof.
— Vous avez raison. C’est un sujet très intéressant, et il vous apprendra beaucoup de choses sur la manière dont les gens de Kalé voient le monde, et se voient eux-mêmes. Mais d’abord, je dois savoir ce qui motive votre intérêt pour notre petite île.
 Ses yeux fixaient la Prof d’un regard perçant. Je notai qu’il portait une chemise blanche à l’occidentale, mais autour des reins une sorte de robe droite à la manière asiatique qui tombait jusqu’à ses chevilles, dans un tissu brun frangé de motifs blancs.

Élise Deheuvens répondit avec candeur :

— C’est un souvenir, un mystère d’enfance en quelque sorte, que je souhaite élucider maintenant que mes études m’ont doté des outils nécessaires à l’étude des langues. J’ai vécu dans cette île, autrefois.
— Kalé est un lieu bien attachant… Ceux qui y ont résidé, même une seule fois, ressentent le besoin irrésistible d’y revenir.
— J’habitais à Dalab, près de Port-George. Un charmant petit port de pêche, mais aujourd’hui c’est devenu une annexe des docks.
— Hélas, la modernité et le commerce dictent leur loi à nos côtes ! Mais la principale richesse de Kalé ne se voit pas depuis le pont d’un bateau.
— Les épices semblent pousser en abondance…
— Ha ! Vous trouverez les mêmes partout dans l’océan indien. Notre trésor, madame, est culturel. Une personne de votre éducation s’en sera certainement rendue compte.
— Je connais la renommée de vos philosophes !
— Bien sûr ! Et notre patrimoine ne se limite pas à la philosophie. Notre civilisation, malgré toutes ses aptitudes pratiques, est sans cesse appelée à la spéculation, à la contemplation, à la rêverie. Peut-être à cause du vent du Sud qui souffle quand l’envie lui en prend, et nous fait entrer des idées étranges dans les oreilles ; ou peut-être à cause des lubies de nos ancêtres, les premiers occupants de l’île, qui en guise de festivités pratiquaient des joutes oratoires qui s'étalaient sur des jours entiers… Nous sommes un peuple de poètes et de chanteurs.
— Mais contrairement à vos ancêtres, aujourd’hui vous consignez vos exploits par écrit.
— Pour le meilleur ou pour le pire, nous avons renoncé à l’éphémère beauté du mot lancé dans la nuit, et qui jamais ne sera redit à l’identique. Nous écrivons, à notre manière, et certaines familles sont devenues dépositaires de ce trésor national. Des mots accumulés, des livres que nous empilons, année après année.
— Toujours en Wihila ? Ces ouvrages ont-ils déjà été traduits ?
— Dans une autre langue, nos écrits perdraient leur vitalité. Il faut parler le Wihila, et le lire, pour apprécier leur beauté.
— Je souhaiterais…
 — … apprendre notre langue et notre écriture, c’est bien cela ?
— Précisément, lâcha la Prof, décontenancée. Elle n’avait guère l’habitude d’être interrompue.
— Jusqu’ici, ce privilège n’a été accordé à aucun étranger. On trouve bien à Port-George des métis qui parlent le Wihila, et il est facile de reconnaitre les caractères qui nous servent de marques et d’enseignes, mais personne d’autre que nous n’est capable de lire nos livres. Pourquoi devrais-vous accorder ce privilège ? Que m’offrez-vous en échange ?
 La Prof cherchait ses mots, visiblement à court d’idées. Impulsivement, j’intervins :

— Le professeur Deheuvens pourrait faire connaitre votre culture en Europe. Grâce à son prestige, si elle écrit une étude, une grammaire ou un ouvrage de philologie sur le Wihila et son écriture, son livre trouvera sa place dans les bibliothèques les plus prestigieuses, sera lu et enseigné dans les universités…
— Et vous pensez que cela nous intéresse ?
 A mon tour je cherchai mes mots. Le silence dura un peu, puis Dil sourit.
 — Nous sommes restés isolés pendant des siècles, créant lentement notre trésor, comme une huître produit sa perle, couche de nacre sur couche de nacre. Une telle merveille ne peut pas être livrée au monde à la manière d’un vulgaire spécimen de musée. Connaissez-vous notre coutume de la fenêtre ?
— Heu, non, balbutiai-je, imité par la Prof.
— Quand un jeune homme et une jeune femme d’ici commencent à se plaire, l’amoureux ne peut pas entrer chez elle, mais elle accepte de lui parler par la fenêtre de sa maison. Ainsi elle s’assure du respect des distances, et la cour reste convenable. Parfois, si la jeune femme est d’humeur ardente, il arrive qu’elle laisse le prétendant entrer discrètement par la fenêtre, pour un moment de frivolité tendre, ajouta Dil avec un sourire indulgent. Mais de tous ses amants, seul son grand amour ou son époux aura le droit de passer par la porte.
— Comment les gens de Kalé souhaitent-ils être courtisés par les européens ? demanda la Prof, qui avait compris avant moi où il voulait en venir.
— Nous voulons garder le contrôle de ce qui sortira de notre île ; nous voulons votre engagement de ne divulguer que ce qui sera acceptable pour nous. En échange, je vous ouvrirai les portes – ou les fenêtres – de ma bibliothèque, qui est l’une des mieux remplies de toute l’île, et je vous enseignerai moi-même notre langue écrite.
— Cela me semble acceptable, mais j’aurai besoin de savoir exactement ce que je peux et ne peux pas écrire !
— Ne vous inquiétez pas, je vous l’indiquerai au fur et à mesure de votre progression.
— C’est entendu.

J’étais surpris que la prof se décide aussi vite, sur la foi d’assurances aussi vagues ; peut-être sa quête personnelle avait-elle plus d’importance que le prestige académique ?

— Pour votre première leçon, reprit Dil, je vais vous enseigner le sens d’un symbole qui m’est cher.

Il montra sur une poutre un glyphe gravé que nous avions déjà vu au fronton de sa maison.

— Ce signe désigne la fenêtre, à la fois l’objet et l’idée. On le prononce « Dil ». Ce n’est pas un hasard ; ce caractère est devenu celui de ma lignée. À moins que ce ne soit l’inverse….


En peu de temps, je devins un spécialiste du thé. Mes pas me portaient régulièrement vers la médina, surtout en début d’après-midi quand le marchand de thé faisait la sieste. La jeune vendeuse me recevait et m’expliquait les nuances entre les essences, les modes de séchage, les sélections et les types de feuilles. J’écoutais, fasciné, puis je repartais avec sous le bras un nouveau sac de thé d’une livre, orné du même signe tracé à l’encre noire, et rempli de feuilles qui n’en sortiraient sans doute jamais. Je les empilais dans un coin de ma chambre, et le parfum qui en émanait m’était plus agréable que leur goût.

Elle s’appelait Shalba, tenait la boutique de son père quand il était absent, et le reste du temps étudiait les lettres dans une école de l’intérieur de l'île. Je ne comprenais pas très bien la nature de son érudition, mais souvent pour illustrer ses anecdotes sur le monde envoûtant du thé, elle citait des poèmes ou des aphorismes dont la beauté étrange me charmait.

Je ne pensais plus du tout à Victoire.

De temps à autre, quand une course pour le compte de la Prof m’amenait dans la médina, je faisais un détour juste pour passer devant la fenêtre de la boutique et lui glisser un regard, un salut ou un simple sourire. Je connaissais désormais le quartier comme ma poche, à part quelques venelles où mes chemises amidonnées et mes mocassins cirés attiraient trop l’attention. J’avais déjà eu la sensation qu’on me suivait, sans arriver à le vérifier ; je supposais qu’à l’occasion, l’humeur contemplative des locaux ne les empêchait pas de plumer sans façon les étrangers de passage.

Chaque soir, je retrouvais la Prof à la table de l’hôtel Saint George, pour ingurgiter un des pensums du cuisinier anglais. Elle m’informait de ses dernières découvertes, et je l’écoutais en rongeant mon frein. Après plusieurs jours de formation chez monsieur Dil, il l’avait autorisée à emprunter des ouvrages, qu’elle disséquait pendant des heures dans sa chambre. J’avais compris que Dil appartenait à un groupe de notables qui conservaient les écrits de Kalé pour l’usage du reste de la population. J’aurais sans doute dû m’y intéresser aussi, mais la Prof avait vite renoncé à faire de moi un vrai assistant de recherches.

Un soir que je rentrais du marché, un sac de thé sous le bras et le sourire aux lèvres, elle me tomba dessus, échevelée et hors d’haleine.

— C’est incroyable ! Cyprien, venez tout de suite.
 Je n’avais pas le choix ; j’entrai dans l’antre de la Prof, la chambre d’hôtel qu’elle avait transformée en une caverne d’Ali-Baba pour rat de bibliothèque. Carnets, dictionnaires, cartes et manuels jonchaient le sol et remplissaient les étagères. La table de nuit était devenue un écritoire miniature ; sur le petit bureau face à la fenêtre, une pile de livres anciens tirée au cordeau côtoyait des feuilles volantes couvertes d’une écriture énergique que j’avais appris à craindre quand elle apparaissait sur mes copies.

— Regardez cela !

Elle me montra un livre ouvert en son milieu. Les pages étaient couvertes des signes carrés de l’écriture du Wihila, des versions simplifiées, dites « cursives », des glyphes élaborés que l’on trouvait dans les lieux publics ; ils formaient un enchainement de pattes de mouches qui m’évoquaient aussi peu de choses que les hiéroglyphes du musée du Louvre. Me voyant hésiter, elle pointa du doigt un mot:

— Allons, appliquez-vous Cyprien ! La troisième lettre, là !
— Elle… a été raturée ?
— Presque ! Ce caractère a été gratté et réinscrit. Avec une lame de rasoir, comme le faisait la censure en France il y a quelques décennies, mais ils supprimaient des mots ou des phrases entiers. Ici, on a juste remplacé un signe par un autre. Et ce n’est pas tout !
 Je courbai l’échine et attendis. Elle poursuivit avec entrain :

— Le même caractère dans le même mot a été remplacé, partout dans le livre. Il y a beaucoup d’autres cas ! Parfois les signes sont grattés, parfois on a utilisé un agent chimique, sûrement un acide qui a laissé une marque plus claire sur le papier. Tous ces livres ont été retouchés avec un soin maniaque, c’est un véritable travail de fourmi !
— Mais pourquoi faire ? Est-ce qu’il trouvaient les caractères mal tracés ?
— Ah, Cyprien, vous avez su garder au fond de vous l'âme d'un enfant innocent. Je pense qu’une décision a été prise de changer l’écriture d’un mot ou de plusieurs, et qu’elle a été appliquée de manière obsessionnelle dans tous les ouvrages disponibles. Je n’ai aucune idée du caractère qui a été effacé ; peut-être un signe dont l’usage s’est perdu ?
— Une réforme de l’orthographe en quelque sorte…
— Une, ou plusieurs ! Vous voyez, les livres que me prête monsieur Dil sont tous datés, et j’ai pu relever à partir de quelle époque le signe n’avait plus besoin d’être corrigé – après une certaine date, tous les livres avaient l’orthographe correcte dès leur production, alors que tous ceux qui les précèdent ont été retouchés. Cela me suggère que le mot « Makhna », ainsi que plusieurs autres, a été réformé il y a environ deux siècles et demi - sans doute a-t-on remplacé une syllabe commençant par la même initiale « M ». Mais certains mots ont été modifiés à des dates plus anciennes, et d’autres plus récemment, il y a environ cinquante ans. À l’époque où je…
 Elle s’interrompit, troublée, mais retrouva vite le fil de son discours.

— Vous comprenez ? Il n’y a pas eu une réforme unique de l’écriture, mais plusieurs changements, très précis, tout au long de l’histoire.
— Peut-être que l’intérêt des locaux pour la poésie les pousse à remanier leur écriture pour la rendre plus esthétique ?
— Peut-être… Ou bien ont-il voulu changer la prononciation même du mot, dans une recherche d’euphonie ? A moins que le caractère en question n’ait du être banni de tous les livres pour une raison plus pressante... Est-ce la lettre, la syllabe ou le mot qui a été supprimé ? Cela soulève des questions passionnantes, mon petit Cyprien. Qui décide de ces changements, et qui les exécute aussi minutieusement ? Quelle raison motive ces ajustements ? À quoi ressemblaient ces signes effacés, avant qu’ils ne soient réécrits ?

Elle me regarda, changea d’expression et conclut :

— Vous avez raison, il est l’heure d’aller manger.
— Je n’avais rien dit !
 Elle leva les yeux au ciel et me fit sortir manu militari de sa tanière. Le boeuf bouilli n’attend pas.


L’incident se produisit un mois après le début des recherches. J’accompagnais Elise Deheuvens à Famadé, alors que j’aurais préféré rester à Port-George : j’avais promis à Shalba un pique-nique à l’européenne. Mais la Prof avait insisté, avec un soupçon de nervosité.

À cause de mon retard dans l’étude du Wihila, je ne compris pas grand-chose aux leçons que monsieur Dil lui administra pendant les trois jours de notre séjour, mais je me divertis beaucoup de la voir dans le rôle de l’étudiante. Sa mine appliquée, sa façon de se mordre les lèvres quand elle faisait des erreurs, m’auraient presque attendri. Dil, quant à lui, incarnait un Zeus africain en haut de son Olympe : sévère mais bienveillant, son visage hiératique semblait sculpté dans un marbre noir tandis qu’il foudroyait la terre de ses préceptes grammaticaux.

Pour ma part, j’avais appris que la lettre « Dil » se prononçait à mi-chemin entre un « d » français et un « th » anglais, et je savais reproduire son tracé : comme une hampe d’où pendrait une sorte de gonfanon allongé qui drape ses pleins et déliés autour du mât, entouré d’arabesques abstraites. Je savais aussi reconnaitre certains des caractères des plus usuels, mais le monde fascinant des déclinaisons et conjugaisons me restait complètement étranger, pour mon plus grand bonheur.

Cette ambiance studieuse finit par m’ennuyer. La dernière matinée, je profitai d’une session trop avancée pour moi et sortis à la découverte les quartiers de Famadé ; j’y trouvai l’ambiance déplaisante, les commerçants m’ignoraient, les rues étaient encombrées et je manquai de me faire écraser par un chariot. Je revins rapidement à la demeure de Dil. Le moment venu, nous fîmes nos paquets et repartîmes sur la route de la côte, dans notre habituelle voiture à deux chevaux conduite par le cocher de l’hôtel Saint George. C’était un véhicule ouvert, mais qui nous protégeait du soleil avec une sorte de capote en tissu supportée par des baguettes en bois. Le vent de la course rendait le voyage bien plus agréable qu’une marche à pied sous le soleil.

Elise Deheuvens était d’humeur loquace, comme toujours lorsqu’elle revenait de la maison Dil. Elle me détailla ses dernières recherches sur les signes disparus, tout en regrettant que son mentor n’ait pas souhaité lui en donner l’explication. Elle avait acquis la certitude que le nombre de caractères de l’écriture du Wihila s’était réduit au fil des siècles. Selon ses observations, sur un total de près de sept cent signes, une trentaine au moins auraient été supprimés définitivement. Simplification, réforme ? Elle se perdait toujours en conjectures, car aucun ouvrage ne mentionnait ce phénomène. Au cours de son enquête, elle avait aussi trouvé des références à des livres qui ne se trouvaient, selon Dil, dans aucune bibliothèque.

Après avoir parcouru la grande vallée et une première étendue de forêt dense, nous arrivâmes à une patte d’oie où d’ordinaire nos chevaux tournaient à droite. Mais une barrière de bois bloquait ce chemin, et le cocher descendit discuter en Wihila avec les deux cantonniers qui la gardaient. Puis il revint à la voiture d’un air contrarié et prit l’embranchement de gauche après nous avoir expliqué d’un mot : « travaux ». Je n’avais pas vu la moindre pelle ou pioche.

La nouvelle route serpentait dans les collines, et son revêtement très abîmé nous obligea à ralentir l’allure. Pendant une bonne demi-heure, nous avançâmes dans un paysage vide, jusqu’à un hameau où des mendiants se mirent à accompagner notre voiture. Leurs yeux fixaient le visage de la Prof, qui me racontait ses derniers cours avec un enthousiasme forcé.

Nous longions désormais des champs cultivés, sans doute de safran ou de cardamome, et d’autres gens se joignaient à notre escorte de mendiants : des paysans locaux, vêtus de toile écrue, allant pieds nus ou en sandales légères, qui portaient tous sur nous le même regard scrutateur. Cette petite foule entourait notre véhicule, le suivait et le précédait, forçant le cocher à ralentir.

Arrivant à un nouveau croisement, il s’arrêta pour qu’on le laisse tourner à droite, mais ce côté était complètement bloqué par l’attroupement, de même que la route devant nous. Un homme vêtu de blanc, la mine sévère, nous désigna le chemin de gauche. S’ensuivit une discussion virulente en Wihila où notre chauffeur exprima tout son mécontentement. En guise de réponse, l’autre homme secoua la tête et indiqua à nouveau le chemin de gauche. Les imprécations du cocher se mêlaient de perplexité, et la Prof cessa de me parler de linguistique pour observer la scène. Soudain elle sursauta et me serra le bras, mais quand je voulus voir ce qui l’avait surprise elle secoua la tête. Elle semblait avoir pâli. La foule semblait continuer de grossir, sans que l’on puisse voir d’où arrivaient tous ces gens aux visages fermés.

Puis la foule s’écarta, un peu comme la mer Rouge devant Moïse ; le prophète du moment était un homme âgé, vêtu à la mode traditionnelle d’un blanc immaculé. Ceux qui l’accompagnaient portaient le même habit, mais je leur trouvai une carrure remarquable, et leurs bras épais ne semblaient pas faits pour la couture. Ils s’arrêtèrent face à notre attelage, et deux costauds attrapèrent la bride des chevaux. Le vieil homme s’exprima en Wihila ; sa voix assurée en marquait les accents et les modulations comme quelqu’un qui a l’habitude de parler en public.

Celui qui nous avait fait signe de tourner à gauche s’avança et traduisit :

— Le seigneur Am’d vous invite à prendre le thé chez lui. Veuillez me suivre.
 Le cocher se tourna vers nous, interrogateur, et Élise répondit d’une voix un peu plus aiguë qu’à l’ordinaire :

— Soit. Dites-lui que nous acceptons son invitation.
 L’homme eut un petit sourire, sûrement parce que nous n’avions pas vraiment le choix, et il traduisit à l’intention du vieil homme. Ce dernier tourna les talons et repartit sur la route du milieu, accompagné par ses suivants en blanc et par la foule de paysans. Leurs tuniques formaient une marée claire dans le soir. Nous avançâmes au pas majestueux du vieil homme, dont je ne doutais pas qu’il fut Am’d lui-même – le nom d’un caractère, si j’avais bonne mémoire.

Pour entrer chez lui, nous dûmes passer un poste de garde qui ouvrait l’accès à travers une haute palissade, tenu par des hommes en blanc armés de coutelas recourbés qu’ils portaient bien en évidence à la ceinture. Tout cela évoquait plus un fort qu’une résidence aristocratique. À l’intérieur de l’enceinte, des bâtiments dans le style classique de l’île, mais aussi des attelages, des sortes d’entrepôts, et encore d’autres gens en blanc qui s’affairaient.

On nous fit entrer dans un salon aux dimensions monumentales, dont l’espace était ponctué par cinq grands piliers qui avaient dû être des arbres géants. Nous nous assîmes à une longue table, face au vieil homme. Autour de la table, jambes écartées et mains croisées dans le dos, un cercle de costauds ; ils portaient des foulards autour du cou, seule pièce de tissu à ne pas être intégralement blanche. On nous servit un thé noir très fort, dont chaque gorgée me laissait la bouche râpeuse. Le vieil homme but avec nous, puis nous parla dans la langue de l’île, et un de ses serviteurs fit l’interprète.

— Le seigneur Am’d désapprouve votre intérêt pour notre langue. Il voudrait savoir quel projet vous préparez, et quel profit vous comptez en tirer sur le dos des gens de Kalé.
— Il s’agit d’un simple échange de savoir, répondit la Prof. Nous apprenons le Wihila et son écriture, et partageons nos propres livres et nos connaissances.
— Les Européens ne débarquent jamais pour discuter de la pluie et du beau temps. Ils cherchent des richesses, et notre culture est la plus grande d’entre elles.
— Depuis toujours les peuples pratiquent l’échange culturel, et pour autant aucun d’entre eux n’en sort plus pauvre qu’avant. N’est-ce pas de cette façon que la langue et la culture de Kalé sont nées ?
— Le seigneur Am’d affirme que l’échange entre égaux est possible. Mais quand l’une des deux parties est trop forte, l’autre finit par adopter toutes ses coutumes et par oublier qui elle est.
— Nous n’avons pas l’intention d’imposer nos normes culturelles (à ces mots je vis les sourcils de l’interprète se froncer sous l’effort), juste de mieux connaître votre langue et vos écrits.
— Le seigneur Am’d vous ordonne de cesser cette étude. Elle ne mènera à rien de bon.
 Pendant cet échange, j’observai les hommes autour de nous et me demandai si leurs poignards recourbés servaient juste de décoration. Cependant la Prof ne s’en laissait pas conter.

— De quelle autorité me donnez-vous des ordres, monsieur Am’d ? Êtes vous un représentant du gouvernement ? Je suis venue ici sur la recommandation du doyen de l’université de Port-George, qui est placé sous l’autorité du Bey de Kalé…
— Le Bey ne se mêle pas de ce qui se passe dans l’intérieur de l’île. Vous devriez en faire de même.
— Et si je refuse ?
— Le seigneur Am’d vous rappelle que cette île est volcanique. De temps à autre, le sol s’ouvre et le feu de la terre détruit tout. Les habitants aussi connaissent des éruptions, et les étrangers ne devraient pas s’approcher du cratère.
— Vous ne pourriez pas être plus clair ?
 Le vieil homme se leva, fit un geste sec à l’intention de ses serviteurs assemblés et sortit sans un salut. Son traducteur reprit :

— Il est temps pour vous de partir.
 Dans un silence pesant, nous retournâmes dans la cour où le cocher était resté sous bonne garde. Notre voiture sortit de la résidence de Am’d entre deux haies de gardes en blanc.

La nuit tomba pendant que nous faisions route vers Port-George, notre cocher alluma des lampes et poursuivit sans ralentir. La Prof gardait les lèvres serrées. Finalement, alors que nous apercevions enfin le scintillement de la mer sous le clair de lune, elle fit remarquer :

— Seules les grandes maisons de Kalé ont leur lettre attitrée. Savez-vous ce que signifie « Am’d » ?
— Je n’ai pas encore atteint cette page du dictionnaire…
— Cela veut dire « concentrer », ou « fortifier ». Bien sûr, cette lettre était peinte au fronton de la résidence. Je suis sûre qu’elle figurait aussi sur leurs foulards qui ressemblaient tant à des masques…
— Qu’allez-vous faire ? Ils ont l’air plutôt fâchés après nous.
— J’en parlerai au seigneur Dil. Puisqu’il nous a invités, à lui de s’assurer que ses collègues ne nous causent pas d’ennuis.
 Je ne fus pas rassuré par cette réponse.


Le premier pique-nique avec Shalba fut suivi d’un deuxième plus loin de la ville ; on s'embrassa dans l’herbe, trop chastement à mon goût, et pendant plusieurs jours je ne me souciai guère de linguistique. Quand on ne se promenait pas, entre deux passages à la boutique, je passais le plus clair de mon temps à penser à elle. Le souvenir de ses bras autour de mon cou, de ses lèvres sur les miennes, emplissait mon esprit d’une buée teintée de rose. Je dînais avec la Prof sans prêter attention à ses dissertations et ses problèmes de glyphes manquants, impatient de revenir dans le rêve éveillé où je retrouvais ma belle vendeuse de thé.

Nous quittions la ville poussiéreuse pour marcher en bord de mer, sur les falaises et le long des plages. Je la flattais outrageusement, elle se moquait de moi, je lui racontais des histoires invraisemblables sur la vie à Paris qui l’amusaient ou l’étonnaient, en prenant soin de ne lui en dévoiler que les aspects les plus présentables. Elle ne s’en laissait guère conter, et me taquinait sur ma ville de conte de fée ou les rues étaient toujours propres, les passants bien habillés et les commerçants honnêtes.Il m’arrivait de lui poser des questions sur sa langue et son écriture, pris d'une vague culpabilité vis-à-vis de la Prof et de la mission. Shalba répondait parfois, mais souvent elle esquivait d’un éclat de rire ou de quelques vers en Wihila, comme si une pudeur mystérieuse lui interdisait de me répondre.

Un soir, devant une porte monumentale de la ville où je lui souhaitais bonne nuit avant de se séparer, elle me demanda :

— Connais-tu la coutume de la fenêtre ?
— Ça me dit quelque chose…
— Je m’en doutais, fit-elle avec un sourire entendu. Je dois rentrer demain à Famadé, mais dans deux jours mes parents seront en visite à Port-George. Notre demeure de famille sera tranquille pour un moment. Tu pourrais venir toquer au volet de ma chambre...
 Je ne demandais que cela, et elle me donna des instructions détaillées. Le plus compliqué pour moi était le moyen de transport : la Prof n’avait pas prévu de visite chez Dil dans la semaine qui venait, et je ne pouvais pas accaparer la voiture de l’hôtel sans donner d’explications. Shalba m’expliqua où trouver des cultivateurs qui pourraient me prendre dans leur carriole en échange d'une pièce ou deux.

Les deux jours suivants passèrent entre rêveries langoureuses et préparatifs. J’avais même trouvé une excuse pour abandonner la Prof, prétextant une invitation chez des voisins de Dil. Le cultivateur m’attendait en milieu d’après-midi dans le quartier du marché, sur un terrain vague jonché de légumes abîmés et de bouses de vache. L’attelage de boeufs avançait avec une lenteur insupportable, mais heureusement nous faisions la route à la fraiche. Je m’étais habillé à la mode locale, mais n’avais pas l’impression de passer inaperçu. Peu m’importait, en réalité.

Je descendis dans le centre de Famadé, et suivis les indications de Shalba à travers les rues qui se vidaient. L’imposante bâtisse portait à son fronton le signe « Tcha » , mais on n’y trouvait aucun sac de thé – ici le caractère désignait d'abord une famille. Le perron d’entrée menait à un portail fermé, mais en contournant le bâtiment par l’arrière je vis une chandelle briller à une fenêtre du premier étage. La lune s’était levée, et dans sa clarté je trouvai les prises et les points d’appui qui me permettraient d’atteindre mon objectif. Comme promis, l'ascension n'avait rien d'impossible.

Je me donnai du mal pour ne faire aucun bruit en grimpant, et arrivai en haut un peu essoufflé, et plus en sueur que je ne l’aurais souhaité – l’eau de toilette appliquée avant de partir n’était plus qu'un souvenir. Je toquai doucement au panneau de bois ajouré, et mon amie entrouvrit le battant, vêtue d'une élégante robe d'intérieur. Soudain j’avais l’impression de m’adresser à une aristocrate. Elle me toisa d’un oeil mi-moqueur, mi-sévère, et demanda :

— Que voulez-vous donc, monsieur, qui vous présentez à ma fenêtre à une heure si tardive ?
— Je viens admirer votre beauté ; on la célèbre dans tous les magasins de thé de Port-George.
— Vraiment ? Seriez-vous un flatteur ? Mes parents m’ont dit de ne pas m’en laisser conter par les hommes.
— Absolument pas ! Mes intentions sont nobles.
 Elle m’évalua en silence, puis sourit malicieusement.

— Vous semblez digne de confiance. Entrez donc, monsieur. Venez participer à l’appréciation sereine du moment.
— Dois-je comprendre que nous allons boire le thé ?
 Shalba rit. À peine avais-je posé les pieds dans sa chambre qu’elle était contre moi. Nous apprîmes à nous connaitre, elle m’accueillit avec fougue et tendresse, et la lune à la fenêtre fut le seul témoin de nos explorations. Parfois, alors que nous nous reposions dans les bras l’un de l’autre, je me pinçais pour me persuader que tout était réel.

Plus tard, je somnolais contre elle, bienheureux et repu d’amour, quand j’entendis une rumeur venir de la ville, portée par le vent tiède de la nuit. Des cris, presque des chants, quelques détonations, et l’odeur du feu. Shalba s’éveilla en sursaut, et je lus dans ses yeux une inquiétude qui m’assombrit le coeur.

Nous nous levâmes d’un même mouvement ; la fenêtre de la chambre donnait sur une arrière-cour, mais Shalba m’emmena dans une autre pièce dont le balcon offrait une meilleure vue sur les quartiers de Famadé. La ville tout entière semblait en proie à une émeute, et dans le lointain on voyait brûler des toits en bois. Les cris s’étaient faits plus distincts, mais je ne comprenais pas ce qu’ils disaient en Wihila.

Puis un groupe passa sur la petite place en contrebas de notre point d’observation. Des hommes vêtus de blanc, dont certains brandissaient des torches et d’autres des armes blanches, couteaux, machettes et piques. Je fus frappé par la manière dont ils avaient masqué leurs visages : des pièces de tissu blanc enroulées autour de la tête, ouvertes aux yeux et à la bouche. Couvrant tout l’emplacement du visage, un caractère était dessiné d’un trait noir, épais, le même à chaque fois.

Il tiraient derrière eux trois personnes aux mains attachées, qui marchaient d’un pas lourd, tête baissée. Je vis des tâches sombres sur leurs vêtements clairs et compris qu’ils avaient été battus.

— Le Rahal ! s’exclama Shalba d’une voix étouffée.
— Quoi ?
 Shalba me tira en arrière à l’intérieur de la maison, avec une vigueur qui me surprit.

— Tu ne peux pas rester ici, tu seras en danger. déclara-t-elle gravement. Il va y avoir des troubles, et un étranger sera mal vu.
— De quoi s’agit-il ?
— C’est… une sorte de règlement de comptes, je ne peux pas mieux te l’expliquer. Tu cours déjà assez de risques comme cela, il faut que tu partes à Port-Georges avant le lever du soleil.
— Penses-tu vraiment que ça soit la meilleure solution ? Les rues sont pleines d’hommes armés !
— Nous attendrons le moment propice. Le Rahal va se poursuivre demain et les jours d’après, tu ne seras à l’abri nulle part ici. Je t’en prie, tu dois sauver ta vie.
— Et toi, comment te sauveras-tu ? Partons ensemble !
— Ne t’en fais pas pour moi. Ma famille a fait des choix prudents, et j’ai lu le caractère sur les masques. Nous ne serons pas inquiétés.
— Ce caractère… C’est « Am’d », n’est-ce pas ?
— Oui. Mais il y en a beaucoup d’autres avec lui… Ne m’en demande pas plus, je t’en prie.
 L’attente fut longue, mais finalement les cris cessèrent. L’horizon changeait à peine de couleur quand Shalba me guida dans les rues obscures, par des chemins détournés. Ses doigts serraient nerveusement ma main. Nous passâmes dans une rue à l’allure familière, et je vis que la plus grande maison flambait encore.

— La maison Dil ? Ils l’ont brûlée ? chuchotai-je.
— Ne prononce plus ce nom. Viens.
 Arrivés à la sortie de la ville, elle m’indiqua la route qui partait vers la côte :

— Je ne peux pas t’accompagner plus loin. Tu sauras rentrer à Port-George ?
— Je m’en sortirai, dis-je en forçant un peu la confiance en moi.
 Elle déposa un baiser sur mes lèvres, me pressa le bras et disparut dans la nuit. Je me mis en marche sur le chemin de terre ; l’obscurité dissimulait nids de poule et accidents du terrain. Pourtant je pressai le pas, impatient de quitter le lieux et de profiter des heures les moins chaudes. La route s’annonçait longue.


En attendant le départ de notre bateau, j'étais allé tuer le temps sur la plage de Dalab. Les entrepôts avaient mangé le petit port de pêche, l'ancien consulat de France avait disparu, mais il restait encore quelques bandes de sable, des rochers ornés de coquillages et du côté du large, un horizon calme et serein, les cris de quelques oiseaux de mer qui se détachaient sur le bruit des docks. Pantalons retroussés, mocassins déchaussés et posés bien au sec, je savourais le gratouillis des grains de sable sur la plante de mes pieds comme s’il pouvait m’aider à mettre de l'ordre dans mes pensées, à trouver un sens aux derniers événements.

Dix jours plus tôt, j’entrais dans le hall de l’hôtel Saint George, en sueur, épuisé par mon errance sur les chemins de l’île et l’esprit en pleine confusion. Sans prêter attention aux regards étonnés du personnel, je montai droit à ma chambre et m'endormis tout habillé sur mon lit. Mes rêves d’hommes masqués, d’amour et de terreur furent interrompus par des coups frappés à ma porte - l'heure du sempiternel dîner était arrivée.

Je bus d'un trait le contenu d'une carafe d'eau et en demandai une autre, ce qui provoqua un lever de sourcils chez la Prof. Seulement alors trouvai-je le courage et le souffle de lui raconter mon aventure. Pour protéger l'honneur de Shalba, je passai sous silence certains détails ; de toute façon la Prof s'intéressa à peine à mon histoire d’invitation à diner.

Quand j'arrivai au Rahal, ses yeux s’écarquillèrent, et pour la première fois de ma vie j’eus droit à son attention sans partage. Elle me fit décrire plusieurs fois le glyphe tracé sur les cagoules, et jura entre ses dents qu’elle en était sûre. Quand j'en arrivai à l’incendie de la maison Dil, elle étouffa un cri qui fit se retourner le placide serveur de l'hôtel. Peut-être la disparition des livres la choquait-elle plus que le sort du maitre de maison lui-même.

Dans les jours qui suivirent notre liberté d'action se trouva singulièrement réduite, et il nous fut impossible de retourner dans l’intérieur de l’île pour savoir ce qu'il était advenu de notre ami. À en croire le gérant de l'hôtel, les chevaux étaient malades, et d'ailleurs plus personne ne voyageait vers l'intérieur à cause de « problèmes sur les routes ».

Puis nous reçûmes la visite de deux hommes venus de Famadé, qui se présentèrent comme des envoyés de la famille Dil. Ils nous réclamèrent, au nom du seigneur mort dans un incendie accidentel, les livres qu'il avait prêtés à madame Deheuvens, dont ils avaient la liste exacte. Elle les restitua après leur avoir demandé de confirmer leur identité de multiples manières, d'un ton soupçonneux. Quand ils furent partis, elle remarqua : « C’est étrange, ils n'ont cessé d'éviter le mot "Dil"... Ils ont continuellement usé de périphrases. »

Il était devenu difficile d'obtenir une entrevue avec qui que ce soit ; même le souriant doyen de l'université nous fit part de ses regrets "en raison d'une situation personnelle compliquée". Nous passâmes plusieurs journées à multiplier sans succès les démarches et les rendez-vous, et Élise devint de plus en plus nerveuse.

Je réussis enfin à échapper à la Prof, le temps de me rendre dans la Médina, un après-midi étouffant où même marcher dans l'ombre était pénible. Comme toujours, Shalba servait à la boutique de thé, mais elle me regarda à peine quand je lui fis signe par la fenêtre. J'attendis le départ des clients pour lui parler en tête à tête, mais elle ne donna à mes questions que des réponses brèves, avec indifférence. Comme je la pressais, elle finit par lâcher : « Cyprien, les choses ont changé ici, et cela nous concerne aussi... Il vaut mieux oublier ce qui s'est passé."

Je ne reconnaissais plus la jeune femme joueuse qui m’avait accueilli à sa fenêtre quelques jours auparavant. Je protestai, insistai, l'implorai de me retrouver en tête à tête, mais j’aurais aussi bien pu m’adresser à un mur de pierre. À court de mots, je repartis sans réponse à mes questions. Plus tard le même jour, la Prof m'annonça qu'elles avait décidé de rentrer en France par le prochain bateau, j'acquiesçai en silence, avec l'enthousiasme d'un condamné aux galères. Je n'avais pas envie de rentrer à Paris, mais à quoi bon rester à Kalé ?

Le ressac scandait mes dernières heures sur l'île. Je m’assis sur une pierre couverte d’algues séchées, attrapai un morceau de bois flotté avec lequel je traçai dans le sable la forme compliquée du signe "Dil". D'après la Prof, il allait disparaître de tous les ouvrages en Wihila, si ce n'était pas déjà fait. En écoutant les conversations des habitants de l'île, elle avait déjà noté la transformation des mots où cette lettre avait disparu. Je lançai un regard circulaire ; peut-être que le seigneur Am'd se cachait derrière un cocotier, prêt à me tuer sur place pour avoir dessiné un caractère interdit.

Une vague plus forte que les autres vint mouiller mes pieds nus. L'eau était tiède, et je savourai cette caresse typique des mers du sud. Baissant les yeux, je vis que la vague qui se retirait avait effacé le tracé maladroit de mon glyphe, laissant derrière elle un très léger relief, à peine une ombre qui fut aplanie par la vague suivante, laissant le sable vierge de toute écriture. Ce signe n’avait jamais existé.

Je me levai et retournai à pas lents vers la ville, l'hôtel et nos bagages. J’avais encore des valises à refermer et à empiler, des pourboires à donner – il ne restait pas grand-chose de l'allocation fournie par mes parents pour couvrir mes dépenses.

Je léguai tout mon thé à l'hôtel, le goût m'en était passé. Puis nous embarquâmes dans l’indifférence générale, laissant sur le quai le porteur de l’hôtel qui déjà retournait à ses tâches quotidiennes.

En regardant l'Île aux Épices s'éloigner depuis le pont du navire, la Prof et moi affichions une même morosité, mais pour des raisons différentes.

— Je sais ce qui s'est passé, Cyprien.
— Quoi donc ?
— Leurs différends politiques prennent toujours une tournure philosophique, et donc linguistique. C'est pourquoi les vainqueurs bannissent l'idée même qu'ils ont combattue, et par extension, le signe et la syllabe correspondants. Le Rahal dont vous m'avez parlé consiste ni plus ni moins qu'en une ablation sémantique. Je crois que mon père a dû quitter l’île lors de troubles similaires, il y a maintenant bien longtemps.
— Mais s'ils ont banni le terme "Dil", comment feront-ils désormais pour désigner les fenêtres ?
— Leur langue est riche, ils ne manquent pas de signes ni de sons de substitution. Par contre, il ne sera plus permis d'évoquer cette ouverture, ce "moment de frivolité tendre" comme disait Dil Saleh al Dil, où les habitants de Kalé étaient disposés à flirter avec l’Occident.
 Je hochai la tête, pensif :

— Vous avez sûrement raison, prof, ça expliquerait tout. Mais... Même si le glyphe a disparu, pensez-vous que l'idée pourrait renaître ?
— Je ne sais pas. Leur culture fait penser à un champ de bataille où les idées s’affrontent par familles interposées. Les vaincues sont traités comme des hérésies, elles sont éliminées les unes après les autres, jusqu’à la victoire finale d’une seule ; la fin de toute pensée, de tout langage.
— C’est horrible !
— Horrible et fascinant à la fois… À moins que les idées ne meurent jamais complètement. Peut-être que dans quelques générations, des meneurs reprendront le flambeau de Dil l’hérésiarque, sous une autre forme.
— Des générations…
 L’île disparaissait à l’horizon, et les événements des dernières semaines commençaient à me sembler irréels. Mes pensées se tournèrent vers Paris où notre bateau nous emmenait, propulsé par un panache de fumée noire.

Peut-être avais-je manqué à Victoire.

L'Affaire WhatsApp

L'Affaire WhatsApp

The Vampire Genevieve

The Vampire Genevieve