Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

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"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

La Horde du Contrevent

La Horde du Contrevent

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Un livre par Alain Damasio

Un désert immense, de sable et de terre ocre, balayé par les vents. De place en place, des turbulences soulèvent la poussière en spirales, forment des arabesques ou des glyphes éphémères.

Non loin de vous, une petite élévation rocailleuse, guère plus qu’un mamelon, semble vous appeler par un sentier de terre. L’ascension est facile, malgré des rafales de vent qui manquent de vous déséquilibrer à plusieurs reprises. Vous atteignez prudemment le sommet et y retrouvez le Barde.

Assis en tailleur sur une énorme pierre plate, il a les mains posées sur les genoux, paumes vers le haut, dans une attitude digne d’un yogi. En approchant, vous remarquez un verre posé derrière lui, rempli d’un liquide sombre – certainement un porto millésimé. Le Barde marmonne comme pour lui-même :

— Virgule, espace espace, une turbule et puis... Une rafale ? Ah zut.

Il ouvre les yeux et vous aperçoit.

— Ah, c’est vous ! Il me semblait bien percevoir une présence... Oui, j’essaie de transcrire les vents qui soufflent ici, mais l'exercice est délicat et facilement perturbé. Mais qu’à cela ne tienne, j'en sais assez !
— Qu'avez-vous appris ?
— Qu’il est temps de publier une critique !

La réputation de la Horde

Grand prix de l’imaginaire 2006, 130 000 exemplaires vendus, des critiques dithyrambiques, et surtout une BD : la Horde du Contrevent est une sorte de phénomène littéraire francophone, chose plutôt rare dans le domaine de l’imaginaire.

C’est aussi, quand on lit les avis des lecteurs, un roman clivant : ceux qui ont aimé ont adoré, ceux qui n’ont pas aimé ont détesté.

À plusieurs reprises j’ai été tenté de m’y attaquer sans passer à l’action, peut-être à cause de l’ambition trop affichée du livre. Puis avec le temps, on mûrit, on emprunte des livres à des amis, et soudain on se retrouve à lire un pavé de 700 pages.

Géographie du vent

Imaginons un monde cousin du nôtre, qui s’en distingue par quelques particularités importantes.

La principale est le vent, qui souffle invariablement d’Est en Ouest, avec une variété de souffles qui vont de l’agréable caresse à la destruction nucléaire. Le sens des vents structure un monde linéaire : il définit les points cardinaux (aval et amont), les directions de la marche (contrer ou avaler), et la géographie – la Bande de Contre, seul espace habitable, s'étire le long de cet axe Est-Ouest, bordée de part et d'autre par des déserts infranchissables.

Partie d’Aberlaas, la grande cité de l’extrême-Aval, la 34ème Horde, héritière d'une tradition vieille de huit siècles, remonte le vent (“remonde”), à pied, en quête du mythique extrême-Amont.

Composée de 23 membres complémentaires, préparés à cette tâche depuis leur plus tendre enfance et dévoués jusqu’au fanatisme, elle ira plus loin que toutes les autres, pour peut-être, enfin, découvrir l’origine du vent et ses formes encore inconnues.

En chemin, la Horde affrontera évidement quelques obstacles sans lesquels le livre ne serait que le récit d’une promenade : épuisement, tempêtes, mauvaises rencontres, étendues hostiles et phénomènes étranges... Sans parler de la mystérieuse Poursuite, que l’on dit vouée à faire échouer les hordes successives.

Épopée

Pas de doute possible, on est ici dans le genre épique : l’aventure n’est pas avare de son souffle (hihi). Plus encore, il s’agit d’une quête initiatique, d’une recherche d’idéal qui exalte les thèmes du courage, de la lutte, de la persévérance. Car tous ces braves gens se déplacent à pied dans un monde qui commence à bien maîtriser l'énergie éolienne – forcément – et la navigation aérienne. Il y aurait moyen d’aller plus vite, mais ils ne le veulent pas ! Ce choix de la marche et de la souffrance leur donne un côté sérieux, voire obstiné.

Autant dire que pour la grosse poilade, on repassera.

Fort logiquement, cette insistance sur la notion d’effort nous amènera, quelque part dans les derniers chapitres, au fameux « le but est dans le chemin ». Si cette idée déjà connue semble s’imposer, ça n’est pas le moment fort du livre : toute la construction de « La horde… » est fondée sur cette hypothèse, sur l’idée d’une remontée à pied en quête de soi qui a plus de valeur qu’un déplacement rapide. On ne fait que revenir à ce point de départ au terme d’un raisonnement circulaire.

La valeur donnée à l’effort définit aussi l’attitude des Hordiers vis à vis des gens qu’ils rencontrent : mépris ou bienveillance condescendante pour les Abrités ancrés dans la terre, méfiance pour les Obliques dont on pressent la nature sournoise, étonnement et incompréhension face aux Fréoles qui ne restent pas en place dans leurs machines volantes. On ressent un élitisme absurde chez ces marcheurs incroyablement talentueux, mais aussi terriblement contraints. On se trouve parfois à la limite de l’éloge du sectarisme, tant la conviction d’avoir raison semble être pour les hordiers la qualité qui prime sur les autres.

L’idée d’aller à rebours du vent, de la facilité, a aussi inspiré la numérotation inversée du livre : on commence à la page 700 et on termine à la page 0.

Super-héros

Les membres de la Horde sont des spécialistes hors-pair. Sélectionnés sans pitié, formés par les meilleurs maîtres dès leur plus jeune âge, certains d’entre eux atteignent un niveau à proprement parler épique.

Ainsi les exploits d’Erg protecteur, sa vitesse et sa précision défient la raison, dans ce monde où la maîtrise du souffle et du décalage autorisent à s'affranchir des limites du réel. L’esprit fantastique rencontre les arts martiaux extrêmes, dans des scènes à l’inspiration orientale. Callirhoe la feuleuse, quant à elle, peut (quand elle est en forme) créer du feu à partir d’un peu d'air et de boue, ce qui est bien commode au moment de griller les sardines en zone marécageuse. Oroshi perçoit les vents autant qu'elle les calcule, et ce savoir poussé à l'extrême lui ouvre les portes de domaines mystiques.

C’est ainsi que dans ce monde l’excellence, surtout quand elle est en rapport avec les vents, procure des pouvoirs quasi-magiques. Cela ne vaut d’ailleurs pas que pour les hordiers : vieux maîtres, ennemis jurés de la Poursuite sont eux aussi capables d’exploits surhumains. Parce qu'on découvre en même temps les principes très particuliers qui sous-tendent certains de ces pouvoirs, au fur et à mesure des étapes il devient plus facile de les accepter, de suspendre son incrédulité.

Le groupe

Une autre particularité de ce livre est son casting. La Horde compte en effet 23 membres, chacun occupant un rôle particulier dans l’organisation collective, incarnant une qualité ou un talent ; chacun représenté par un glyphe qu’il porte tatoué, un symbole qui marque sa place dans l'ordre de marche et les passages écrits de son point de vue.

Certaines voix se détachent plus que d’autres de ce chœur.

D’abord vient Golgoth le Neuvième du nom, le Traceur. Il mène la marche et impose la direction - en général la Trace Directe, droit face au vent. Il parle un langage d’homme d’action, invente souvent des mots plus colorés que les originaux, et ne recule jamais devant la brutalité si cela sert la cause. Sa détermination totale, plus encore que son physique sans concession, en fait l'ancrage du groupe.

Sov le scribe rédige les « carnets de contre », afin de transmettre leur expérience aux hordes qui les suivront. Ce personnage curieux et affectueux, inquiet et dévoué, donne par moments l’impression de représenter le mieux l’auteur dans son oeuvre.

Si Golgoth est dépeint comme un leader idéalisé, un héros prolétarien pour qui la fin justifie les moyens, Pietro, le Prince, représente l’armature morale de la Horde, celui dont la noblesse vient de l'âme et non de la naissance. Sa voix ferme offre un contrepoint aux éructations de Golgoth et aux interrogations de Sov.

Oroshi, l’æromaitresse, détient une connaissance qui va se révéler précieuse, en tant qu’experte des vents. Forte et réservée, elle va révéler progressivement l'étendue de ses savoirs mais aussi son humanité.

Caracole, le troubadour, incarne le principe du changement, de la vivacité et du mouvement perpétuel. Son langage virevoltant, coloré et inventif semble parfois une version poussée à l'extrême du style de Damasio lui-même. On pourrait penser que si Sov est proche de qui il est, peut-être Caracole ressemble à celui qu’il aimerait être.

Chacun de ces personnages devient à son tour l’un des conteurs de l'histoire de la horde. Si 5 vous semblent beaucoup, ajoutez les 18 autres : toutes ces voix prennent la parole en fonction des événements. Voilà la mesure du défi narratif que s’est lancé Alain Damasio. Donner vie, non pas à un héros ou à quelques protagonistes, mais à un large groupe humain. Cela explique sans doute pourquoi l’auteur s’attache autant aux descriptions individuelles qu’à tisser le réseau de relations entre les hordiers, amitié ou tendresse, mais aussi rancunes ou mépris.

Cela fonctionne-t-il ? En partie. Ces voix bien différenciées portent chacune une vie intérieure, et nous promènent sans trop nous perdre dans un kaléidoscope de points de vue. Heureusement, l’auteur n’essaye pas de donner un poids égal aux 23 personnages, ce qui aurait compliqué l’affaire à l'excès. On s'habitue d’abord aux protagonistes les plus importants, puis on en découvre d’autres au fil des pages. Certains membres de la Horde seront développés en profondeur, d’autres resteront des personnages purement secondaires, dont la voix n’est quasiment pas entendue, et dont les apparitions se résument à un glyphe sur le diagramme de la formation de marche. Parfois on les découvre tardivement, comme par exemple la voix intérieure d’Erg lors de ses derniers combats aériens, ce mélange explosif d’agressivité, de perfectionnisme et de complexe d’infériorité.

Pour obtenir une telle variété de voix narratives, pour faire vivre 23 personnages, l’auteur doit forcer leur ton, langage, rythme, que pour les rendre reconnaissables. Mais cette polyphonie entre en collision avec le choix stylistique très riche que l’auteur s’est imposé (voir plus bas), une manière qui reste à peu près constante. En suivant Golgoth par exemple, j’entends Damasio faisant parler un homme du peuple à la verve vulgaire et vivace, amateur d'allitérations. Tous ces personnages, de temps à autre, s’expriment un peu trop comme il écrit.

Le style

Si "La Horde..." ne manque pas de fond pour une épopée, elle sort aussi de l’ordinaire par son écriture. C’est sans doute un de ses aspects les plus clivants de cet ouvrage.

Damasio a un don pour la formule, une réelle inventivité dans le choix des mots, dans la manière de les réemployer, voire d’en créer en fabriquant des verbes à partir d’adjectifs. Les mots deviennent des métaphores, les lieux communs sont souvent détournés. Selon moi, il commet l’erreur de trop se servir de son talent.

Un roman n’étant pas un recueil de poésie, on ne peut demander au lecteur de prononcer chaque phrase à voix haute pour en apprécier toutes les finesses, de la faire tourner entre ses mains pour l’admirer comme une céramique japonaise, surtout tout au long de ses 700 pages.

On pourrait avoir des discussions d’érudits, porto ou whisky à la main, sur ce qu’est le style, avoir un style, faire du style… Quoi qu’il en soit, pour celui (ou celle) qui cherche à s’immerger dans le récit, cette écriture trop visiblement travaillée s’interpose en permanence et rappelle la présence de l’auteur, comme s’il venait nous tirer la manche pour nous montrer un effet original ou un mot peu usité dont il détourné l’usage. Elle ne sert pas tant l’histoire qu’autre chose, vanité ou ambition poétique à laquelle je suis moins sensible. Cela évoque parfois un groupe de rock où le guitariste abuse des solos. Quand Damasio empoigne son clavier, plus une seule expression ne reste naturelle Damasio essaye trop, et pour chaque fulgurance (et il y en a), combien de passages où l'œil et l’esprit s'égarent. Si parfois j’ai sorti la tête de mon livre pour savourer un coup d’éclat verbal, trop souvent j’ai levé les yeux au ciel en me demandant : « Y a-t-il une seule personne dans ce bouquin qui sache s’exprimer simplement ? »

Les préférences de chaque lecteur diffèrent. Pour ma part, j’ai terminé ce livre en dépit de son style, pas grâce à lui. L’idée de le refermer et de le ranger m’a tenté dès la trentième page (ou devrais-je dire, la page 670), mais heureusement d’autres qualités ont récompensé ma persévérance. J’ai eu parfois l’impression de remonter le vent de l’auteur ; était-ce voulu ?

Le langage d’un monde

Si le style tend à l’obscurité par la surcharge, les termes propres au monde posent beaucoup moins de problèmes. On retrouve ici le jeu traditionnel entre l’auteur d’imaginaire et son lecteur, acte d’équilibriste entre devinettes et explications, pour dévoiler son monde juste ce qu’il faut, susciter la curiosité sans trop dérouter.

Dans La Horde du Contrevent, Alain Damasio fait preuve d’une belle créativité, avec une tendance au clin d’oeil. Les termes d’Obliques, Abrités et Fréoles décrivent bien les différentes populations ; le pharéole permet de se repérer et abriter par vent difficile ; quant aux ærudits, à l’Hordre et ses hordonateurs, on devine sans peine et on sourit. De même dans les déplacements : on contre et on avale, selon le rapport au vent. Cette terminologie inventée sert bien la construction d’un univers imaginaire marqué par le vent.

Technologie éolienne

Les arts et techniques eux aussi sont centrés sur l’utilisation des souffles d’air, dans un triomphe de la dynamique des fluides.

Cela commence avec l’habitat : jardins en cuvette pour être abrités du vent, bâtiments en forme de goutte d’eau, illustrent la principale contrainte qui s'exerce sur les constructions. Chaque lieu de vie humain subit un siège éolien permanent.

Les formes de vie et les techniques de survie sont elles aussi basées sur l’air : fauconnier et autoursier dont la chasse nourrit le groupe, ainsi que le piégeur dont les nasses aériennes, portées par des cerf-volants, capturent des méduses flottantes ou des oiseaux.

Les machines reviennent sur ce thème : ce ne sont que voiles, boomerangs et ballons. Même les combattants en deltaplane se lancent des hélices. Les vaisseaux des Fréoles sont à la pointe de cet art, équipés de pales géantes et de machines qui leur permettent de parcourir le monde bien plus vite que les hordes d’antan.

Je me suis parfois interrogé sur le réalisme de cette technologie. Par exemple, les traineaux contenant l’équipement lourd de la horde sont propulsés par des hélices actionnées par le vent qu’elles remontent. J’imagine que cela peut fonctionner tant que l’on bénéficie d’un ancrage au sol évitant la dérive, mais le même schéma est appliqué plus tard dans l’eau, et là j’ai commencé à douter : une hélice prise dans un courant peut-être vraiment arriver à le remonter par la seule action du passage de l’eau ? 🤔

Ces questions perdent progressivement leur importance, tant les fondements du monde qui nous est décrit s’écartent progressivement de notre réalité.

La science du vent

Dans ce monde où une fenêtre a pour toujours été laissée ouverte, la connaissance des courants d’air occupe une place à part dans les savoirs. C’est le privilège des æromaitres, transmis et accru depuis des générations.

On apprend ainsi qu’il existe une écriture du vent à base de signes de ponctuation ; les scribes doivent la maitriser pour conserver une trace précise des difficultés rencontrés. Cette notation élégante fournit aussi, à l’occasion, de belles épitaphes.

Les vents sont répertoriés et classés en 9 formes principales ; on apprend bientôt que seules les six premières sont connues. Si la Zéphirine ou le Slamino ne sont pas trop menaçants, le Choon ou le Crivetz est franchement désagréable, et le Furvent est une catastrophe destructrice qui arrache relief et bâtiments, laissant derrière elle le chaos d’un séisme centenaire. Les vents peuvent être animés de bourrasques, salves ou même Blaast (sorte de rafale explosive) ; ils arrivent chargés de poussière, de sable, ou carrément de gravats. C’est du sérieux.

La horde ambitionne de découvrir toutes les formes du vent, et on soupçonne assez vite que les dernières vont faire mal. La huitième et la neuvième forme, en particulier, sont connues pour être d’une nature philosophique, car elles soufflent dans l’esprit de ceux qui les rencontrent, comme des épreuves ultimes de leur quête. On pourra crier au cliché (je l’ai fait), mais pas à l’incohérence : en effet, le vent dans ce monde n’est pas un simple phénomène d’air qui se déplace.

Le monde et sa logique

Quand les conversations tournent à la métaphysique, ou quand les conditions extrêmes produisent des phénomènes extraordinaires (comme par exemple dans le siphon, version local d’un maëlstrom), la logique différente de ce monde apparait clairement, dans des formes parfois difficiles à réconcilier : l’eau devenant du verre, le temps se solidifiant, l’air qui circule si vite qu’il est partout en même temps… Qu’est-ce que tout ça veut dire ?

Le clef de cette construction se trouve à la première page du livre : « À l’origine fut la vitesse ». Dans cette cosmogonie originale, Damasio inverse les termes d’une vieille équation de physique. Au lieu de définir la vitesse par le rapport entre une distance (positions d’objets matériels) et un temps, il imagine que temps et matière sont issus des différentes formes que prend la vitesse, principe fondamental du monde.

Quand la vitesse ralentit, elle donne vie à la matière, fluide d’abord comme l’air ou l’eau, puis de plus en plus pesante et inerte. Mais dans d’autres circonstances plus mystérieuses, c’est le temps lui-même qui peut prendre une forme physique, figé comme du verre le temps d’une anomalie.

Le mouvement se trouve à l’origine de la matière, mais aussi de la vie, à travers le phénomène du Vif : il s’agit non pas de l’âme, mais d’un principe vital lié étroitement à un être vivant, formé d’un noeud de vitesse absolue animée d’un mouvement circulaire, et qui doit ses propriétés à la forme complexe de ce noeud.

Les Chrones procèdent du même principe, mais leur nature reste mystérieuse. Apparaissant en grand nombre après les tempêtes, dérivant à hauteur d’homme comme des masses laiteuses ou noires, ils sont parfois bénins, parfois dangereux, et détiennent le pouvoir de transformer ce qui les traverse. Il en existe de toutes sortes et tailles, psychrones, autochrones, etc. Leur nom ne doit rien au hasard, car en leur coeur il existe aussi un noeud de temps suspendu, de vitesse pure. Cette parenté avec le Vif logé au coeur de chaque humain s’avère, au fil des pages, plus étroite encore qu’on ne l’imaginait.

Ces notions, et bien d’autres encore, sont développées tout au long du livre lors d’aventures ou de discussions savantes. Ceux qui ont le goût de la spéculation « scientifique » apprécieront de ce jeu intellectuel, les autres risquent de trouver le temps long. Pour ma part j’ai mis un peu de temps avant de percevoir où l’auteur nous emmenait, tant au début les notions semblent sortir au hasard, le système tarde à se dévoiler. Mais la puissance conceptuelle m’a impressionné, en plus du côté puzzle toujours distrayant.

Narration

Le récit de la Horde commence par une épreuve bien musclée : l’arrivée d’un Furvent dévastateur alors que la horde marche dans les plaines. Si l’action se calme un peu dans les chapitres suivants, on n’a jamais l’impression que les enjeux retombent, car après cette mise en place des bases (le vent, c’est pas de la blague), chaque nouveau chapitre s’intéressera à un nouvel aspect de la quête, du monde, des personnages ; à des difficultés inattendues, ou pour lesquelles la horde est moins bien armée. L’intensité croissante des épreuves est seulement ponctuée par des pauses contemplatives, des discussions et des rencontres.

Cette intensité est aussi servie par un usage audacieux des ellipses, pour passer sur des mois ou des années de voyage, mais aussi - et souvent - pour contourner des moments que l’auteur préfère nous faire imaginer : le coeur du Furvent, que l’on reconstitue à partir des dégâts homériques laissés dans son sillage, ou bien la déception qui conclut une traversée éprouvante. Malgré son goût pour la fantaisie verbale, Damasio sait aussi (parfois) ne pas raconter, économiser les mots, créer des vides et des pleins dans son récit.

Néanmoins, vers la fin la dimension métaphysique ou philosophique devient pesante. C’est le moment où chaque héros va à la rencontre de lui-même, et le récit prend un tour trop métaphorique pour rester entièrement crédible. L’histoire vire à la parabole, et je ne fais pas référence aux antennes.

Cela signifie-t-il que beaucoup de ces 700 pages sont en trop ? Certaines peut-être, mais au final ce n’est pas si grave. Alain Damasio sait raconter une histoire, créer de la tension. Il maintient l’envie d’en savoir plus, d’apprendre ce qu’il y a « au bout », et il a besoin d’espace pour déployer les pans chatoyants de sa création. Pour un amateur d’imaginaire, certaines expositions ne sont pas vécues comme des longueurs.

S’il fallait lui faire un reproche, ce serait plutôt que la cohérence événementielle fait parfois défaut : des pistes apparemment importantes restent ouvertes, un antagoniste est transformé sans explication, et des événements surgissent comme des évidences pour les protagonistes alors que le lecteur reste perplexe.

L’avis du Barde

« La Horde du Contrevent » mérite sa réputation de livre hors du commun. Sans aller jusqu’à parler de chef d’oeuvre, il a révélé le talent et la créativité d’un écrivain à part. Si vous êtes avides de nouvelles expériences littéraires, cet ouvrage vous fera connaitre une saveur très particulière.

Pour autant, je n’en recommande pas la lecture à tout le monde, car ses grandes qualités sont accompagnées de quelques gros défauts qui peuvent s’avérer rédhibitoires. Tout dépendra de vos préférences ; vous voilà avertis !

Ça, c’est fait.

Ça, c’est fait.

Dans la Toile du Temps

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