Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Hors de l’Histoire

Hors de l’Histoire

Je me souviens d’une époque où, parmi les choix de film du réveillon, on trouvait régulièrement « Conan le Barbare », de John Milius. Il m’apportait plus d’enchantement que les comédies romantiques et les films d’animation qui passaient sur les autres chaînes.

Il y avait, bien sûr, les affrontements à l’arme blanche, les sorciers maléfiques, les héroïnes dévêtues et tout l’arsenal de l’Heroic-Fantasy. Mais au-delà de ces joies simples, j’ai trouvé dans les aventures du Cimmérien, à l'écran comme à l'écrit, un parfum d'ancien mystère, de premiers âges ; un mélange de barbarie et de décadence, de pays familiers mais inconnus. Un dépaysement. Depuis, cette attirance pour les univers archaïques n’a jamais cessé.

L’archaïsme selon le Barde

Il existe de nombreuses manières de situer un récit dans une époque ancienne. Le plus simple est le roman historique, niché dans les recoins non documentés d’une époque bien connue – car l’écriture de fiction a besoin d’un espace de liberté, elle nous raconte des choses que nous ne savions pas déjà ou que l’auteur a imaginées, même si la toile de fond historique est bien balisée.

Un autre procédé consiste à inventer de toutes pièces une époque, à la situer dans un passé éloigné, hors des zones cartographiées du savoir historique, et à la présenter au lecteur comme une découverte de l’auteur, plus ou moins réelle. De nombreuses œuvres de l’imaginaire fonctionnent ainsi, à commencer par le monde de la Terre du Milieu de JRR Tolkien, censé se dérouler à une autre époque de la terre (en tout cas c’est ainsi que l’auteur la présente au début du Hobbit), mais aussi l’âge Hyborien où se situent les aventures de Conan, les jeunes royaumes d’Elric de Melniboné, et bien d'autres. Cette époque ancienne, autant fantasmée qu’imaginée, les héros de Robert Holdstock la découvrent et redécouvrent régulièrement. Un monde dont la trace s'est perdue, habité de héros et de divinités plus grandes que nature, dont les us et coutumes ressemblent à ceux de notre histoire, mais...

D’autres créateurs vont plus loin et rejettent carrément toute continuité avec notre monde et son histoire, tels George Martin dans le Trône de Fer ou Robin Hobb dans l’Assassin Royal. Leurs univers sont des créations autonomes, sans lien avec un triste présent où Trump serait président des États-Unis. Des mondes parallèles en quelque sorte, qui pourtant ressemblent plus à un passé médiéval européen qu’à des exo-planètes prises au hasard dans le cosmos. Ils se situent à un extrême du spectre de l’imaginaire, là où la différence entre un autre lieu et un autre temps se dissout et perd sa signification.

Aujourd'hui je voudrais parler de la fascination que crée, non pas un Ailleurs, mais un Avant.

Préhistoire et écriture

Quel moment historique nous sépare de cet archaïsme ? Le fait de consigner les histoires, sans doute. À une époque, on appelait « Préhistoire » tout ce qui précédait l’utilisation de l'écriture. Cette définition a depuis été rejetée, parce qu’elle met dans un même sac des choses très différentes. On y retrouve pêle-mêle des peuplades vivant il y a des dizaines de milliers d'années, dans un âge de pierre où l’animalité affleurait encore, comme des cultures celtiques ou asiatiques disposant des mêmes outils que leurs voisins dotés de l'écriture, ou encore certaines civilisations précolombiennnes dont on connaît mal les moyens de transmission du savoir.

Mais cette délimitation est pertinente dans mon propos du jour. Le temps dont elle trace les contours se caractérise précisément par la difficulté que nous avons à bien le connaître, par la distance et les obstacles qui nous en séparent, à la manière d’une Terra Incognita sur une carte ancienne ornée de monstres fantastiques.

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Les seules traces matérielles qui nous en restent sont des ossements, des peintures sur les murs de cavernes, des armes corrodées trouvées dans la terre, des sépultures et des tessons que les érudits classifient et analysent, déployant des trésors d'ingéniosité et de déduction dans l’espoir d’appréhender un jour ce qu’ont pu faire, dire ou penser les gens qui s’en servaient. Parfois des restes affleurent dans des coutumes campagnardes ou des chansons, ou dans la culture de peuples voisins (par exemple les écrits du romain Tacite, unique source pour connaître des peuples germaniques anciens), mais avec de forts risques d’erreur ou de déformation. La plupart du temps, on regarde cette époque — ou ce monde — par une loupe déformante qui capture des jeux de miroirs passant par un trou de serrure.

Un iceberg

« Avant » nous est en partie caché, mais il est aussi d’une taille inconcevable.

L’histoire visible de l'humanité, qui nous est restée à peu près intelligible grâce à l'écriture, couvre au mieux quelques millénaires dans certaines régions du globe, quelques siècles ou décennies dans d’autres. Même si les récits que nous en conservons peuvent être altérés ou manipulés, ils nous procurent une grande richesse d'informations. Grâce à cela, les cultures historiques occupent une place de choix dans l’enseignement.

Cette richesse masque l’étendue de l’autre histoire, le continent obscur qui se déploie à l’infini au-delà de cette petite clairière que nous connaissons de mieux en mieux. Plus loin on regarde vers le passé, et plus notre vue se perd dans les zones d’ombre, que ce soit en Asie, en Afrique, ou dans la « vieille » Europe dont on pourrait penser avoir fait le tour. Même les lieux de l’histoire la plus ancienne, Chine, Égypte ou Mésopotamie, finissent à leur tour par disparaître dans cette nuit primordiale. Au-delà de cette limite s'étendent des milliers et des milliers d'années dont personne ne nous contera l’histoire. Ces cultures « non-historiques » couvrent une surface et une durée que l’esprit peine à embrasser. Elles sont la partie immergée de cet iceberg qu’est l'histoire complète de l'humanité, formée plus de questions que de réponses.

Qui étaient les princes, les chants, les déesses et les peurs de ces gens ? Comment s’organisaient leurs familles, quels rituels essentiels marquaient le cours de leurs vies ?

En quoi croyaient ceux qui ont dressé les pierres de Stonehenge ou de Carnac, ou tracé les immenses silhouettes de Nazca ? Qui étaient ces rois et ces guerriers qui se sont affrontés à la bataille de la Tollense, lors d’un lointain âge du bronze dont les noms se sont perdus ? Quelles histoires se racontaient les peuples d’Europe du Nord avant que les croisades baltes ne détruisent leur mode de vie ? De quels dangers réels ou imaginés, de quels pays anciens s’est inspiré l’auteur de l’Odyssée, longtemps avant que sa chanson ne soit posée sur du papier ?

La nuit des temps

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Autrefois, l'imaginaire des hommes se projetait dans l’espace, sur cette fameuse terra incognita, qu’elle se trouve au-delà des mers ou à l’autre bout d’une étendue inhabitée (par exemple Les royaumes de Borée). Mais de cet espace vide ne subsistent que des réduits, que l’on sait déjà promis à une prochaine « découverte » et absorption dans le reste de l'humanité. Ailleurs est connu, ou sur le point de l'être. La SF spatiale, space-opéra ou autre, cherche au-delà de l’orbite terrestre une échappatoire à cette contraction de l’espace humain.

Je ressens le même appel quand je considère la face immergée de l’iceberg historique. Les possibilités sont infinies, d’aventures, batailles, rencontres et séparations ; de coutumes, langues et sociétés. Combien d’histoires oubliées, dont toute trace semblait avoir disparu, ont resurgi un jour sous le soc d’une charrue ou lors du creusement d’un parking souterrain, parcellaires et inexpliquées ? L’Avant est un espace créatif immense, une page presque blanche où l’on trouve parfois un fragment, un mot ou une lettre isolés, énigmatiques ; un terrain de jeux rêvé pour l’imaginaire.

Dans ces lieux et ces temps ont peut-être vécu les Atlantes, les habitants du continent Mu, des extra-terrestres, ou d’autres cultures dont les écrits auraient mystérieusement disparu dans une catastrophe. Il n’est pas interdit, à la manière de Tolkien, d’y placer un univers entier avec genèse et apocalypse, un cycle historique entier ayant précédé notre époque. Néanmoins des contraintes s’accumulent, la géologie et l’archéologie portent parfois une lumière importune dans des recoins que l’on aurait voulu aménager à sa guise, ce qui peut obliger à quelques acrobaties logiques. L’absence de fossile prouve-t-elle de manière absolue que des dragons préhistoriques n’auraient pas coexisté avec l’homme ? Un jour j’aurai peut-être envie de décider que non, et d’écrire une histoire de ce temps-là.

Sans aller jusqu’à une aussi ambitieuse réécriture du passé terrestre, ce monde à découvrir nous propose un merveilleux théâtre d’explorations. À une époque où tracer une carte relevait de la sorcellerie, où les routes se mémorisaient au moyen de chansons ou de contes, l’inconnu, l’excitation et le danger commençaient à quelques lieues de chez soi. Tout se prêtait alors à découverte, dévoilement. Et que dire de ce qu’aurait ressenti un habitant de Scandinavie qui aurait traversé les forêts et les fleuves de Russie, pour arriver en Orient ou en Afrique. Pour reprendre les mots de l’immortel Tolkien :

Il est fort dangereux, Frodon, de sortir de chez soi. On prend la route et, si on ne regarde pas où on met les pieds, on ne sait pas jusqu'où cela peut nous mener.

Ce danger, bien sûr, menace moins le lecteur ou le scénariste que les personnages de leurs fictions.

Comme toujours dans l’imaginaire, le plaisir de la découverte tient au mélange entre le familier et l’inhabituel. L’Avant peut le créer par les indices où l’on reconnaît le monde historique familier ; une rencontre avec des peuples dont la mémoire nous est restée (un barbare approchant du Limes romain par exemple), un lieu naturel qui nous est connu, ou un autre détail qui nous rappelle que ces personnages si différents foulent le même sol que nous aujourd'hui.

À la lisière

Grâce au travail des historiens et des chercheurs, notre feu de camp est devenu un brasier aveuglant, et il éclaire loin autour de nous. Mais ce cercle de lumière rencontre toujours une limite, l’orée d’une forêt obscure. Nous y apercevons des silhouettes, quelques visages vaguement familiers, et derrière eux une foule que l’on devine nombreuse, des ombres géantes ou fantastiques, presque englouties dans la nuit des temps.

Ils ne parlent pas, mais parfois nous font signe.

Dans la Toile du Temps

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A Knight of the Seven Kingdoms

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