Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Traversée de l'Andalousie par le Nord-Ouest (récit complet)

Traversée de l'Andalousie par le Nord-Ouest (récit complet)

Ce matin-là, Youtube ne me proposait que des films d'Almodovar. C'était un signe, mais il était trop tôt pour comprendre sa signification.

Après quelques manigances qui m'amusaient beaucoup, mais pourraient m'envoyer en prison, je partis pour mon rendez-vous avec la dame de mes pensées. Ma vieille Fiat patinée par d’innombrables kilomètres autour de Nantes poussa son feulement sensuel mâtiné de bronchite, et bientôt j'arrivai en vue de Sainte-Luce sur Loire, patelin de la périphérie nantaise où travaille Lila. Je me garai juste à l'entrée ; au moment où l’écran du GPS s'éteignait, je crus voir quelque chose d’étrange sur la carte. Mais qu’importait l’électronique, je me fis beau dans le rétroviseur et me pointai au bar–brasserie Le Centre. Lila était déjà à notre table habituelle, en train de lire le dernier numéro de Moi Magazine, l'hebdo de l'Égologie, dont la couverture déclarait : "Tout ce qui compte vraiment est dans notre revue !".

Lila est une vraie beauté : peau satinée, yeux de biche, des rondeurs faciles à deviner dans sa petite robe orange. J'avais du mal à comprendre que tous les gars du bar n'aient pas la mâchoire décrochée et les yeux roulant hors des orbites, mais ça m'arrangeait plutôt.

Elle a levé les yeux de son magazine, et ils n'exprimaient pas que le bonheur de me voir.

— C'est à cette heure-ci que…

Elle s'interrompit en voyant l'heure affichée par la télé au-dessus du bar, sembla confuse. Sans tenir compte de son entrée en matière, je lui annonçai fièrement :

— Pile au rendez-vous !
— En effet, répondit-elle sans conviction. Il m'a pourtant semblé…
— Tu dois avoir foi en moi ! Quand je dis midi et demi, c’est midi et demi !

Je m'assis face à elle en m'arrangeant pour lui cacher la montre de mon grand-père, qui indiquait l'heure réelle. Le matin même, j'avais piraté le système européen de diffusion de l'heure officielle, le DCF77 : une horloge atomique ultra-précise basée à Francfort, qui ne dévie que d'une fraction de seconde tous les millions d'années. Son antenne émet chaque seconde un signal radio qui couvre toute l'Europe, et alimente les smartphones, télés et appareils connectés, et tout ce qui se fait d'électronique.

Seuls ceux qui se reposaient sur des mécaniques anciennes, vieilles machines non connectées ou montres mécaniques, connaitraient l'heure réelle, et je me réjouissais d'avance des débats interminables sur la nature du temps que cela allait causer, au fur et à mesure que l'édifice de rendez-vous et de réunions sur lequel repose la vie moderne se casserait la figure. J'avais déjà publié un petit communiqué de revendication sur le site du Collectif des Propagateurs du Chaos, le CoProCh, où j'argumentais avec éloquence sur le besoin de mieux profiter du présent. Peut-être serais-je entendu ? En attendant, je mis mes paroles en pratique.

Je commandai un steak-frites et une bière, Lila une salade et un verre de vin. Nous parlâmes des petits riens dont discutent les gens qui se voient souvent, mais qui ont encore des choses à se dire. Elle rit de mes anecdotes, s'enquit de mes activités pour le CoProCh — mais je restai mystérieux. Lila voulut en savoir plus, mais si je lâchais le morceau ses yeux allaient se mettre à lancer des éclairs et je serais réduit à un petit tas de cendres radioactives ; ma nana n'aime pas qu'on se fiche d'elle. Je déviai la conversation sur mon commerce en ligne où je vends équipements indispensables à la vie moderne, comme des antennes d’ufologie en kit, des combinaisons anti-entropiques et des aspirateurs cosmiques.

L'heure de retourner au travail arriva sans se presser, alors que nous en étions au deuxième café. Lila travaillait à la mairie de Sainte-Luce sur Loire, depuis le bar du Centre il fallait bien marcher deux cent mètres ; elle prit le temps de me raccompagner à la Fiat, où nous êumes plus d'intimité pour nous embrasser. Au moment de partir, elle s'exclama :

— Mais… C'est vous qui avez fait ça ?

Face à nous, le panneau d'entrée du village affichait : "Sainte-Luce s/Guadalquivir". J’ai essayé de cacher ma surprise.


La statue de marbre nous dominait de toute sa taille ; haute de plus de 3 mètres, elle représentait avec réalisme la silhouette altière d'un bichon frisé. Dans l'allée du cimetière, d'autres statues titanesques s'alignaient, alternant avec des massifs de roses et de chiendent.

Nous étions une poignée d’amis recueillis devant le cénotaphe. Nous avions changé les fleurs, remis de l'eau et nettoyé les fientes de pigeon sur la pierre. Doc terminait son oraison, avec un flottement dans la voix :

« Pompon, mon vieil ami, compagnon des bons jours comme des mauvais, ton souvenir m’accompagne pour toujours. Vaillant parmi les plus vaillants bichons frisés, tu as bien mérité les hommages de ton maître, car tu as été, aux dires de tous, un Bon Chien."

Mon regard a croisé celui de Phil, debout à côté de moi. Il haussa un sourcil, et j’imaginai sa voix trainante quand il nous demandait : « Mais qu’est-ce qu’il peut bien lui trouver, à ce clebs ? »

Cette question, nous nous l’étions tous posée à un moment ou un autre durant la carrière de Pompon comme mascotte du CoProCh. Le bichon copulait avec nos chaussures, volait nos sandwiches et boulottait nos blousons, mais à côté de ça il avait une nature affectueuse entièrement dévouée au Doc. Du coup on s’y était habitués, et on accompagnait même son maître dans ses visites au cimetière, puisque ça lui faisait plaisir.

Sur le chemin du retour, à l’ombre d'une statue de Labrador, j’ai raconté au Doc ce qui s’était produit à Sainte-Luce. Il a haussé un sourcil blanc et broussailleux, et a commenté :

— Sans doute une blague.
— Des imitateurs du CoProCh ?
— Possible, grogna-t-il. Mais ça pourrait être autre chose. Ces panneaux qui se transforment, c’est bizarre.
— Ils ne se sont pas transformés tous seuls !
— Je l’espère, Rémi...

J’ai attendu en vain une explication. Nous étions arrivés à la grille du cimetière, ornée de magnifiques caractères en fer forgé qui annonçaient : « DOGLAND ». Le leader et fondateur du CoProCh nous a salués distraitement avant de monter dans sa Skoda.

Je me suis retrouvé avec Phil, Enzo, Dina et Le Forcené, qui n'avaient pas encore envie de se disperser. Nous nous sommes arrêtés au Café des Sports pour quelques bières. La discussion est tombée sur le coup de l’horloge radio, qui les avait beaucoup amusés, et chacun avait une anecdote à partager sur le chaos de la veille. Certains, comme Enzo, travaillaient dans des bureaux, enfreignant ainsi les 3 commandements du CoProCh ("Pas de chef ! Pas de salaire ! Pas de stress !"), et ils avaient été pris dans des réunions qui ne se terminaient jamais, des engueulades sur les horaires et toutes sortes de perturbations divertissantes.

Phil conclut :

— Quand même, Rémi, que tu ne nous dises pas à quelle heure ça allait commencer, passe encore, mais on ne connaissait même pas le jour !
— De quoi tu te plains ? Vous avez pu vivre pleinement le ralentissement du temps, j'aurais aimé être à votre place ! Mais il faut bien que quelqu'un se sacrifie…

Les gars ont rigolé. Le Forcené a ajouté :

— Le seul truc qui manquait, c'était un moyen de détraquer l'horloge définitivement !

Mais le temps ne m'intéressait plus, il avait repris son cours normal depuis la veille au soir. Mon esprit était rempli de questions liées à l’espace : d’autres panneaux avaient surgi dans des communes des environs, porteurs de noms exotiques comme Mauves-al-Andalus ou-Saint-Marc-del-Desierto.

Soudain, Phil s'interrompit au milieu d'une phrase et pointa du doigt quelque chose par-dessus mon épaule. Je me retournai : la télé passait les informations locales de 13h. Un périmètre de sécurité avait été établi à coups de bandes jaune fluo autour d'une crevasse qui s'était formée en pleine ville ; quelques policiers maintenaient à distance un attroupement de passants et des journalistes. Fasciné, je pris progressivement conscience du verbiage du commentateur.

… La crevasse s'est formée dans la nuit à l'emplacement du commissariat de Saint-Herblain, il n'y aurait pas de victimes à déplorer mais rien ne subsiste du bâtiment de deux étages. Certains attribuent cette disparition à l'instabilité géologique des bords de Loire, pour faire la lumière nous interrogeons en direct le professeur Léchevin-Boissec, notre spécialiste en géologie. Décryptage.

—Professeur, une telle crevasse est-elle naturelle, pouvait-on prévoir son apparition, et surtout la question qui nous passionne tous : à qui la faute ?
— Il est vrai que les abords immédiats de la Loire sont composés de sables meubles, mais le reste de la vallée est bâti sur une pierre calcaire plutôt solide si l'on excepte certains effondrements troglo–
— Justement, ces effondrements, pouvait-on prévoir qu'ils se produiraient dans cette partie de la ville ?
— Hé bien… A vrai dire c'est très inhabituel, de plus cet effondrement ne présente pas les caractères habituels d'une crevasse, il se situe dans une zone densément construite dont le sous-sol est resté quasiment intact à part les canalisations…
— Quand on voit les pleurs des victimes dont l'existence a été réduite à néant, tous ces arguments techniques ne pèsent pas très lourd, vous ne trouvez pas ?
— Mais je croyais qu'il n'y en avait p…
— Professeur, vous nous devez la vérité : qui sont les responsables de ce drame qui aurait pu être évité ?
— Comme je vous disais, c'est un phénomène très inhabituel et–
— Merci Professeur ! En direct de Saint-Herblain, les informations continuent, nous sommes maintenant avec le commissaire Clavel. Commissaire, quel effet ça fait de voir sa vie réduite à néant ?
— Vous savez, ce bâtiment devait être rénové dans l'année, il était vétuste et on n'y gardait plus grand-chose...

L'interview continuait ; autour de moi, mes copains spéculaient sur l'origine de l'événement — ils auraient bien aimé connaître la technique pour faire disparaitre des commissariats dans le sol. Mais je n'écoutais plus. À l'écran, en dessous du double menton du commissaire, était inscrit en sous-titre : "Alguacil Clavel".

Sur ce, mon téléphone se mit à sonner : un appel de Lila, il y avait dans la sonnerie une petite note d’urgence que je pris tout de suite au sérieux.

— Rémi, c’est quoi ce bordel de trous dans le sol ? Encore une de vos blagues ?
— Heu, je ne crois p-
— Tu as vu les infos j'imagine. Dans quelles emmerdes êtes-vous allés vous fourrer ?
— Oui mais non mais-
— Peu importe, il y a pire ! Viens vite me retrouver, je suis boulevard Jules Verne.

CLIC.

J’attrapai mon blouson et je sortis du bar, sous les yeux médusés des gars du CoProCh que je laissais régler mon ardoise. L’appel d’une femme peut nous pousser aux pires extrémités.


Niché dans une cuvette apparue en pleine rue, le vortex ressemblait à la bouche d'un nouveau né, en moins mignon et plus pincé, avec le pourtour gonflé et comme barbouillé. Tout autour du motif spiralé inscrit dans le sol, la terre avait une apparence visqueuse, comme si elle avait trop mangé de compote et s'apprêtait à la recracher d'un air contrarié.

Et de fait, la chose venait de boulotter sous nos yeux une baraque de chantier et deux pavillons de banlieue. Lila et moi observions, fascinés. Il s'écoula un long quart d'heure pendant lequel nous fûmes rejoints par de nouveaux spectateurs. Un hélicoptère nous survola, annonçant l'arrivée de la police ou de corps d'intervention au sigle intimidant. Mais pour l'instant, les lieux nous appartenaient.

Comme rien ne se passait, ma main désoeuvrée descendit de la taille de Lila vers son postérieur. Elle me gronda :

— Rémi, ce n'est pas…

La suite de ses paroles fut couverte par un puissant borborygme, mélange de gargouillis stomacal et de rôt mal étouffé. Le vortex s'était gonflé et formait un dôme de la hauteur d'un homme, agité de spasmes de plus en plus violents. Lila me prit par le bras et m'entraina en arrière, repoussant ceux qui s'étaient groupés derrière nous au bord du terrain.

Après une dernière contraction, les pétales du vortex s'ouvrirent d’un coup et éjectèrent un flot de matière. La foule recula en désordre sous une pluie de terre, de sable, de meubles et d'objets hétéroclites.

Tandis que les spectateurs comptaient leurs bleus, je m'avançai à nouveau vers la petite dépression où se trouvait le vortex désormais plat et inactif, et j'inspectai ce qu'il venait d'éjecter. Au milieu de gravats, j'y trouvai des bottes en cuir usagées, un chapeau à plume et des morceaux de vaisselle en fer blanc et en bois. Rien qui indique leur provenance. Plus loin, Lila me fit signe : du bout du pied elle remua ce qui ressemblait à un squelette de cheval, émergeant d'un tas de terre et de fleurs.

Quelque chose crissa sous mes tennis. Je me penchai et ramassai au milieu des gravats une petite bourse à lacets, en cuir grossier ; le genre de babiole qu'on achète dans les magasins pour touristes des centre-ville "historiques". Je trouvai à l'intérieur quelques pièces de monnaie que je ne connaissais pas. La plupart étaient petites et rendues illisibles par l'usure, mais une grosse pièce en métal blanc-gris était frappée d'un blason compliqué et du chiffre 8. Je la retournai dans ma main, la soupesai. Aucune idée d'où elle pouvait venir.

— C'est une pièce de huit, la monnaie des rois d'Espagne du Grand Siècle, fit une voix derrière moi.

Je sursautai et tombai nez à nez avec une vieille dame qui s'appuyait sur une canne, portant un chapeau et des lunettes demi-lunes qu'elle avait chaussées pour examiner ma trouvaille.

— Une quoi ?
— Une pièce de huit réaux. De la monnaie d'argent frappée en Bolivie, je dirais, sans doute des années 1590.
— Comment… ?
— Je sais de quoi je parle, j'étais spécialiste de la Renaissance au département histoire de l'université de Nantes ! Gardez-la précieusement, ça vaut des sous, les objets qui traversent le temps comme ça.

Sur ces mots, elle s'éloigna, et j'entendis le bruit des sirènes de la police et des pompiers qui approchaient. Lila me fit signe, et on mit les bouts.

— Tu crois que ça veut dire quoi ? demanda Lila pendant que nous retournions à la voiture.
— Si ça se trouve, c'était enterré là depuis des siècles. Mais ça m'étonnerait. Le plus vraisemblable, c'est qu'il n'y a pas d'explication vraisemblable.


— Désormais j'en suis certain ; nous sommes en train de vivre une rencontre planaire.
— Une quoi ?
— Le croisement de deux plans, voyons !

Comme nos yeux restaient vitreux d'incompréhension, Doc se fit pédagogue.

— Bon, imaginez que nous habitions à la surface d'une vitre, ou entre deux lames de verres sous un microscope. Représentez-vous une forme de vie en deux dimensions : pour ces êtres, la géométrie se résume à des polygones, des cercles… rien qui n'ait de volume. Mais que se passerait-il si une forme en trois dimensions, par exemple une sphère, arrivait à traverser leur plan d'existence ?
— La vitre serait cassée ?
— Supposons que cette forme peut traverser la vitre sans la briser.

Froncements de sourcils ; soupir du Doc.

— Hé bien, dans le cas d'une sphère, les habitants du monde plat verraient apparaitre un point, puis un disque qui grandirait jusqu'à devenir énorme ; puis il diminuerait et disparaitrait. Pour eux cela serait totalement mystérieux !
— Tu crois vraiment que notre plan d'existence est en train d'en traverser un autre qui a plus de dimensions ?
— Je ne suis pas trop sûr pour le nombre de dimensions. Mais ce que je voulais vous montrer, c'est que le croisement de deux plans produit des effets qui, pour l'observateur appartenant à l'un des plans, semblent dénués de sens. Un peu comme en ce moment dans les environs de Nantes.
— C'est très intéressant, intervint Phil, mais ça ne nous dit pas où on va comme ça.
— À mon avis, c'est un problème de densité cartographique.
— De densité carto... ?
— Exactement ! Il est très difficile de faire tenir dans un même espace la matière cumulée de deux plans différents. En particulier, dans les endroits les plus denses, le croisement des plans prend des allures de collision. Il y a des tôles froissées, des bris de vitres… A mon avis, c'est le rôle des vortex : des zones d'éjection de la matière excédentaire.
— Et les noms qui changent ?
— Sans doute la même chose qu'un rond qui grandit et diminue… Une traduction dans notre dimension d'un phénomène plus complexe. D'ailleurs c'est grâce à cela que j'ai pu tracer le profil de la collision en cours.

Doc déplia devant nous une carte de la région ; il avait marqué dessus des points de couleurs, reliés entre eux par des lignes qui dessinaient comme des courbes de niveau.

— Quand on regarde la carte, tout s'éclaire, non ?

Je gardai prudemment le silence, Phil grogna "on comprend que dalle". Plus loin sur le canapé du Doc, Dina et le Forcené semblaient en hypnose.

— C'est pourtant évident ! La zone de traversée est centrée sur le Nord-Ouest de Nantes, et elle suit précisément la zone de plus haute densité…
— Densité de quoi ?
— De texte ! Plus il y a de noms sur la carte, plus la pression augmente entre les deux univers qui s'interpénètrent, et plus on observe de phénomènes paranormaux.
— Mais c'est absurde, explosa Phil. Si tu prends une carte à une autre échelle, la densité des noms changera ! Comment peux-tu penser que ça veut dire quelque chose ?
— Parce que je les ai toutes essayées !

Doc désigna une pile de cartes routières de tous formats, empilées à côté du canapé où il nous avait alignés pour nous haranguer.

— Après une recherche rigoureuse, il s'avère que le modèle qui explique le mieux notre phénomène est la carte départementale au 1/150 000 de l'IGN. Je ne sais pas pourquoi, mais sur ce type de carte mon étude de densité fonctionne parfaitement !
— Alors, dans ce cas… admit Phil, un léger rictus au coin des lèvres.
— Mais jusqu'où penses-tu que ça va aller ? demandai-je.
— Dans une collision automobile, la première chose qui prend c'est le pare-choc, mais l'habitacle vient juste derrière. J'ai bien peur qu'il y ait prochainement des victimes civiles.
— Et pendant tout ce temps, les vortex deviennent des points de communications par lesquels les deux plans échangent toutes sortes de matériaux ? Dans les deux sens ?
— C'est bien ça.

Ça m'a donné une idée.


De nuit, le vortex était moins impressionnant, mais plus inquiétant. Il avait parcouru à nouveau un cycle entier de gonflement-éjection qui l'avait laissé tout aplati, mais n'avait plus rien avalé depuis son apparition. Il était temps de changer cela.

Équipé d'une lampe frontale, je traversai le périmètre de sécurité que personne ne gardait, et marchai dans la cuvette jonchée de débris en prenant garde à ne pas me tordre la cheville. Je m'avançai jusqu'au bord du vortex, et m'arrêtai un instant pour sortir mon téléphone.

Vue de l'extérieur, la scène devait être plus qu'étrange : j'avais revêtu ma combinaison anti-entropique (meilleure vente dans le Benelux !), composée de latex bon marché et d'un masque de plongée profilé, que j'avais enduits de produits lubrifiants divers. J'espérais que cet emballage bien lisse me permettrait d'éviter les collisions les plus graves, à la manière d'un suppositoire glissant dans, hé bien, vous voyez l'idée. Pour me dépanner dans toutes les situations, j'avais glissé dans ma poche ventrale un couteau suisse–tournevis multi-usages, avec ça j'étais paré.

J'envoyai un message à Lila pour la mettre au courant de mon plan – elle n'aurait jamais été d'accord pour me laisser y aller, puis je refermai le casque et m'avançai d'un pas plus ou moins déterminé vers le vortex. A mon approche, ses pétales triangulaires se mirent à frémir, et je faillis rebrousser chemin. Mais j'avais la conviction de savoir où j'allais, et je me forçai à avancer. Le sol était tiède et se déformait légèrement sous mes pieds nus ; les pétales s'ouvrirent lentement à mon approche, et je n'eus qu'à me glisser à l'intérieur, uniquement armé de mon courage, d'une lampe frontale et de mon canif Victorinox. Une forte odeur de moisi m'accueillit.

Andalousie, me voici, pensai-je tandis que le vortex se refermait sur moi et que l'obscurité m'engloutissait.


Le soleil m'aveuglait, et la chaleur montait dans ma combinaison. Je commençais à comprendre pourquoi mes clients n’en achetaient jamais une deuxième. J'étais perdu, en sueur, au bord d'un chemin à peine tracé dans la rocaille et les épineux, ponctué de petites crottes en forme de noyaux d'olives, sans doute sorties de derrières de chèvres.

Je me mis en marche, et regrettai instantanément de ne pas avoir pris de chaussures — les pierres vives du sentier m'obligeaient à calculer chaque pas pour ne pas me déchirer les orteils. Je choisis de suivre le sens de la descente dans l'espoir de trouver une rivière, peut-être même des gens. Chemin faisant, j’ouvris ma combinaison pour me rafraîchir. Les fluides qui lubrifiaient le vortex avaient séché, laissant de longues trainées blanches sur le latex noir. J’étais tombé dans un toboggan poisseux, agité de spasmes et de vents nauséabonds, qui m’avait finalement projeté dans un roncier après un vol plané terrifiant. Un fois dépêtré, au prix de multiples lambeaux de combinaison arrachés, je n’avais pas retrouvé la bouche qui m’avait expulsé. Sur quelle distance avais-je pu voler ? Malgré son piquant, le roncier m’avait sans doute sauvé quelques os, me laissant en échange un énorme bleu à la cuisse et le ruissellement chaud du sang sur mon arcade sourcilière.

J'aperçus à quelque distance un groupe de cavaliers ; eux aussi m’avaient vu, ils me rejoignirent et m'entourèrent. Les types étaient mal rasés, en sueur, leurs casaques étaient recouvertes de poussière ; si je les avais croisés un soir en banlieue j'aurais pris la fuite. Mais j’etais surtout fasciné par leur allure de figurants de film de cape et d’épée. Tout semblait si réel : leurs casques évoquant à la fois la courbe d’une caravelle et la crête d’un iroquois, le métal terne des épées, et les pistolets aux canons évasés qui pendaient à leurs côtés.

Réels, ils l’étaient sûrement, il valait mieux m’en souvenir.

Le premier arrivé, un type tout en longueur aux joues creuses, me parla dans un langage qui évoquait l'espagnol de mes vacances, parsemé d'autres mots. J'essayai sans succès de m'expliquer, et notre dialogue me fit l’impression étrange d’une radio déréglée qui passe d’une station à l’autre à la recherche de la bonne fréquence. Ils m'entraînèrent d'autorité dans une nouvelle direction, hors du chemin, au grand dam de mes petits petons. Le cavalier qui fermait la marche pointait négligemment sa lance en direction de mes omoplates ; une hampe épaisse comme un petit tronc d’arbre, armée d’une lame en feuille de saule de la longueur de mon bras, marquée d’impacts. Soudain, je me demandai ce que j'étais venu foutre là. Pourtant sur le coup, ça avait eu l'air d'une bonne idée.

Une demi-heure de cailloux pointus plus tard, nous arrivâmes à une rivière bordée de roseaux, d'herbes hautes et de quelques saules. Elle serpentait parmi des dizaines de tentes au format militaire, des enclos pleins de chevaux, des faisceaux de piques plus hauts que ma tête, et les nuages de poussières soulevés par des patrouilles similaires à celle qui m’accompagnait.

Les cavaliers me firent traverser le camp ; au passage j’aperçus les ruines de maisons abandonnées. Dans les herbes hautes, une forme familière attira mon regard ; un panneau de signalisation marquant l’entrée d’une localité.

Mauves-Sur-Loire

Je ralentis pour mieux regarder, mais une pression très désagréable dans mon dos m’obligea à reprendre la marche. Nous nous arrêtâmes finalement devant une tente encore plus grande que les autres, dont l’entrée était encadrée de multiples drapeaux, fanions, enseignes, que sais-je encore. Sur l’un d’entre eux je déchiffrai ces mots :

Tercio de Andalucía

Vue de l’intérieur, la tente paraissait plus grande à cause de tous les hommes en armes qui la remplissaient. Je ne reconnus absolument rien, ni uniformes ni grades, par contre mes narines étaient saturées de vieille sueur et de relents de vinasse.

Mes accompagnateurs — ils n’étaient plus que trois, dont deux qui me maintenaient solidement les bras — se frayèrent un passage jusqu’à un personnage grand et corpulent, costume de couleurs vivre et coiffé d’un chapeau à plume, poudré, portant mouche et moustache en guidon de vélo. Ses yeux mi-clos me considéraient avec mépris, comme si je sortais d'une poubelle. Une vraie tête de con.

Pour les autres spadassins j'avais l'air de venir d’une autre planète, ce qui était sans doute le cas. La mode du latex bon marché ne faisait pas recette, en tout cas.

La tête de con m'adressa la parole, et à ma surprise je compris assez bien ce qu'il me disait. J’avais dû trouver la bonne station finalement.

— Viens-tu du nouveau monde ?
— Non, je suis de Nantes.

Il regarda un de ses lieutenants, un type avec une gueule de tueur et au menton bleu de barbe, et ils hochèrent la tête d'un air entendu. Le blaireau en chef reprit.

— Tu viens du nouveau monde, donc.

La discussion s’annonçait longue. Mais déjà il changeait de sujet.

— Cette tenue, c'est ton uniforme ?
— Non, c'est une tenue anti-entropique qui protège des vibrations cosmiques…
— Foutaises !

Il avait utilisé le mot français pour m'interrompre ; je réalisai que nous parlions dans un sabir d'espagnol ancien et de français moderne. Je classai cette idée avec Sainte-Luce sur Guadalquivir.

— Quelle est la force de votre armée ? Réponds, raclure !
— Ben, l'armée française doit avoir dans les trois cent mille hommes d'active, je ne connais pas les effectifs de réserve…

Là dessus il devint tout pâle, je vis sa glotte montrer et descendre ; les autres gars ne faisaient pas trop les fiers non plus. Il se reprit rapidement :

— Tu mens, petit bâtard ! Combien de régiments ? Combien de compagnies ?
— Là vous m'en demandez trop, je ne suis pas dans l'armée moi…
— Je n'en crois rien. Où est ton cantonnement ? Comment es-tu arrivé ici ?
— Je suis passé par, heu…

Soudain, je visualisai cette bande de tueurs qui déboulaient en centre-ville, gluants de la bave d'un vortex, pour mettre à feu et à sang le bon pays nantais. Je corrigeai le tir.

— … j'ai été aspiré par un tourbillon, une sorte de tornade ! Je ne sais pas où elle m'a entrainé, mais nous ne sommes plus du tout dans le Kansas.

Je me trouvais spirituel, mais ça passa complètement au-dessus de la tête de Gueule Enfarinée, qui braqua sur moi un regard soupçonneux.

— Tu n'es pas plutôt sorti de terre, comme toutes les choses étranges qui nous parviennent ces temps derniers ?
— J'avoue que je ne sais pas trop, j'ai du perdre connaissance un moment, répondis-je.

Il n'eut pas l'air plus convaincu par cette réponse, et jeta un coup d'oeil circulaire.

— Où est la bohémienne, mon experte en Kabbale et en codex mayas ? Jamais là quand on a besoin d'elle...

De derrière le mur de types en armes surgit alors une petite femme coiffée d'un foulard de couleur, vêtue d'une longue robe comme on en voit dans les opéras de Bizet. Elle avait le teint sombre, les cheveux noirs et bouclés, le regard couleur de charbon, une silhouette svelte, mais quelques pattes d'oie au coin des yeux trahissaient son âge. Les brutes la reluquaient l'air de rien.

— Don Lope Barroso y Gomez de Alquezar, je suis à votre service.

Sa voix agréable me rappelait vaguement quelqu'un.

— Femme, j'ai ici un prisonnier qui refuse de donner des réponses sensées à mes questions. Tu dois me dire s'il raconte la vérité ! J'ai de bonnes raisons de penser qu'il habite le nouveau monde.
— En vérité, il a l'air de venir de loin.
— J'ai des yeux pour le voir ! rugit don Lope, puisque c'était le nom de Tête-de-Con. Dis-moi quelque chose que je ne sais pas déjà !
— Comme vous voudrez, Votre Seigneurie, fit-elle avec déférence, mais il me sembla qu'elle haussait les épaules. Étranger, d'où viens-tu et comment es-tu arrivé ici ?

Je répétai mon histoire, et elle ne me quitta pas des yeux pendant que je parlais. Son expression restait impénétrable. Finalement elle se tourna vers don Lope etc :

— Il dit vrai ! Il vient de Nantes, dans le nouveau monde, et une tornade l'a arraché à son plan.
— Et qu'en est-il de son armée ? Je dois connaitre les forces ennemies, si je dois accomplir mon destin et découvrir un nouveau Nouveau Monde ! Une Amérique encore plus riche, que je vais conquérir, peupler et mettre en coupe réglée !

Tout en parlant, il avait refermé sa main gantée de noir en un poing serré. L'atmosphère de la tente était électrique, les soudards avaient l'air de bien accrocher à son trip de conquistador. Mes pires craintes semblaient se confirmer, il fallait à tout prix éviter que ces bêtes sanguinaires s'approchent de Lila.

— Il est en état de choc, après avoir traversé les océans du vide. Mais je pourrais le rendre plus docile en usant de mes drogues et fumées. Me permettez-vous de l'emmener dans ma maison ?

Il y eut quelques rires graveleux, quelques blagues que je ne compris pas mais dont je devinais la teneur. Le señor Lope de bidule chouette fit oui de la tête et nous congédia ; nous ressortîmes de la tente de commandement escortés par deux arquebusiers. Le soleil cognait, un vent de poussière me piqua les yeux, j’avais l’impression de quitter un cauchemar pour revenir dans un mauvais rêve.

La bohémienne habitait une masure récupérée dans le village fantôme que j’avais traversé à l’aller. Elle ordonna aux soldats de rester en faction devant la porte, et me guida à l'intérieur. Les murs étaient couverts d’étagères du sol au plafond, chargées à en dégueuler de livres et de fascicules de tous formats. Une odeur de vieux papier, de cuir et de bois emplissait l’air, mêlée d’un soupçon de moisi. De petits brûleurs d'encens diffusaient un parfum de prairie au printemps. La bohémienne me fit signe de m’asseoir sur une chaise qui perdait sa paille. J’obéis tout en continuant de détailler le contenu des étagères.

Elle resta campée devant moi, les mains sur les hanches – je crus qu’elle allait se mettre à danser le flamenco. Au lieu de quoi elle me dit d’un ton sévère :

— Mais qu’es tu donc venu faire dans cette galère ?
— Une galère ?
— C’est une image. Tu n’as pas ta place dans ce monde violent. Qu’est-ce qui t’a poussé à plonger dans le vortex ?
— Ben je voulais empêcher une catastrophe... Je me sentis un peu nigaud.
— Mon pauvre ! C’est mignon d’avoir essayé, mais tu dois repartir d’ici en vitesse.
— Je veux bien, répondis-je en essayant de ne pas paraître trop désespéré, mais comment ?
— Nous autres gitanes connaissons des chemins... elle eut un sourire mystérieux et ferma les yeux.

Mal à l’aise, je parcourus les rangées de reliures dont les couleurs allaient du blanc crème au marron sombre. Il y avait des in-folios, des in-quartos, in-octavos, et bien d'autres in-quelque chose.

— Je ne savais pas que les gitanes collectionnaient les bouquins...

Elle n’avait toujours pas répondu quand un détail attira mon attention : le brillant d’une pochette plastique. Je me levai et tirai du rayonnage un exemplaire de « Strange » de 1982 en parfait état, avec Spiderman en couverture. À côté de lui, un télé 7 Jours. Fébrile, je parcourus une collection de magazines sortie tout droit des années 80.

Sur la rangée suivante, les bouquins en cuir portaient des caractères bizarres que je n’avais jamais vus, et plusieurs d’entre eux refusèrent obstinément de s’ouvrir. Le cuir avait une consistance étrange sous les doigts, il était... chaud.

Encore plus loin je tombai sur un volume énorme, solitaire, sur une étagère qui ployait sous son poids. Je peinai à en déchiffrer le titre.

— Necromi... Necrino...
— Remets-le tout de suite dans l'étagère, ce livre pourrait te rendre fou ! me dit la bohémienne, me faisant sursauter.
— Bah, c'est bon, quoi, répondis-je avec panache, tout en reposant le livre qui pesait soudain très lourd dans mes mains.
— Il est temps d'y aller ; prends ceci, ça te servira.

Elle me fourra dans la main un rouleau de parchemin, et m'entraina sans attendre vers l'arrière de la bicoque. Elle ouvrit avec précautions une petite porte, et m'indiqua un chemin qui traversait un champ en friche et s'enfonçait dans un petit bois de pins.

— File par là ! Et ne te retourne pas avant d’arriver à Nantes, ce n'est pas loin si on reste sur le Chemin. Tant que tout le Tercio de Andalucia ne te prend pas en chasse, bien sûr. Et n'oublie pas la valeur des objets qui traversent les plans. Allez, adios cariño.

Je faillis lui faire la bise, mais elle ne tendait pas la joue. Après un vague geste de la main je filai sur le sentier sans demander mon reste. Sous les pins, l'air était plus frais. Bientôt le chemin se couvrit de sable, devint une allée, les arbres changèrent, et je croisai un couple avec une poussette qui me regarda bizarrement avant de s'éloigner. Ça ressemblait à un parc de Nantes.

Dans ma poche ventrale, mon téléphone s'était mis à vibrer ; j'avais un million de messages en attente, la plupart de Lila. Je m'assis sur un banc du parc, et appelai d'abord le Doc, qui décrocha tout de suite.

— Rémi ? Qu'est-ce que tu fiches ?
— Nous sommes en train de nous faire traverser par l'Andalousie. Il faut agir avant que Don Lope ne débarque avec tout son Tercio !


— … Et ensuite, elle m'a collé ce parchemin dans les mains et m'a envoyé sur un chemin que connaissent les gitanes, et je suis arrivé dans le parc du Grand Blottereau.

Nous étions encore rassemblés dans le salon du Doc : son canapé défoncé accueillait Lila, Phil et le Forcené, je me tenais debout devant eux, encore revêtu de ma tenue anti-entropique déchirée et souillée, tandis le Doc écoutait du fond de son fauteuil. De la country sortait de petits haut-parleurs branchés sur son PC portable.

Lila était venue me chercher au jardin public, m'avait copieusement engueulé de mon inconscience, et m'avait emmené directement chez le Doc sans passer par la douche. Je dégageais une forte odeur de fauve.

Mon récit terminé, j’affrontai les regards courroucés, songeurs ou légèrement moqueurs de l'assistance. Phil lança :

— Tu nous diras les trucs que tu as pris, Rémi, parce que c'est du costaud…
— Ouaip, des histoires comme ça, on ne les invente pas à jeun, faut un vrai travail sur le produit, ajouta le Forcené.
— Hé bien moi, je crois tout le récit de Rémi, déclara le Doc d'une voix forte alors que les ricanements retombaient. Malheureusement ça corrobore mes observations de ces derniers jours, les pièces de huit et les objets anciens trouvés près des vortex, et quelques autres incidents.
— Même connaissant Rémi, j'ai aussi tendance à le croire, a ajouté Lila.

Elle déploya un éventail de dentelle noire, qu'elle agita près de son oreille gauche à petits coups élégants ; à notre étonnement muet, elle répondit :

— Ben quoi, vous ne trouvez pas qu'il fait une chaleur de bête ici ?

Personne ne se hasarda à répondre. Le Doc reprit:

— Pendant que tu explorais cette Andalousie alternative, ici les choses se sont précipitées.
— Il y a eu d'autres vortex, poursuivit Phil.
— Ouaip, un paquet même, ajouta le Forcené, mais c'est pas tout.
— Ils ne rejettent pas seulement des objets, reprit le Doc. Des gens arrivent aussi, un peu comme toi mais dans l'autre sens…
— … et pas aussi bien habillés, intervint Phil.
— La plupart ont été interceptés par les poulets, ils ont été pris pour des migrants à cause de leur langue, un sabir de français, d'espagnol et de je-ne-sais-quoi d'autre.
— Mais surtout il y a la Rue…
— La Rue ? ai-je demandé, un peu étourdi.
— Oui, c'est comme une nouvelle rue qui est apparue en plein centre-ville, une sorte de fusion de vortex, de débris et d'autres choses. Et on y mange plus de chorizo que de saucisson, si tu vois ce que je veux dire.
— Les flics sont sur les dents, conclut Lila, la mairie a fait appel aux pompiers, au SAMU et à d'autres équipes d'intervention pour calmer la situation. Mais je crois qu'ils ne contrôlent plus grand-chose.

Un petit silence, ponctué de quelques arpèges de guitare espagnole ; la sono du Doc s'était calée sur une station de flamenco.

— A mon avis ça va bientôt être la merde, déclara le Forcené. Le mieux serait de prendre les devants et tout faire péter avant que les tier... terco... trucs rappliquent.
— Regardons d’abord ce que la bohémienne a remis à Rémi, fit le Doc.

Je vidai ma poche ventrale sur la toile cirée de la table du salon. Couteau Victorinox multifonctions, smartphone made in Brazil à l'écran fendillé, et un rouleau de parchemin épais, scellé à la cire. Les armoiries étaient vaguement familières, mais les écussons que j’avais vus dans l’autre plan se ressemblaient tous.

Doc l’examina à son tour, grogna comme s’il comprenait plein de choses qui m’avaient échappé (il bluffait, j'en étais sûr), et brisa le sceau.

Il étala sur la table une carte tracée à la plume, où les noms de lieux étaient portés dans une superbe calligraphie à arabesques. Pourtant, la ville qu’elle représentait nous était parfaitement familière : le même plan était placardé sur tous les abribus de la ville. Cette carte sur vélin ancien représentait une vue moderne de Nantes.

— Merde alors, murmura Phil.
— Regardez ! Même la Rue est indiquée, s’exclama le Doc.
— Et là, c’est quoi ces rectangles avec des chiffres romains et des croix au milieu ? demanda Lila.
— Infan... tería...
— Une fois, au Musée du Débarquement, j’ai vu des cartes de Normandie qui ressemblaient à ça, commenta Phil. Dans la norme OTAN, un rectangle avec une croix en diagonale, c'est une unité d'infanterie.

On s’est regardés, et soudain on n’avait plus très envie de rigoler. Le doc s'est raclé la gorge, soudain il n'avait plus l'air aussi impérieux que d'ordinaire.

— Ces Castillans…
— Andalous —
— … oui, Andalous que Rémi a vus… Ils arrivent par là et là, dit-il en pointant les endroits sur la carte. Nous devons…

Sa voix s'éteignit. Soudain le Forcené prit la parole, et tous le monde l'écouta.

— Il faut rassembler des citoyens et former un groupe de combat, sinon on va se faire trouer à coups d'arquebuse ! Je connais des gars à la boxe thaï qui ont le profil, et aussi de mon club de tir, ça fera une quinzaine de personnes au moins. Doc, vous pouvez trouver combien d'ancien membres du CoProCh ?
— Une cinquantaine environ, mais ils ne sont pas…
— … très combattifs, je sais. Il en viendra peut-être une demi-douzaine. Phil, on va avoir besoin de matos : barres à mine, haches, pelles… Si tu trouves des armes à feu ou des piques ça serait parfait.

Phil se redressa comme si on l'avait piqué au derrière, et grommela en signe d'assentiment. Le Forcené continuait, comme s'il se parlait à lui-même.

— Avec nous et mes gars, ça fait une toute petite trentaine, pas assez pour bloquer deux vortex. Rémi, active tes réseaux de hackers, je demanderai à Dina de parler à ses amis motards. Lila, tu peux mobiliser du monde de ton côté ?
— Je vais voir ce que je peux faire avec la mairie de Sainte-Luce.
— Parfait, on ne refusera pas quelques cantonniers costauds. Quelqu'un a autre chose à ajouter ? non ? Alors, vamos !


On était stationnés devant le plus gros vortex de la ville, qui se trouvait au bout de la Rue, dans le quartier Sainte-Croix. Une vingtaine de combattants hétéroclites, armés de casques de motos, de manches de pioches et de quelques fusils à plombs ("Pour l'effet psychologique", avait assuré le Forcené), nous avions formé une petite barricade sous les regards inquiets des passants, dont beaucoup portaient des maillots du FC Séville – une hérésie à Nantes. Plus loin dans la Rue, un musicien de rue grattait sur sa guitare. A côté de moi, le Forcené portait une tenue de combat de CRS, il grogna : "Marre du flamenco et d'Almodovar. Vivement que ce plan nous lâche."

Face à nous, le vortex était gonflé comme le ventre d'une femme enceinte, son dôme large et haut comme une maison poussait des grondements menaçants. J'entendis un hélicoptère dans le lointain ; si rien ne se passait bientôt, on allait tous se retrouver au bloc. A chaque minute, nos téléphones vibraient des messages du Doc et de Dina ; ils s'étaient placés à la tête d'un autre groupe dans une rue du centre de Nantes et nous tenaient au courant de l'évolution du deuxième vortex, qui semblait lui aussi sur le point d'entrer en éruption.

Les spasmes s'accentuèrent encore, le vortex se mit à trembler et à osciller, puis il s'ouvrit enfin, et le Tercio de Andalucìa déboula dans une vision de cauchemar. Chevaux gluants de glaires, cavaliers en armure couverts de filaments visqueux, fantassins dégoulinants étaient éjectés tour à tour dans l'air et venaient s'écraser lourdement à terre dans un bruit de ferraille. Je remarquai qu'ils s'étaient munis de bottes de paille dont ils se servaient pour amortir leur chute avec plus ou moins de succès.

Alors que les premiers arrivés reprenaient leurs esprits, le Forcené cria :

— N'attendez pas qu'ils se relèvent, foncez dans le tas !

C'était le moment que je craignais depuis le début ; mais il était trop tard pour reculer. Pour me donner du courage je pensai à Lila – je risquais ma vie pour la protéger, après tout. Puis je brandis ma pioche, priai pour que mon armure de Goldorak en polypropylène me protège, et je chargeai en hurlant. Le premier choc fut à notre avantage, les conquistadores étaient encore sous le choc du passage dans le vortex. Mais ensuite l'affrontement s'équilibra, tandis que soldats et chevaux continuaient de pleuvoir sur le champ de bataille.

A côté de moi, un karatéka s'effondra, un mètre d'acier dans l'abdomen. Le Forcené se battait contre deux hommes, mais sa charge furieuse s'était transformée en une série d'esquives de plus en plus fébriles. Les Andalous se battaient bien mieux que nous, nous allions nous faire massacrer.

Le bruit d'hélicoptère devint assourdissant. Les conquistadores levèrent la tête avec ébahissement et j'en fis de même : quatre appareils nous survolaient, remplis de types en tenue noire armés jusqu'aux dents, dont certains pendus au bout de filins. Un mégaphone beugla :

— Déposez les armes ! Bajen la armas ! Je vous préviens, petits enfoirés, nous avons assez de puissance de feu pour transformer ce vortex en cratère, la surface de la lune à côté c'est un jardin public !

Il parlait dans un français fortement mêlé d'espagnol. Pour souligner ses paroles, les gars tirèrent quelques rafales au-dessus de nos têtes. Du côté du tercio vint un cri de ralliement qui parlait de "muerte", où je reconnus la voix de Don Lope. Les soldats gluants brandirent leurs rapières et répétèrent le cri de guerre, puis ils nous chargèrent.

On était cuits. Notre groupe fit demi-tour se débanda, poursuivis par les clameurs du tercio. Nous croisâmes une rangée de types en noir qui allaient en sens inverse, mirent un genou en terre et attendirent que nous soyons passés pour tirer. Les cris s'éteignirent en quelques rafales. Plus loin j’aperçus un petit groupe d’officiers couverts de badges du GDIP, la troupe d’élite du Groupe Départemental d’Intervention de la Police. Ils discutaient avec une jeune femme en robe orange que je trouvai absolument divine.

Lila se retourna vers moi et répondit à mon regard stupide :

— Tu vois Rémi, je connais du monde à la mairie de Sainte-Luce.

Elle me fit un clin d’œil mutin. Des hommes du GDIP nous dépassèrent, ils encadraient des soldats du tercio désarmés à qui ils avaient passé les menottes. Dans le lointain j’entendais des ambulances.


Quelques jours plus tard

La conjonction des plans n'était plus qu'un souvenir. Les noms de lieux retournaient à la normale, ainsi que les émissions de radio ; la Rue était redevenue une simple allée en travaux. Étrangement, peu de gens, en gardaient le souvenir, comme si l'anomalie se résorbait d'elle-même.

Un jour que j’achetais du latex en ville, une nouvelle librairie attira mon attention. L’enseigne annonçait : La Bohème, livres d’ailleurs et en plus petits caractères : Achat et vente, neuf et occasion.

À l’intérieur, un brûleur d’encens diffusait un parfum de prairie au printemps, et les volumes sur les étagères formaient des rangées familières aux couleurs crème ou brun. La libraire me salua aimablement, je la dévisageai avec curiosité.

— On se connaît, non ? Vous êtes prof d’histoire de la renaissance à la faculté de Nantes. Et aussi...

Elle sourit sans rien dire.

— ... et aussi bohémienne, kabbaliste et collectionneuse de livres ! continuai-je.
— Quels ouvrages vous intéressent, cher monsieur ? dit-elle sans se départir de son sourire.
— Tout ce que vous avez sur l’Andalousie, je crois que vous y étiez récemment.
— On s’ennuie vite là bas, il n’y a pas grand-chose à lire.
— C’est pour ça que vous vous êtes installée ici ?
— J’avoue être un peu déçue par la numérisation, je préférais les livres en papier.
— Pardonnez ma curiosité, mais je jurerais que vous êtes pour quelque chose dans le rapprochement de plans qui a mis le chaos dans la région.
— Parfois, de petites actions ont de grandes conséquences, soupira-t-elle d’un air gêné.
— Vous pouvez le dire !
— Tout ça c’est à cause de mon déménagement. Vous comprenez, je peux me frayer un chemin entre des plans proches, mais ma collection est plus difficile à déplacer.
— C’est pour ça que vous avez...
— Oui, j’ai donné un coup de pouce à un rapprochement en cours. Mais l’attraction a pris une force inhabituelle, comme vous avez pu le constater avec Don Lope.
— Et tous ces mots voyageurs ?
— Un phénomène passager, normal lors d’un rapprochement de plans. Une question de densité. D’ordinaire c’est à peine si les gens s’en rendent compte, mais là… Peut-être tous ces mots, tout cet imaginaire qui fermentent ici.
— Mais vous étiez au service de Don Lope, le gros crétin, non ?
— J’essayais surtout de le retenir, avec ses projets militaires il risquait de m’empêcher de faire passer ma collection.
— A cause de votre déménagement, ses hommes sont venus se battre ici, il y a eu des morts et des blessés!
— Heu, j’ai fait tout mon possible pour éviter ça aussi ! Mais allez contrôler un hidalgo assoiffé de conquêtes...
— Et vous comptez rester longtemps à Nantes ?
— Tout dépend de mes lectures – elle a désigné un prix Goncourt dont dépassait un marque-page.

Je devais partir. Pour un prix dérisoire, elle m'a vendu un petit ouvrage relié en cuir qui parlait de grammaire latine pour la poésie, et j’ai quitté le magasin en promettant de revenir bientôt.

Quand je suis repassé quelques semaines plus tard, la librairie avait été remplacée par une épicerie bio.


Servitude

Servitude

Le Sultan des Nuages

Le Sultan des Nuages