Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Le Sultan des Nuages

Le Sultan des Nuages

Un livre de Geoffrey A. Landis

Le Millenium Bard trace sa route dans l’immensité obscure et glacée de l’espace. Vous arpentez la passerelle, seul au milieu des machines dont le souffle régulier, seul, trouble le silence. Par la vitre d’observation, une sphère couverte de motifs spiralés, météorologiques, grossit progressivement devant le vaisseau. Mais elle n’a pas le bleu frais de notre bonne vieille terre, ses volutes gazeuses sont d’un brun verdâtre.

— Hé oui, on dirait presque une planète normale, mais il y a toujours la couleur. Sacrée affaire, Vénus, hein ?

Vous n’aviez pas entendu approcher le commandant de bord ; il vous sourit dans sa barbe, avec la bienveillance de celui qui en a trop vu pour être encore déçu par les gens.

— C’est vrai ce qu’on raconte ? demandez vous. Que...
— Oui, coupe le commandant, tout est vrai. L’atmosphère de méthane, les tempêtes d’acide chlorhydrique, les températures infernales, les partouzes... Tout.
— Cette mission d’exploration s’annonce bien !

Le comandant vous étudie quelques instants, puis d’une voix moins assurée, vous confie :

— Je connais quelqu’un qui y est déjà allé... C’était il y a longtemps, mais je me souviens encore de son récit.

Il tire de sa poche un livre corné, dont les pages se détachent, et comme à regret vous le tend. L’ouvrage n’est pas bien épais, et la couverture est tachée de café et de sauce tomate, mais le nom sur la couverture attire votre attention.

— Hé ouais, lui-même ! Lisez-le avant qu’on arrive, ça pourrait vous servir…

Les mains tremblantes, vous retournez à votre cabine et ouvrez le livre à la page 1.

L’histoire

Tinkerman est l’assistant du Docteur Léa Hamakawa, une scientifique de renom. Il l’accompagne alors qu’elle répond à l’invitation d’un jeune héritier richissime, Carlos Fernando Delacroix Ortega de La Jolla y Nordwald-Gruenbaum (gasp). Ils découvrent ainsi les cités flottants de Venus: merveilles d’urbanisme suspendues dans l’atmosphère, là où les conditions sont les moins hostiles à la survie des humains.

Le héros s’aperçoit vite que l’héritier, un gamin de 12 ans habitué au pouvoir, le traite comme un concurrent dans l’affection de Léa. Mis à l’écart, il découvre la société de la ville d’Hypatia, ses coutumes matrimoniales étranges, ses décors luxuriants et ses oiseaux innombrables.

Accompagnant Léa et Carlos dans une sortie en kayak volant (hé oui), il est kidnappé par des rebelles et découvre une face moins heureuse de Vénus, celles des cités indépendantes, à la liberté précaire, qui redoutent les plans de la dynastie des Gruenwald-Nordtruc.

Il finira par percer le secret des manigances de Carlos, qui est déjà bien mature pour son âge…

Planet Opera

Geoffrey A. Landis, scientifique, travaille à la NASA sur les programmes d’exploration martienne et Vénusienne, et ça se sent. L’univers qu’il dépeint est le fruit de l’imagination, mais elle s’ancre dans une connaissance approfondie des milieux planétaires, de leurs propriétés extraordinaires et de leurs dangers inattendus.

Pourtant il ne se perd pas dans l’aridité d’une SF « hard science ». Le monde qu’il décrit n’est pas une résultante d’équations, c’est un spectacle à couper le souffle, un dépaysement d’un exotisme extrême — d’autant plus fort qu’il est restitué avec détail et réalisme ; un paysage habité par des gens étranges et pourtant très humains.

Chapitres courts, histoire lente

« Le sultan des nuages » se lit rapidement. Chaque chapitre ne prend que quelques pages (entre deux et huit), se concentre sur une seule scène.

Pourtant à aucun moment on n’a l’impression que l’auteur force le pas, l’histoire se déroule toujours avec une lenteur presque contemplative. Geoffrey A. Landis écrit brièvement, mais sans se presser.

Comment ce miracle est-il possible ? Des cyniques imagineraient que l’intrigue doit être ténue, pour tenir en aussi peu de pages aussi lentes.

En réalité, « Le sultan des nuages » fait penser à une nouvelle qui aurait débordé du cadre pour devenir ce que les anglo-saxons appellent une novella. Le style concis, les ellipses, la concentration sur un petit nombre de personnages centraux vus à travers un point de vue unique, sont autant de marques typiques de la forme courte.

La brièveté des chapitres, paradoxalement, contribue aussi à poser le rythme de l’histoire. Parce qu’ils sont — en particulier au début — autant descriptifs que narratifs, et grâce à une écriture expressive, leur enchaînement ne crée pas de fatigue ; chaque moment, chaque lieu est présenté dans l’écrin d’une partie qui lui est consacrée, et on les parcourt à la manière d’un étalage de marchandises dont chacune appelle l’œil à sa manière.

Protagonistes mystérieux

Peut-être que le prix à payer pour cette brièveté est le développement des personnages principaux.

Si Léa Hamakawa se définit, un peu facilement sans doute, par son caractère énigmatique (on ne sait même pas en quoi elle est docteur), on n’en sait guère plus sur Tinkerman, à part ses sentiments pour elle et son ingéniosité. D’où vient-il, quels sont sa famille, ses amis, ses opinions… Ce personnage s’apparente à une page blanche, un parfait candide prêt à partir à la découverte de Vénus, les yeux pleins d’étoiles.

Au contraire, le personnage de Carlos Fernando etcétéra est présenté avec bien plus de richesse. Immature et brillant, autoritaire ou charmeur, entreprenant et timide avec les femmes… Cet héritier à la richesse incommensurable ne compte plus ses contradictions, mais Landis montre bien le metal qui perce sous les rondeurs de l’enfance, le projet de pouvoir absolu qu’il poursuit avec brutalité. Il donne son nom au livre et ce n’est pas un hasard.

L'amour au temps des villes flottantes

Au fil de ses explorations, le héros découvre les coutumes matrimoniales de la planète qui porte le nom de la déesse de l’amour. Et le sentiment ne mène pas toujours la danse.

Pour se déclarer comme prétendant, un homme offre à sa courtisée un œuf, un livre et une pierre (symbolisant respectivement la vie, le savoir et la richesse) ; ce que fait Carlos etc., en plusieurs fois, et avec bien sûr un faste inouï : œuf qui ferait blêmir Fabergé, livre de collection introuvable, pierre de valeur exorbitante...

Mais plus que la cour, le mariage vénusien dépayse : chaque personne se marie deux fois dans sa vie, une première fois à l’âge de 11–12 ans avec un personne qui en a 30 (le haut-mariage), et plus tard à son tour, la trentaine venue, avec une personne plus jeune (bas-mariage). Ainsi se forme une chaîne de mariages, que les vénusiens appellent « tresse », et qui peut s’étirer sur des siècles. Cette pratique crée des généalogies à la géométrie différente, par laquelle des générations successives sont liées, non par l’enfantement et l’éducation, mais par des alliances soigneusement calculées.

Landis souligne deux conséquences des mariages vénusiens. Tout d’abord, la quasi-tutelle qu’exerce la personne la plus âgée au moment du mariage ; elle se charge de veiller aux intérêts de la tresse, de former la personne plus jeune. Cette tutelle, Carlos la rejette en cherchant un mariage en-dehors de la société venusienne, avec une personne qui échappe à leurs règles notamment à cause de son absence de contexte familial (Léa est orpheline).

Autre conséquence du mariage vénusien, l’initiation au sexe incombe entièrement au partenaire majeur, à un âge ou d’autres cultures l’interdisent formellement. Au-delà de l’aspect sensuel que les vénusiens évoquent en souriant, cela renforce l’emprise de l’époux le plus âgé sur le plus jeune, et donc celle de la tresse elle-même, qui transmet ainsi ses normes et ses objectifs.

Politique, sexe et affaires (attention spoiler)

Finalement, la raison pour laquelle le jeune Carlos s’est entiché de Léa n’est pas juste l’attirance physique : il voudrait une partenaire qui ne soit pas issue d’une tresse, qui le laisse aussi libre que possible pour poursuivre ses grands projets.

Et inversement, si Léa est tentée par la proposition du fameux Sultan des Nuages, ce n’est pas pour son charme juvénile (il est un peu enrobé et colérique), mais à cause de la tentation de contrôler l’héritier d’une des plus grandes fortunes de l’univers.

Pourtant, au moment où Tinkerman croit écrire la conclusion matérialiste de l’histoire, et déclare que tout n’était qu’affaires, l’auteur remet les points sur les i par la voix de Léa, qui vit hors de ce système mais en a saisi les rouages. Le sexe n’est pas juste un levier ou un moyen ; il fait partie intégrante de l’équation car il est Pouvoir, pour elle l’argent n’est qu’un moyen.

La planète de l’amour n’a toujours pas épuisé ses mystères.

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