Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

La Course au Snicchi (4)

L'inconnu avait l'œil injecté de sang, il sentait la sueur et le vin. Cassia entra, soudain consciente d'être venue seule chez un homme armé et violent.

C'était une de ces cellules réduites au strict minimum comme on en louait des douzaines à Visonti. Des murs mal blanchis à la chaux, une paillasse sans doute infestée de puces, un unique coffre pour ranger toutes les possessions de l'habitant des lieux, à part un objet plat de forme circulaire enveloppé dans une toile et calé contre le mur, et quelques vêtements sales empilés sur un tabouret. Elle remarqua un baudrier dépassant de sous la couche, sans doute celui du glaive dont il l'avait menacée la nuit précédente. A côté du lit, une outre débouchée s'avachissait par terre. Un souffle d'air chaud entrait par la fenêtre, de l’autre côté elle apercevait l’impasse par où elle était entrée, et au-dessus la poutre basse à laquelle elle s'était cognée. Elle en gardait encore une bosse sur le crâne, qu'elle avait essayé de maquiller tant bien que mal.

L'homme ferma la porte derrière elle, débarrassa d'un revers de main le tabouret et lui fit signe de s’y asseoir. Il s'assit sur le lit en face d'elle et la dévisagea en se frottant la mâchoire.

Ce n'était pas le géant qu’elle avait cru voir dans la pénombre lors de leur première rencontre, mais tout en lui évoquait la puissance physique : ses mains aux jointures calleuses, ses membres épais, ses larges épaules. Cassia n'avait jamais vu d'ours, mais d'après ce qu'on en disait, cet homme devait y ressembler. Sa tenue, de cuir et de laine, était faite pour des horizons plus froids.

— Alors, qu'est-ce qui t'amène encore ? La chambre te plait, tu veux t'installer ?

Il s’adressait à elle en Alanien, la langue du commerce et des voyageurs du Nord, que Cassia parlait passablement bien. Elle répondit de même.

— Je suis en danger. Mon poursuivant d'hier a des collègues…
— Ils n'ont pas l'air bien dangereux.
— Mais ils sont nombreux. Une faction de Visonti veut me voir morte.
— Merci de les attirer chez moi !
— J'ai besoin de quelqu'un pour me défendre, et je peux te payer, répondit-elle en tirant de son manteau une bourse qui tinta joyeusement.
— Ah ! Enfin une bonne nouvelle... Et tu as un plan ?
— Pas encore. Je n'ai fait que courir, jusqu'à maintenant.
— Alors il est temps de réfléchir. Raconte-moi ton histoire, et je te dirai mon prix. Au fait, je m'appelle Sigurth.
— Cassia.

Sous son regard calme, elle déballa en désordre tout ce qui lui était arrivé depuis qu'il l'avait laissée partir de chez lui, la nuit précédente.

En même temps, Cassia revivait le chaos de la journée qui venait de s’écouler. Elle était revenue chez elle en cachette, le Snicchi toujours dans sa poche. Au matin, elle avait raconta son exploit à ses parents, mais leur réaction la déçut, entre la réprobation de sa mère qui ne pouvait détacher ses yeux de la bosse qui ornait le front de Cassia, et le silence sceptique de Garduch son père, aux traits comme gravés dans le marbre noir. Il devait faire la même tête quand elle était née, enfant métisse d'une femme blanche et d'un homme à la peau sombre. À court d'explications, elle sortit de sa poche la petite boule dorée ; cela ne lui valut que de tièdes félicitations, et beaucoup de questions sur le montant de la récompense. Pouvait-elle vraiment espérer mieux ? Ils ne s’intéressaient pas aux exploits, tout ce qu’ils attendaient d’elle était l’obéissance et un bon mariage.

Après leur départ, son père à l'atelier d'émaux, sa mère au marché, Cassia avait occupé la matinée avec des tâches domestiques, avait passé le balai, secoué les tapis, sans arriver à se concentrer sur quoi que ce soit. L’excitation de la victoire, ajoutée au manque de sommeil et aux événements dramatiques de la nuit, la plongeait dans une fébrilité tourbillonnante, comme un vertige. Mais elle avait résolu de ne pas se montrer avant l’heure, quand le conseil siégerait pour accueillir les prétendants à la victoire.

Finalement, Cassia prit le chemin du Capitole dans sa plus belle robe bleu marine. Elle ne portait pas les couleurs de perroquets chères aux Visontiens, très jeune elle s'était choisie des teintes sombres qu'elle arborait comme un étendart, une provocation. Dans la lumière aveuglante de l’après-midi, elle avait traversé la ville affairée et bruissante ; elle savourait la présence de la boule d'or dans sa poche, d’avoir au creux de sa main le trésor que tout le monde convoitait, que les équipes des Barris cherchaient en suant sang et eau… Tout cela grâce à une bévue d’Astolfo et à sa propre ingéniosité. Il n'y avait pas de triche dans la course au Snicchi, seulement la victoire ou la défaite.

Arrivée au Capitole, elle avait demandé à être introduite devant le conseil. Comme elle avait rêvé de ce moment ! La haute salle aux colonnes de marbre rouge, la lumière qui tombait à travers les vitres colorées, traçait des croisillons sur les dalles noires et blanches… Et assis en hémicycle sur leurs hautes chaises d'ébène importé du Sud lointain, les Grands, les dignitaires qui présidaient aux destinées de la ville au nom du roi fantoche de Visonti. Drapés dans leurs toges bleu ciel, barbus et sévères, ils l’avaient interrogée sur sa trouvaille, sa quête. Pour la première fois de son existence, elle se sentait prise au sérieux.

Elle restait assez lucide pour se rendre compte qu’en réalité, la Course ne passionnait pas les Grands : les rangs clairsemés devaient compter une trentaine de personnes sur les soixante que rassemblait le conseil en session plénière – tous des hommes, bien sûr. Pour réussir à Visonti, il valait mieux naître avec une paire de couilles.

Mais c’était son moment de triomphe. Euphorique, elle laissait errer son attention entre les décorations fastueuses, les personnages majestueux qui lui faisaient face, quand soudain le rêve éveillé s'interrompit.

L’un des Grands la fixait bizarrement, et elle le reconnut immédiatement. Son son nez busqué, ses boucles noires collées à son front, sortaient tout droit des événements de la nuit dernière. Celui qui avait voulu la faire tuer l’assassinait maintenant du regard.

Malgré le froid mortel qui descendait sur elle, elle arriva à retenir les noms des importants personnages qui lui étaient présentés. Son ennemi s’appelait Onesto, il siégeait près du Grand Ottavio, le chef de la faction des Lions.

— Les quoi ? demanda Sigurth.
— Les Lions. C’est le parti de ceux qui voudraient lancer la ville dans une politique de conquêtes, car ils ne profitent pas assez du commerce. Ils parlent d'assujettir Feranzo pour contrôler directement un port maritime, puis coloniser des iles de la Grand Baie, et instaurer un commerce entièrement à l’avantage de Visonti - et surtout de leur Faction.
— Un plan classique, non ? Le duc de Heim fait la même chose, là d’où je viens.
— Le parti des Baleines ne le voit pas ainsi. Ils contrôlent les plus grandes flottes de la ville, bénéficient d’accords commerciaux très lucratifs avec les autres cités de l’ancien royaume de Visonti, et n’ont pas grand chose à gagner à ce programme – par contre ils voient bien ce que des guerres leur coûteraient.
— Cet Onesto me rappelle quelqu’un. Il t’a menacée ?
— Non, pire que ça...

Après que le Snicchi eut été authentifié par un vieil artisan aux yeux plissés, on emmena Cassia en grand équipage au Palais de l'Administration, un autre bâtiment fastueux, composé de couloirs et de petites salles habitées par des gratte-papier blafards qui ne devaient jamais voir la lumière du jour. Son nom fut inscrit dans le grand livre des Traditions de la ville, et des ordres furent donnés pour annoncer son Triomphe le lendemain même. Puis on la guida à une issue dérobée par laquelle elle put partir en évitant la foule et les profiteurs. Sur le chemin du retour, Cassia fit des arrêts dans quelques tavernes où elle n’était pas connue, curieuse d’entendre quelles rumeurs couraient sur la gagnante. Elle entendit quelques histoires divertissantes, mais aussi une nouvelle qui la rappela brutalement à la réalité : Severo l’orfèvre, un Grand influent, avait été assassiné dans sa maison du quartier des Échelles. Les assassins, disait-on, avaient fait irruption par le toit et l’avaient égorgé dans son sommeil.

— Tu comprends, Sigurth ? C’est un crime politique, et je suis le seul témoin qui puisse incriminer Onesto, et par lui le parti des Lions !
— Bien sûr. Ils ne peuvent pas te laisser en vie maintenant.
— En rentrant chez moi, j’étais sur mes gardes.
— Tu y es allée quand même ? C’était de la folie.
— Je voulais en avoir le cœur net. Tout semblait en ordre, mais par prudence je suis passée par les toits.

Sigurth grogna de désapprobation, mais elle continua.

—Par un œil de bœuf j’avais une vue directe sur ma chambre. Ils m’y attendaient.
— Combien ?
— Deux hommes, dans des capes, couteaux tirés.
— Et tes parents ?
— Pas encore rentrés... Oh ! Que va-t-il leur arriver quand ils rentreront ? Je devrais les prévenir...
— Trop tard, à cette heure-ci tout est déjà joué. Mais s'ils veulent rester discrets, tes Lions n'ont pas intérêt à massacrer ta famille. Continue ton histoire.
— Il n’y a plus grand chose à dire. Je suis partie sans faire de bruit, j’ai pensé à toi. Tu es la seule personne que je connaisse qui soit capable de leur tenir tête, et personne ne sait que nous nous connaissons. Ils ne peuvent pas me retrouver ici.
— Tu demandes que je t’héberge, ou que je te protège ?
— Les deux. Quel est ton prix ?
— Vu les risques, je veux la moitié de tes gains. Ça sera assez pour rentrer chez moi. Et la moitié d'avance – ça fait un quart du total.
— C'est entendu !

Cassia aurait tout donné pour être certaine qu'on la débarrasse des tueurs. Elle serra l'énorme paluche du Nordique, et il arrangea la paillasse pour qu'elle puisse y dormir, malgré l'odeur de fauve qu'elle dégageait.

— Tu es la cliente, tu as droit au matelas, expliqua Sigurth.

– À suivre

La Course au Snicchi (5)

La Course au Snicchi (3)