Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Nox (2)

L'opération a très bien commencé. J'ai laissé Delma aux commandes du reste de ma flottille, à distance raisonnable du système Nox, et j'ai amené l'équipe de débarquement en orbite dans un petit appareil indétectable. Je me charge la plupart du temps des manœuvres les plus délicates, il y a d'autres bons pilotes mais je ne veux pas perdre la main, et ça leur montre qu'il faut encore compter avec moi.

Pour mon équipe, j'avais choisi Yannis, volubile et risque-tout mais bon copilote, Michal et Evgeni les techniciens jumeaux, et deux bonnes gâchettes : Vitali et Georg. Avec un artilleur et un fantassin, on était couverts. La surface réserve toujours des surprises

De l'orbiteur, on est descendus en planeurs stratosphériques vers la face inhabitée de Nox ; la planète a grossi, grossi, rempli tout notre horizon, puis les vents ont commencé à agiter nos appareils et ce n'était plus le moment de contempler le paysage.

Le groupe a atterri à moins de cent mètres du point de largage indiqué, ça ferait largement l'affaire. J'ai posé mon planeur sans le moindre choc. On est sortis des appareils, le vent du désert soufflait un sable qui nous picotait les joues. L'endroit était inhabité, une vaste cuvette rocheuse encadrée de collines. Le soleil venait de se coucher, les étoiles au-dessus de Nox étaient très lumineuses ; nous travaillions dans une pénombre violette. J'avais choisi de mener l'opération au début des heures de nuit, on était assez bons pilotes pour prendre ce risque (avec l'aide d'un peu d'infrarouges) et la discrétion était primordiale pour notre client.

— J'me demande bien qui va venir prendre le colis dans un endroit pareil, y a pas âme qui vive ! a déclaré Yannis

Les techniciens ont entrepris l'installation et l'armement des catapultes, notre billet de retour de ce trou inhospitalier, pendant que je surveillais le détachement du conteneur. Georg surveillait les environs, arme à la hanche. Sous ses airs décontractés, il était tendu comme une corde à piano : dans contrats, la remise des colis est le moment le plus dangereux, même pour des affaires de routine.

Quand le parallélépipède de métal bardé de logos menaçants a été posé sur le sol, j'ai composé moi-même le code d'activation sur le boîtier. Un voyant orange s'est allumé et un compte à rebours a démarré ; pour nous c'était le signal de trisser. Mission accomplie ?

On était en train de caler les planeurs sur les catapultes quand tout est parti en couille. C'était Yannis, bien sûr, il n'a jamais pu résister à sa curiosité, j'aurais dû le surveiller. Sans doute qu'il croyait que le conteneur était plein de came.

Son hurlement nous a figés sur place ; un cri monocorde, dément, à faire dresser les cheveux sur la tête, qui s'est interrompu abruptement. Yannis s'est effondré en silence à côté du conteneur ouvert, il se tenait la tête et se débattait sous… on ne voyait pas bien, ça semblait être une ombre.

Elle a disparu quand Georg a envoyé une rafale dans sa direction, puis à son tour il est tombé à terre, dans le silence le plus complet.

J'ai été le premier à réagir. J'ai sauté dans le planeur le plus proche, mis mon casque et écrasé le bouton de déclenchement. Lançant un dernier regard vers le conteneur, j'ai aperçu dans la pénombre les contours de la chose qui s'acharnait sur Georg, et qui brièvement semblait me rendre mon regard. Mais déjà la catapulte m'infligeait plusieurs G d'accélération, et dans un voile rouge je me suis arraché à la surface de Nox et à l'horreur que nous venions d'y lâcher. J'ai fait un passage au-dessus du point de largage pour voir si les autres s'en étaient sortis, mais tous les planeurs étaient encore au sol, j'ai aperçu des corps étendus sur la roche brunâtre. Il valait mieux se tirer de là.

J'ai trouvé quelques thermiques favorables pour me porter vers la haute atmosphère. Montant en cercles successifs, j'approchais du point où je pourrais déclencher les propulseurs d'appoint et atteindre l'orbite. C'est alors que les rayons aveuglants d'une salve à haute énergie m'ont ébloui, et j'ai vu tous les contrôles s'affoler. Puis mon planeur, privé d'une aile, s'est mis à tomber comme une pierre.

Heureusement que je n'avais pas trop perdu la main ; au prix de ma deuxième aile j'ai réussi à me poser vivant dans un coin de désert, mais pas assez loin à mon goût de l'endroit où nous avions laissé le conteneur.

C'était la merde.


Je me suis extirpé des ruines de mon planeur, j'ai mis un pansement d'urgence sur mon cuir chevelu qui pissait le sang, et j'ai inspecté les environs. De la roche, des épineux, quelques collines, et surtout un village à moins d'une heure de marche. Avant de partir j'ai récupéré ou grillé l'électronique du planeur — si je me tirais de là ça serait une bonne idée de ne pas laisser de traces numériques. Ensuite j'ai filé, cette épave attirait trop l'attention pour mon propre bien.

En fait de village, c'était à peine un hameau, quelques maisons mal plâtrées qui se serraient les unes contre les autres, avec un peu de matériel agricole en train de rouiller dans les champs. Les bouseux qui vivaient là s’apprêtaient à se coucher, et m'ont accueilli avec méfiance ; ils ne parlaient pas ma langue, et les espèces de la Fédération n'avaient pas cours dans ce bled paumé. J'ai troqué des instruments de navigation abîmés contre un repas simple et une place dans la grange pour la nuit, à côté de bêtes à cornes et à fourrure dont j'ignorais l'espèce.

Je n'avais pas de plan, mais il me faudrait sûrement revenir sur le lieu du massacre pour tenter de repartir. J'ai commencé à réfléchir à ce qui était arrivé. Qu'étaient les… choses que notre client voulait déposer sur la face désertique de Nox ? La chose qui avait attaqué Yannis était une ombre floue qui ne faisait strictement aucun bruit quand elle s'acharnait sur le corps de Yannis. On avait dû transporter une arme biologique, un mutant quelconque… Un ou plusieurs ? J'ai frissonné au souvenir de ce que j'avais aperçu juste avant que mon planeur ne décolle, une silhouette grisâtre, musculeuse — et aussi de l’impression qu'elle m’avait vu à son tour. Je pensai à ce qui avait dû arriver aux autres : je n'avais vu partir aucun autre planeur à ma suite.

Une autre question m’inquiétait : qui avait tiré sur mon appareil quand j’essayais de m’arracher à la gravité de Nox 13 ? C’était une arme de forte puissance, sans doute placée en orbite. Avais-je été repéré par les défenses planétaires du gouvernement local, ou bien par d’autres gens qui n’avaient rien à faire là ? Pourquoi voulaient-ils ma peau ? Avaient-ils descendu le petit orbiteur discret que nous avions laissé vide au-dessus de Nox ? J'ai décidé de ne dormir que d'un oeil, et tout de suite après, me suis effondré comme une masse.

Je me suis réveillé au milieu de la nuit, en sueur et le ventre noué, en plein milieu d'un rêve de guerre où je fuyais une explosion imminente. La paille me piquait le visage, l'odeur des bêtes me suffoquait, je me sentais mal comme si je couvais un gros problème de digestion. J'ai respiré un grand coup, et soudain j'ai compris : je n'entendais plus rien, même mon propre souffle était estompé. L'impression d'avoir du coton enfoncé dans les oreilles. J'ai rampé dans le foin jusqu'à l'entrée de l'étable, et à la lumière des étoiles, j'ai vu le corps de mon hôte fracasser une fenêtre de sa masure, comme si une main énorme l'avait lancé. Sa bouche grande ouverte poussait un cri que personne ne pouvait entendre, il avait la gorge déchirée. J'ai compris que tout le village allait y passer.

Il y avait une fenêtre à l'arrière de la grange, je m'y suis rué en poussant des pieds et des mains, suis tombé de l'autre côté en m'entaillant les genoux sur les cailloux. Puis j'ai rampé entre les épineux jusqu'à un sentier qui se perdait dans les collines. Quand les rocs m'ont caché, je me suis relevé et j'ai couru aussi vite que je le pouvais, un point entre mes omoplates me démangeait comme si quelqu'un y pointait son fusil – ou autre chose. Finalement j'ai trouvé un abri, un cube de parpaings et de ciment qui devait servir de bergerie, fermé par une porte en métal rudimentaire mais solide, et je m'y suis barricadé. Je voulais à tout prix éviter de me trouver à l'extérieur tant que le jour n'était pas revenu.

Quelques temps après, j'ai entendu quelques cailloux rouler et un grattement à la porte. J'ai voulu croire à un animal, un prédateur du désert, mais très vite la sensation de surdité est revenue : mes poursuivants m'avaient retrouvé. J'ai passé une longue nuit dans l'abri, guettant les vibrations qui signalaient les coups contre la porte ou les murs. De temps à autre, des vagues de terreur me secouaient, des pensées de fuite et de mort que je m'efforçais de chasser, sans succès. Quelque part dans la nuit, malgré le danger qui rôdait dehors, vaincu par l’épuisement, j’ai sombré dans les cauchemars.


Au petit matin j'avais retrouvé mon ouïe, et quelque chose me disait que mes ennemis étaient partis. J'ai ouvert l'abri en grand pour me débarrasser de l'odeur de moisi, de sueur et de peur. A la lumière du jour, je voyais mieux mon refuge ; visiblement il n'avait pas été habité depuis des années, il devait être utilisé de façon intermittente. Pas de mobilier, juste le minimum pour rester le temps d'une halte.

J'ai exploré le voisinage : que des cailloux, du sable et des épineux. Le sol ne gardait pas de traces de pas, et à vrai dire je n'avais aucune idée de ce que je cherchais.

Depuis une hauteur, j'ai observé les environs à la jumelle, en m'attardant sur les quelques villages ; ils étaient largement espacés, séparés par de vastes espaces de collines et de brousse rougeâtre, avec par endroits des pâturages jaunis par la chaleur. La région, pour toute aride qu'elle était, n'était pas la plus désertique du continent. J'ai vite constaté que personne ne s'activait ; pourtant le soleil était bas dans le ciel et l'air encore frais, l’heure était propice aux travaux des champs. En y passant plus de temps, j'ai fini par repérer les détails qui clochaient. Une fenêtre laissée ouverte, qui battait dans le vent. Un bras qui pendait à la portière d'un tracteur, inerte. Et dans l'entrée d'une maison, un pied nu qui dépassait. Aussi loin que portaient mes jumelles, il n’y avait rien de vivant.

Après une longue attente pendant laquelle rien ne bougea, j'ai décidé de revenir au village qui m'avait accueilli. Arpentant les rues avec précaution, je n'y ai trouvé que des corps couverts de grosses mouches vertes. J'y ai quand même récupéré le matériel laissé dans la grange : mon casque de navigation, un peu d'électronique, et aussi de quoi manger et m'éclairer pour quelque temps. Le matos, c'est important.

Si j'avais cru que je serais mieux protégé dans d'autres bâtiments, je m'étais trompé, les fermes étaient construites de bric et de broc. Au moins mon abri était solidement adossé à deux pans de falaise, il me serait plus facile de le renforcer de l’intérieur avec de grosses pierres et des madriers récupérés. Cette tâche m’occupa le restant de la journée. Le lendemain, je ferais des plans pour repartir d'ici, mais ma sécurité pour la nuit à venir commençait à m'obséder : déjà les ombres s’allongeaient, et la pénombre violette de Nox prenait à nouveau possession de la plaine.

Quand le silence s'est abattu comme une chape de coton sur mes oreilles, j'ai éprouvé l'envie violente de les arracher de mon crâne. J'ai à peine dormi de la nuit, je sentais plus que je n’entendais les grattements, les coups occasionnels. Et pire que tout, les assauts de panique, les pensées et images macabres qui s’invitaient dans mon esprit. Pas sûr que je tienne très longtemps à ce rythme.

Il y avait quelque chose que je ne comprenais pas, un truc qui clochait, une chose que j'avais vue que je n'aurais pas dû voir. J’étais pris dans un puzzle mortel et il me manquait des pièces. Mais chaque pensée cohérente se désagrégeait sous les coups de boutoir de la folie nocturne.


Et me voici encore, douze jours plus tard, toujours piégé dans mon abri. Mes vivres s’épuisent, mais je n’ai trouvé aucun secours sur le site de largage, les catapultes avaient déjà disparu. Je me suis fabriqué une petite balise de secours, capable d'émettre un appel au secours rudimentaire en code, mais j'ai renoncé à la mettre en marche : à quoi bon attirer Delma et les autres dans ce piège, et les jeter sous les canons de l'ennemi qui plane quelque part au-dessus de ma tête ? Et d'ailleurs, qui d'entre eux arriverait ici le premier si j'activais la balise ?

Ils viennent toutes les nuits enveloppés dans un manteau de silence, et ils frappent à ma porte, à l'intérieur de ma tête. Ce n'est plus qu'une question de temps : je le sais, un jour je leur ouvrirai et nous nous battrons. J’ai passé mes dernières journées à me préparer, à m’entraîner aux techniques de combat apprises à l’armée, et à tirer au pistolet. Cela ne suffira pas, mais je verrai leur visage ; enfin je les affronterai en face.

– À suivre

Nox (3)

Nox (1)