Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Traversée de l'Andalousie par le Nord-Ouest (4)

Le soleil m'aveuglait, et la chaleur montait dans ma combinaison. Je commençais à comprendre pourquoi mes clients n’en achetaient jamais une deuxième. J'étais perdu, en sueur, au bord d'un chemin à peine tracé dans la rocaille et les épineux, ponctué de petites crottes en forme de noyaux d'olives, sans doute sorties de derrières de chèvres.

Je me mis en marche, et regrettai instantanément de ne pas avoir pris de chaussures — les pierres vives du sentier m'obligeaient à calculer chaque pas pour ne pas me déchirer les orteils. Je choisis de suivre le sens de la descente dans l'espoir de trouver une rivière, peut-être même des gens. Chemin faisant, j’ouvris ma combinaison pour me rafraîchir. Les fluides qui lubrifiaient le vortex avaient séché, laissant de longues trainées blanches sur le latex noir. J’étais tombé dans un toboggan poisseux, agité de spasmes et de vents nauséabonds, qui m’avait finalement projeté dans un roncier après un vol plané terrifiant. Un fois dépêtré, au prix de multiples lambeaux de combinaison arrachés, je n’avais pas retrouvé la bouche qui m’avait expulsé. Sur quelle distance avais-je pu voler ? Malgré son piquant, le roncier m’avait sans doute sauvé quelques os, me laissant en échange un énorme bleu à la cuisse et le ruissellement chaud du sang sur mon arcade sourcilière.

J'aperçus à quelque distance un groupe de cavaliers ; eux aussi m’avaient vu, ils me rejoignirent et m'entourèrent. Les types étaient mal rasés, en sueur, leurs casaques étaient recouvertes de poussière ; si je les avais croisés un soir en banlieue j'aurais pris la fuite. Mais j’etais surtout fasciné par leur allure de figurants de film de cape et d’épée. Tout semblait si reel : leurs casques évoquant à la fois la courbe d’une caravelle et la crête d’un iroquois, le métal terne des épées, et les pistolets aux canons évasés qui pendaient à leurs côtés.

Réels, ils l’étaient sûrement, il valait mieux m’en souvenir.

Le premier arrivé, un type tout en longueur aux joues creuses, me parla dans un langage qui évoquait l'espagnol de mes vacances, parsemé d'autres mots. J'essayai sans succès de m'expliquer, et notre dialogue me fit l’impression étrange d’une radio déréglée qui passe d’une station à l’autre à la recherche de la bonne fréquence. Ils m'entraînèrent d'autorité dans une nouvelle direction, hors du chemin, au grand dam de mes petits petons. Le cavalier qui fermait la marche pointait négligemment sa lance en direction de mes omoplates ; une hampe épaisse comme un petit tronc d’arbre, armée d’une lame en feuille de saule de la longueur de mon bras, marquée d’impacts. Soudain, je me demandai ce que j'étais venu foutre là. Pourtant sur le coup, ça avait eu l'air d'une bonne idée.

Une demi-heure de cailloux pointus plus tard, nous arrivâmes à une rivière bordée de roseaux, d'herbes hautes et de quelques saules. Elle serpentait parmi des dizaines de tentes au format militaire, des enclos pleins de chevaux, des faisceaux de piques plus hauts que ma tête, et les nuages de poussières soulevés par des patrouilles similaires à celle qui m’accompagnait.

Les cavaliers me firent traverser le camp ; au passage j’aperçus les ruines de maisons abandonnées et quelques bâtiments encore debout. Dans les herbes hautes, une forme familière attira mon regard ; un panneau de signalisation marquant l’entrée d’une localité.

Mauves-Sur-Loire

Je ralentis pour mieux regarder, mais une pression très désagréable dans mon dos m’obligea à reprendre la marche. Nous nous arrêtâmes finalement devant une tente encore plus grande que les autres, dont l’entrée était encadrée de multiples drapeaux, fanions, enseignes, que sais-je encore. Sur l’un d’entre eux je déchiffrai ces mots :

Tercio de Andalucía

Vue de l’intérieur, la tente paraIssait plus grande à cause de tous les hommes en armes qui la remplissaient. Je ne reconnus absolument rien, ni uniformes ni grades, par contre mes narines étaient saturées de vieille sueur et de relents de vinasse.

Mes accompagnateurs — ils n’étaient plus que trois, dont deux qui me maintenaient solidement les bras — se frayèrent un passage jusqu’à un personnage grand et corpulent, costume de couleurs vivre et coiffé d’un chapeau à plume, poudré, portant mouche et moustache en guidon de vélo. Ses yeux mi-clos me considéraient avec une expression méprisante comme j’en avais rarement vue. Une vraie tête de con.

Le reste des spadassins me regardaient comme si je venais d’une autre planète, ce qui était sans doute le cas. La mode du latex bon marché ne faisait pas recette, en tout cas.

La tête de con m'adressa la parole, et à ma surprise je compris assez bien ce qu'il me disait. J’avais dû trouver la bonne station finalement.

— Viens-tu du nouveau monde ?
— Non, je suis de Nantes.

Il regarda un de ses lieutenants, un type avec une gueule de tueur et au menton bleu de barbe, et ils hochèrent la tête d'un air entendu. Le blaireau en chef reprit.

— Tu viens du nouveau monde, donc.

La discussion s’annonçait longue. Mais déjà il changeait de sujet.

— Cette tenue, c'est ton uniforme ?
— Non, c'est une tenue anti-entropique qui protège des vibrations cosmiques…
— Foutaises !

Il avait utilisé le mot français pour m'interrompre ; je réalisai que nous parlions dans un sabir d'espagnol ancien et de français moderne. Je classai cette idée avec Sainte-Luce sur Guadalquivir.

— Quelle est la force de votre armée ? Réponds, petite raclure !
— Ben l'armée française doit avoir dans les trois cent mille hommes d'active, je ne connais pas les effectifs de réserve…

Là dessus il devint tout pâle, je vis sa glotte montrer et descendre ; les autres gars ne faisaient pas trop les fiers. Il se reprit rapidement :

— Tu mens, petit bâtard ! Combien de régiments ? Combien de compagnies ?
— Là vous m'en demandez trop, je ne suis pas dans l'armée moi…
— Je n'en crois rien. Où est ton cantonnement ? Comment es-tu arrivé ici ?
— Je suis passé par, heu…

Soudain, je visualisai cette bande de tueurs qui déboulaient en centre-ville, gluants de la bave d'un vortex, pour mettre à feu et à sang le bon pays nantais. Je corrigeai le tir.

— … j'ai été aspiré par un tourbillon, une sorte de tornade ! Je ne sais pas où elle m'a entrainé, mais nous ne sommes plus du tout dans le Kansas.

Je me trouvais spirituel, mais ça passa complètement au-dessus de la tête de Gueule Enfarinée, qui braqua sur moi un regard soupçonneux.

— Tu n'es pas plutôt sorti de terre, comme toutes les choses étranges qui nous parviennent ces temps derniers ?
— J'avoue que je ne sais pas trop, j'ai du perdre connaissance un moment, répondis-je.

Il n'eut pas l'air plus convaincu par cette réponse, et jeta un coup d'oeil circulaire.

— Où est la bohémienne, mon experte en Kabbale et en codex mayas ? Jamais là quand on a besoin d'elle...

De derrière le mur de types en armes surgit alors une petite femme coiffée d'un foulard de couleur, vêtue d'une longue robe comme on en voit dans les opéras de Bizet. Elle avait le teint sombre, les cheveux noirs et bouclés, le regard couleur de charbon, une silhouette svelte, mais quelques pattes d'oie au coin des yeux trahissaient son âge. Les brutes autour d'elle lui lançaient des regards mi-méprisants, mi-appréciateurs.

— Don Lope Barroso y Gomez de Alquezar, je suis à votre service.

Sa voix agréable me rappelait vaguement quelqu'un.

— Femme, j'ai ici un prisonnier qui refuse de donner des réponses sensées à mes questions. Tu dois me dire s'il raconte la vérité ! J'ai de bonnes raisons de penser qu'il habite le nouveau monde.
— En vérité, il a l'air de venir de loin.
— J'ai des yeux pour le voir ! rugit don Lope, puisque c'était le nom de tête-de-con. Dis-moi quelque chose que je ne sais pas déjà !
— Comme vous voudrez, Votre Seigneurie, fit-elle avec déférence, mais il me sembla qu'elle haussait les épaules. Étranger, d'où viens-tu et comment es-tu arrivé ici ?

Je répétai mon histoire, et elle ne me quitta pas des yeux pendant que je parlais. Son expression restait impénétrable. Finalement elle se tourna vers don Lope etc :

— Il dit vrai ! Il vient de Nantes, dans le nouveau monde, et une tornade l'a arraché à son plan.
— Et qu'en est-il de son armée ? Je dois connaitre les forces ennemies, si je dois accomplir mon destin et découvrir un nouveau Nouveau Monde ! Une Amérique encore plus riche, que je vais conquérir, peupler et mettre en coupe réglée !

Tout en parlant, il avait refermé sa main gantée de noir en un poing serré. L'atmosphère de la tente était électrique, les soudards avaient l'air de bien accrocher à son trip de conquistador. Mes pires craintes semblaient se confirmer, il fallait à tout prix éviter que ces bêtes sanguinaires s'approchent de Lila.

— Il est en état de choc, après avoir traversé les océans du vide. Mais je pourrais le rendre plus docile en usant de mes drogues et fumées. Me permettez-vous de l'emmener dans ma maison ?

Il y eut quelques rires graveleux, quelques blagues que je ne compris pas mais dont je devinais la teneur. Le señor Lope de bidule chouette fit oui de la tête, et nous ressortîmes de la tente de commandement escortés par deux arquebusiers. Le soleil cognait, un vent de poussière me piqua les yeux, j’avais l’impression de quitter un cauchemar pour revenir dans un mauvais rêve.

La bohémienne habitait une petite masure récupérée dans le village fantôme que j’avais traversé à l’aller. Elle ordonna aux soldats de rester en faction devant la porte, et nous entrâmes dans son logis. Les murs étaient couverts d’étagères du sol au plafond, chargées à en dégueuler de livres et de fascicules de tous formats. Une odeur de vieux papier, de cuir et de bois emplissait l’air, mêlée d’un soupçon de moisi. De petits brûleurs d'encens diffusaient un parfum de prairie au printemps. La bohémienne me fit signe de m’asseoir sur une chaise qui perdait sa paille. J’obéis tout en continuant de détailler le contenu des étagères.

Elle resta campée devant moi, les mains sur les hanches – je crus qu’elle allait se mettre à danser le flamenco. Au lieu de quoi elle me dit d’un ton sévère :

— Mais qu’es tu donc venu faire dans cette galère ?
— Une galère ?
— C’est une image. Tu n’as pas ta place dans ce monde violent. Qu’est-ce qui t’a poussé à plonger dans le vortex ?
— Ben je voulais empêcher une catastrophe... Je me sentais un peu nigaud en disant cela.
— Mon pauvre ! C’est mignon d’avoir essayé, mais tu dois repartir d’ici en vitesse.
— Je veux bien, répondis-je en essayant de ne pas paraître trop désespéré, mais comment ?
— Nous autres gitanes connaissons des Chemins... elle eut un sourire mystérieux et ferma les yeux.

Un peu mal à l’aise, je parcourus les rangées de reliures dont les couleurs allaient du blanc crème au marron sombre. Il y avait des in-folios, des in-quartos, in-octavos, et bien d'autres in-quelque chose.

— Je ne savais pas que les gitanes collectionnaient les bouquins...

Elle n’avait toujours pas répondu quand un détail attira mon attention : le brillant d’une pochette plastique. Je me levai et la tirai du rayonnage : un vieil exemplaire de « Strange » de 1982, en parfait état de conservation, avec Spiderman en couverture. À côté de lui, un numéro de télé 7 Jours. Fébrile, je parcourus une collection de magazines sortie tout droit des années 80.

Sur la rangée suivante, les bouquins en cuir portaient des caractères bizarres que je n’avais jamais vus, et plusieurs d’entre eux refusèrent obstinément de s’ouvrir. Le cuir avait une consistance étrange sous les doigts, il était... chaud.

Encore plus loin je tombai sur un volume énorme, solitaire, sur une étagère qui ployait sous son poids. Je peinai à en déchiffrer le titre.

— Necromi... Necrino...
— Remets-le tout de suite dans l'étagère, ce livre pourrait te rendre fou ! me dit la bohémienne, me faisant sursauter.
— Bah, c'est bon, quoi, répondis-je avec panache, tout en reposant le livre qui pesait soudain très lourd dans mes mains.
— Il est temps d'y aller maintenant ; mais avant de sortir, prends ceci, ça te servira plus tard.

Elle me fourra dans la main un rouleau de parchemin, et sans me laisser le temps de le regarder, m'entraina vers l'arrière de la bicoque. Elle ouvrit avec précautions une petite porte, et m'indiqua un chemin qui traversait un champ en friche et s'enfonçait dans un petit bois de pins.

— File par là ! Et ne te retourne pas avant d’arriver à Nantes, ce n'est pas loin si on reste sur le Chemin. Tant que tout le Tercio de Andalucia ne te prend pas en chasse, bien sûr. Et n'oublie pas la valeur des objets qui traversent les plans. Allez, adios cariño.

Je faillis lui faire la bise, mais ce n'était pas son style. Après un vague geste de la main je filai sur le sentier sans demander mon reste. Sous les pins, l'air était plus frais. Bientôt le sentier se couvrit de gravier, de petites statues trônaient dans des niches, et je croisai un couple avec une poussette qui me regarda bizarrement avant de s'éloigner. Ça ressemblait à Nantes.

Dans ma poche ventrale en latex, mon téléphone s'était mis à vibrer, j'avais environ 1 million de messages en attente, la plupart de Lila. Je m'assis sur un banc du parc, et appelai d'abord le Doc, qui répondit de sa voix revêche.

— Rémi ? Qu'est-ce que tu fiches ? — Nous sommes en train de nous faire traverser par l'Andalousie. Il faut agir avant que Don Lope ne débarque avec tout son Tercio !

À suivre

Traversée de l'Andalousie par le Nord-Ouest (5)

Traversée de l'Andalousie par le Nord-Ouest (3)