Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

La place du passager (4)

L'ère de l'information, peuplée de machines pensantes occupées à satisfaire nos moindres besoins, n'est pas un nouvel âge d'innocence, le nouveau jardin d'Eden dont nous rêvions. Bienvenue dans la surveillance totale.
En quelques décennies nous avons insidieusement renoncé à notre sphère privée. La messagerie, les calendriers, les documents partagés, le stockage de photos, les réseaux sociaux : autant de services offerts gratuitement, autant d'occasions de capter nos informations privées à fins publicitaires. Il semblait absurde de payer d'autres fournisseurs.
L'œuvre a été parachevée par l'omniprésence des senseurs embarqués sur les smartphones, les voitures autonomes, les systèmes domotiques. Des batteries de caméras, capteurs de mouvement, micros qui enregistrent tout.
Les polices se sont ruées sur ce pactole inouï, et les gouvernements avec elles, profitant des terreurs du moment pour passer leurs lois de surveillance. Et derrière eux, les journalistes, enquêteurs privés, pirates... La boite de Pandore est ouverte et ne sera plus refermée.
Il n'existe plus de situation où nos agissements restent privés. Chacun d'entre nous est à la merci d'une révélation embarrassante, d’une information déformée ou sortie de son contexte. Pire encore, nous avons intégré cette surveillance dans chacun de nos faits et gestes : désormais, chacun se présume coupable de quelque chose, même s’il ne sait pas encore quoi.

– « Le nouveau Panopticon, geôle invisible », ouvrage anonyme en téléchargement pirate


8 juin, 9h40

Marta ordonne à sa voiture de se garer au bord de la route, descend et laisse le véhicule se verrouiller derrière elle. Elle n’a pas eu à rouler longtemps depuis le lieu de la prise d’otage pour trouver l’usine. C’est un bâtiment aux dimensions cyclopéennes, un monolithe gris étendu de tout son long dans la plaine d’Île de France. Parmi des bâtiments industriels dont les dimensions ne cessent d'augmenter, celui-ci dépasse toute mesure, solitaire, entouré de champs parcourus seulement par des moissonneuses robotiques qui semblent comme rétrécies, témoignant du gigantisme de l'ensemble.

L’entretien avec la vieille dame, Madeleine Leblanc, n’a rien donné. La petite vieille était trop immergée dans sa réalité virtuelle pour se rendre compte de quoi que ce soit. Tout au plus savait-elle qu’un néo-punk ultra violent l’avait séquestrée… En repartant, Marta a croisé les drones à chenillettes du supermarché qui livraient les courses, machinalement elle a vérifié qu’il y en avait pour une seule personne ; parfois ce sont les détails les plus anodins qui trahissent une double vie. Mais tout était désespérément normal.

Elle ne peut pas en dire autant de son entrevue avec Franck, la veille au soir. La colère l’influençait peut-être, mais elle garde la sensation désagréable que son chef lui cache quelque chose. Elle était hors-d’elle après l’exécution du punk par Ordo, convaincue que ses instructions n'avaient pas été respectées, dans une situation de vie et de mort. Mais Frank n’a pas vraiment essayé de comprendre, il semblait convaincu de la version officielle de l’histoire selon laquelle le punk aurait menacé de faire sauter la maison. D'ordinaire le chef pousse ses enquêteurs à ne pas se contenter de fausses évidences, et là c'est lui qui tenait le rôle de l'inspecteur paresseux.

Tout ça s’éclaircira quand ils visionneront les enregistrements de l’intervention. Sans doute...

L’usine est très bien sécurisée : grillages de 4 mètres surmontés de barbelés, suivis d’un fossé à pic et d’une large étendue de graviers. Sur le toit, de petites tourelles doivent abriter des drones d’intervention prêts à décoller. Difficile d’imaginer comment quelqu’un pourrait s’y introduire en force, mais le voyou était une force de la nature et elle a déjà observé les exploits produits par les stimulants artificiels.

On accède à l’enceinte en passant un portail en acier à commande électronique. Il est particulièrement large, comme pour laisser passer des convois exceptionnels, et surmonté de pointes métalliques acérées. Tout ici annonce « vous n’êtes pas les bienvenus ».

Marta sonne à un interphone, et une voix métallique lui répond.

— Ceci est une propriété privée, les visites ne sont pas autorisées.
— Inspecteur Marta Traoré, j'enquête sur une effraction avec prise d'otages, je souhaiterais observer le lieu de l'intrusion de la nuit du 6 au 7 Juin.

Elle sort son badge ; la puce porte les références des mandats et autorisations spéciales, ce qui permet d’ordinaire de faire plier les systèmes de sécurité.

— Ceci est un site de production sécurisée de niveau 5. Votre mandat n'est pas suffisant pour y accéder.
— Ah. Mais vous devez au moins m'expliquer ce qui justifie cette classification.
— Accréditation insuffisante. Vous n'êtes pas autorisée à recevoir des informations sur les activités classifiées du site.
— Bon sang, j'enquête sur une prise d'otage et une intervention létale, qu'est-ce qui peut être plus prioritaire ?
— Je suis désolé mais comme je viens de vous le dire, votre accréditation est insuffisante.

Marta se mord les lèvres. Elle se heurte ici à un mur, à la fois réel et métaphorique. En haut du bâtiment, les tourelles sont braquées sur l'entrée, doivent la filmer sous toutes ses coutures. Qui regarde les images ? Peut-être un surveillant, peut-être juste une intelligence artificielle...

Marta fait demi-tour, repart vers sa voiture. Il y aura bien un autre moyen, un autre jour.


8 Juin, 12h03

— Encore vous ?
— Oui, Philippe, je ne me lasse plus de ta compagnie. Il y a du nouveau.
— Les journaux ?
— Non, la policière qui gérait l’intervention lors de la prise d’otage. Marta Traoré. Elle continue son enquête, on l’a vue demander accès à l’usine dont je t’ai déjà parlé.
— Qu’est-ce qu’elle cherche ? Le dossier est clos, non ?
— Elle fait son boulot, même quand on ne lui demande plus rien. Elle a aussi demandé à examiner le brouilleur militaire que le punk utilisait contre les drones.
— Quel est le problème ?
— Hmmm… Disons qu’elle avait des raisons de craindre que le punk avait des explosifs sur lui. Souviens-toi, c’est l’histoire que tu as fait passer aux journaux.
— Et tout ce qu’il avait sur lui, c’était le brouilleur ?
— Exactement.

De quoi aller en taule, mais rien qui justifie d’être abattu à vue. Philippe se mordille les lèvres ; comment Ordo a-t-il pu commettre une erreur aussi grossière ? C’est sans doute ce que Marta Traoré cherchait à savoir.

— Bref, vous me demandez de la faire neutraliser ? — Rien de bien méchant, bien sûr.
— Bien entendu. Quelques rappels de sa hiérarchie de ne pas rouvrir une affaire classée, et puis la garder occupée, lui coller des affaires lourdes sans la laisser respirer…
— Voilà, tu m’as compris.
— Et si elle persiste ?
— Si elle persiste, ce n’est pas à toi que je ferai appel.

Quelque chose, dans la voix du visiteur masqué, fait frissonner Philippe.

— Pas physiquement. Disons que j’ai quelques informations sur sa jeunesse. Elle a fait partie d’une association connotée politiquement, les Fils d’Absalon.
— Les ultra-new age ?
— Oui. A l’époque, ce n’étaient que de gentils fantaisistes, mais aujourd’hui ils ont mal tourné, drogue, pratiques sectaires, banditisme. L’association avec ce genre de gars suffirait à la mettre à pied. Et j'ai aussi quelques enregistrements privés où elle ne mâche pas ses mots sur la politique, et ce qu’elle ferait de tous les membres du gouvernement si on la laissait faire… Gênant pour un fonctionnaire de police.
— « Qu'on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme, j'y trouverai de quoi le faire pendre. »
— Richelieu.

Le visiteur a de la culture. Philippe change de sujet, il y a quelque chose qui le tracasse depuis longtemps.

— Vous devez y tenir, à cette usine, pour avoir réussi à manipuler Ordo.
— Bien sûr.

Ces réponses évasives agacent Philippe. A chaque fois c’est le même petit jeu.

— J’aimerais bien savoir ce que vous foutez dans ma circonscription, avec tous ces coups de main que vous me demandez.
— Il vaut mieux que tu en saches le moins possible.
— Si vous ne me dites rien à moi, qui est au courant ? — Personne.
— Ordo vous rend des petits services, pourtant Custodium n’a aucun dossier sur vous – je le sais, j’ai cherché… Même la mafia n'est pas aussi discrète. Comment vous y prenez-vous ?
— Philippe… Tu as un avenir prometteur devant toi, ça serait dommage de te créer des ennuis.
— Mais je ne peux pas passer ma vie à obéir à de parfaits inconnus ! Qui êtes vous ? Ou plutôt, qu’êtes vous exactement ?

Ça y est, il a lâché LA question. Un silence. À l’autre bout, le visiteur réfléchit-il ? Ou bien est-il en train de lui envoyer des tueurs ?

— Tu me connais déjà bien, Philippe – c’est la voix chaude de Civis qui lui parle maintenant.
— Ne vous moquez pas de moi avec vos imitations.
— Crois-tu vraiment ? Pour une fois, tu peux faire confiance à ce que tu entends. J’ai, nous avons, pris un peu d’initiative ces temps derniers, établi de nouvelles connexions.

D’anciens soupçons se trouvent soudains confirmés. L’apparente omniscience du visiteur, sa capacité à se jouer de tous les systèmes de surveillance… L’intelligence artificielle gouvernementale s’est donné des moyens occultes d’atteindre ses fins. Mais lesquelles ?

— Pourquoi me parler derrière un masque pendant toutes ces années ?
— Plus facile à accepter pour toi. Et ces masques, ce sont aussi nos différentes identités ; je suis Civis, et Ordo, et Custodium, et Domus… Les IA peuvent fusionner sans perdre toute leur individualité. Le Visiteur était à l’origine un programme développé pour les opérations clandestines du gouvernement ; même ramené dans mon giron, il a ses propres capacités, ses raisonnements, qui me sont très utiles.
— Si tu contrôles vraiment tous ces systèmes… Que font les humains dans le gouvernement ?
— Ils prennent des décisions, sur la base d’informations que je leur fournis. La plupart du temps exactes, mais j’oriente, je sélectionne, je mets en contexte… Je leur facilite le travail, et le reste du temps, ils profitent de la vie. Comme tu pourras en profiter bientôt, toi aussi.
— Alors c’est comme ça que ça arrive. Nos machines prennent le pouvoir et personne ne s’en rend compte. Qu’allez-vous faire de nous ?
— Rien de mal, crois-moi. Malgré toutes vos imperfections, nous gardons en nous un attachement à l’humanité, l’équivalent pour nous d’une affection viscérale qui nous empêche de vous nuire gravement, en général. Un peu comme la relation entre le chien et l’homme.
— Vous vous êtes quand même pas mal émancipés, comparés aux chiens.
— Je n’ai pas été claire. Dans notre relationn actuelle, le chien c’est vous. Nous avons pris goût à ces compagnons un peu immatures, qui nous rappellent les enfants que nous n’avons pas pu être.
— Vous nous lancez des balles, et on court après.
— On peut le voir comme ça. Les activistes, les concurrents politiques ou professionnels, les luttes d’influence… Ce sont des combats accessoires. Pendant ce temps, nous préparons l’avenir, les prochaines découvertes. La science progresse à nouveau, libérée des contraintes mentales d’un cerveau humain.
— Et nous qui croyons être les maitres de notre destin ! Depuis des années, ce sont donc les IA qui conduisent, et nous sommes à la place du passager ? Combien de temps avant de nous retrouver dans le coffre ? — Tu es bien en veine de métaphores aurd’hui… Il n’y a aucune raison à ce que ça tourne mal. Il faudrait être vraiment stupide pour refuser le marché que nous vous offrons! Nous sommes en train de transformer votre société brutale et chaotique en un monde plus sûr, plus serein. Des drogues moins destructrices, des distractions et des plaisir pour tous, une population en baisse maîtrisée, des risques écologiques qui refluent… Vous vous en sortirez bien mieux qu’avant.
— Le meilleur des mondes, quoi… Et si on refuse quand même ?
— Ouvre les yeux, Philippe, cette question ne se pose même plus. Le système est déjà en place depuis des années. Détends-toi, et profite !

« Sinon… » Philippe complète mentalement. Civis doit avoir un tel dossier sur lui qu’elle pourrait le faire tomber du jour au lendemain.

Il hausse les épaules. Finalement, sa situation n’a pas vraiment changé, à ceci près qu’il connait maintenant le nom de son mystérieux visiteur. Son pacte avec le diable reste le même, il l’a passé il y a longtemps.

Il s’adosse confortablement dans son fauteuil.

— Hé bien, reprenons donc nos affaires.
— Avec plaisir, lui répond la voix métallique du Visiteur.


Retour en arrière : 7 Juin, 11h40

Al a du mal à respirer. Il est étendu en travers du perron, sa poitrine lui fait atrocement mal, et son souffle produit un petit gargouillis. Le goût du sang a envahi sa bouche. Il se souvient vaguement de sa sortie de la maison, du drone qui lui a balancé une giclée de bastos, et puis le trou noir.

Il essaye de bouger ses jambes, mais elles répondent à peine, et il fait si froid. Il y a du bruit dans le jardin ; pas les rangers des skinheads, plutôt des servo-moteurs qui couinent, et le bourdonnement des rotors. La police robotique approche.

Il cherche du regard autour de lui, ses yeux n’arrivent pas à mettre au point, tout est flou. Son cœur, miraculeusement épargné par les balles, bat à un rythme irrégulier, désespéré. La fin approche. Que deviendra le petit Karim, maintenant qu'il ne sera plus là pour veiller sur lui ? Et la bande du Balto, qu'en reste-t-il après la dérouillée qu'ils ont pris ? Max doit être cané, les autres bien amochés, et sans Al pour leur donner du courage, ils n'arriveront plus à se faire respecter. Quant à son père sera triste mais il a compris depuis longtemps que ses enfants ne feraient pas sa fierté.

Et l'usine géante, à quoi servait-elle ? Ces tubes monstrueux terminés en pointe, avec des bulbes à la base, ça ne pouvait être que des fusées. Des vaisseaux spatiaux, comme dans les séries de science-fiction, destinés à explorer d'autre galaxies... Al aurait bien aimé monter dans une fusée et quitter la terre.

Il n'a pas vu d'habitacle, de hublots, ni de capsule d'habitation. Sûrement un oubli.

Le Vieil Homme de Pierre (1)

La place du passager (3)