Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

La place du passager (2)

« Les années 2020 ont scellé la fin de la toxicomanie telle qu’on la connaissait jusque-là. L’explosion des outils de divertissement et des contenus disponibles (videos en ligne, séries, émissions, et jeux) a causé un effondrement de l’usage de produits psychotropes. La classe des prolétaires marginalisés reste principale demandeuse ; pour eux, de nouveaux produits légaux ont été conçus, bon marché et moins dangereux que leurs prédécesseurs. Finis les junkies, les réseaux de trafiquants, les fortunes illicites ; le nouvel opium n’a jamais été aussi sûr, aussi bien contrôlé. »

Professeur Josh Willamson, rédacteur @ The Lancet


Le 7 juin, 8h du matin

« Alerte homicide dans le 26e arrondissement. Le suspect a été signalé en fuite dans un véhicule volé, c’est un néo-punk de carrure très athlétique, responsable d’une rixe avec une bande d’extrémistes. Il appartient à une bande active habituellement dans le 22e. Neutralisation demandée dans les 12 heures. »

Marta soupire, efface la notification sur l’écran de sa montre, et termine d’habiller ses enfants. Les deux petits se laissent faire distraitement, tout en suivant l’histoire holographique que leur raconte leur assistant personnel. Le projecteur holographique peuple l’entrée de la maison d’animaux mignons en 3 dimensions.

— Domus, tu fermeras la maison derrière nous. Je pars au travail tout de suite.
— Entendu, madame, répond la voix synthétique de l’intelligence artificielle. Je vous attends pour 19 heures ce soir ?
— Ce sera sans doute mon mari qui arrivera en premier, j’ai une grosse journée qui s’annonce.

Il est plus compliqué d’intercepter un meurtrier que les activistes anarchistes qui font son quotidien, sans compter les paperasses si elle doit recourir à une solution létale.

Elle fait sortir Diego et Bernardine, et les guide vers la voiture tandis que derrière elle le système domotique verrouille la porte, baisse les rideaux et ajuste le thermostat. Domus : un produit Cybertec, le numéro un de la domotique, et le meilleur ami du gouvernement – elle est bien placée pour le savoir.

— A l’école, et ensuite au bureau, ordonne Marta, et le véhicule démarre tout seul, s’insère dans le trafic clairsemé de cette banlieue pavillonnaire de Paris.

Une demi-heure plus tard, Marta arrive à son travail : une branche du ministère de l’intérieur que l’on appelle Centre de Commande de la Répression des Désordres Publics. Les bureaux sont modernes, les séparations en verre garantissent la luminosité de l’espace ainsi qu’une totale absence de confidentialité. Les enquêteurs-responsables de drones n’ont rien à cacher. Marta a déjà relevé ses messages dans la voiture, et elle s’attaque tout de suite à la tâche la plus pressante du jour : ce meurtrier en fuite.

La victime était un skinhead du 26eme, apparemment tué d’un coup de couteau dans le ventre. On l’a trouvé au petit matin dans une ruelle non surveillée, connue pour ses règlements de comptes. Parfois Marta se demande si ce trou dans la surveillance n’est pas intentionnel, pour donner un exutoire aux éléments les plus violents et les plus oisifs de la société. Mais

— Custodium, donne-moi tout ce que tu as sur la bande du 22e.

Devant elle, les données défilent, profils et fiches, rapports de police, casiers judiciaires... Elle fait partie de ceux qui souhaitent connaitre le contexte des contrevenants avant de les intercepter, avant même de commencer la recherche. Pendant qu’elle étudie les fichiers, son chef passe une tête hors de son bureau :

— Marta, tu auras besoin d’un coup de main pour ce meurtre ?
— Ça devrait aller. Il me faudra sans doute des drones haute précision, tu pourras m’assurer la priorité pour les obtenir ?
— Pas de problème, c’est notre plus grosse affaire aujourd’hui, tu n’as qu’à demander.

Il sourit et il disparait dans son bureau. Frank est un vieux de la vieille, d’ordinaire il laisse ses gars se débrouiller, à croire qu’aujourd’hui c’est le calme plat. D’autant qu’un marginal comme ce neo-punk, c’est du menu fretin, à se demander pourquoi on se donne encore la peine de les pourchasser. Tout ce qu’il leur faut, c’est une zone sans surveillance où s’entretuer tranquilles... Marta écarte ces idées peu légales, elle a du pain sur la planche.

À partir du lieu du meurtre et de l’heure, elle détermine un périmètre de plusieurs kilomètres dans lequel le suspect peut se trouver, calcule des chemins possibles par tous les moyens de transport. Custodium mobilise tous les enregistrements pris dans ce rayon : caméras et micros de sécurité implantés dans les lieux publics, dont les enregistrements continus alimentent une base de données d’une taille monstrueuse. L’intelligence artificielle est spécialement entrainée à reconnaitre les visages, démarches et morphologie, et très rapidement les pistes s’amoncèlent : un énorme punk photographié au volant d’une voiture volée, pendant une poursuite en voiture sur une route de campagne. Puis il y a un trou d’environ une heure, et elle le retrouve à pied, courant dans l’autre sens sur la même petite route – il faudra confirmer où est passée la voiture, probablement dans un fossé. Les images sont plus floues, car elles ont été prises par le drone d’altitude qui couvre le secteur, faute de caméras d’observation au sol. La piste est facile jusqu’à un petit village où l’homme à la crête orange est vu en train de fracturer une fenêtre.

Marta décide d’activer le lien avec Domus : malgré ses promesses de confidentialité, Cybertec Inc. met à disposition de la police les informations collectées par le système domotique qui gère désormais 97% des habitations du pays. Chacun des clients de Domus croit avoir installé son propre système indépendant, séparé du reste du monde par une « muraille de chine », alors qu’en réalité ce n’est qu’un tentacule de plus qui pousse sur cette entité omnisciente que l’on a chargée de tâches banales comme l’optimisation de la consommation énergétique, et d’autres plus sérieuses comme la sécurité. D’après une loi restée secrète, en cas de danger de mort pour des civils, Marta a le droit d’accéder à tout ce que Domus enregistre de la vie de ses « maîtres » : nuits, journée, discussions et activités... Même ce qui s’affiche sur leurs écrans personnels est capturé par les yeux omniprésents de Domus, et mis à la disposition de Custodium, le système de surveillance totale.

Obtenir l’accès est une formalité bien rodée, le formulaire prérempli est expédié en quelques instants, et aussitôt le lien s’ouvre. Elle voit l’intérieur de la maison comme si elle y était : le néo-punk est dans la cuisine, il se fait servir à manger par une petite vieille visiblement terrifiée. Le colosse est armé d’un coup de poing américain qui a bien servi, et doit probablement porter des armes blanches - Domus détecte beaucoup de métal dans ses vêtements. Marta accède au plan de la maison, réseau électrique, issues de secours, et définit un scénario d’intervention. Facile, il faut attirer le punk vers une fenêtre ou une cloison peu épaisse, de préférence sans son otage. Reste le choix des armes : une des tâches les plus critiques qui restent dans le travail de flic, maintenant que les interventions elles-mêmes sont réalisées par des agents robotiques peu enclins aux débordements, et au-dessus de toute accusation de délit de faciès.

Comme beaucoup de policiers, Marta a déjà eu à prendre des décisions difficiles, et c’est désormais un moment qu’elle redoute. A chaque fois, lui revient ce vieux souvenir datant de la Guerre des Blocs : ce type dépressif et suicidaire, retranché dans un appartement, qu’elle avait fait abattre d’un tir à travers la porte parfaitement exécuté, pour apprendre ensuite que son arme n'était pas chargée.

Mais il est impossible de laisser cette décision à une intelligence artificielle ; la loi stipule que, malgré toute leur imperfection, il incombe aux humains de décider de la vie ou de la mort, dernière instance de la justice.

Marta envoie sa demande, le scénario d’intervention devrait permettre de limiter les risques pour l’otage. Une injection de médicaments rendra le type doux comme un agneau pour le restant de sa vie. Le passage devant le juge ne sera plus qu’une formalité ; même si ce gros punk est relâché, il ne fera plus grand mal – il bavera un peu, parfois.

Ordo, l’intelligence artificielle qui gère les forces de l’ordre robotisées, lui répond presque aussitôt : « Intervention prévue dans 1h30 ».

En attendant l’arrivée des drones sur les lieux, Marta compulse les autres dossiers que Custodium lui a envoyés. Il n’y a que des « potentiels », activistes avec une probabilité de passage à l’acte violent de plus de 50%, qu’elle place sous surveillance en temps réel. La justice préventive a fait beaucoup de progrès.

Finalement, elle devrait rentrer à temps pour dîner.


Le 7 juin, 11h42

Vautré sur un canapé, Al regarde Maddy de train de jouer. À la place des demi-lunes qu’elle portait pour lire le journal quand il a fait irruption dans sa cuisine, la vieille dame a enfilé un casque de réalité virtuelle, qui combine écouteurs et oculaires pour envelopper entièrement ses sens dans un monde synthétique. Des palpes ajustés sur son crâne lui envoient de légères stimulations pour suggérer des contacts, odeurs et saveurs. Les paroles de Maddy sont captées par un petit micro et renvoyées aux autres joueurs, avec qui elle passe visiblement un bon moment.

— Mon cher Jonathan, votre théorie me semble bien stéréotypée ! Pour un peu on croirait que c’est le colonel Moutarde qui a fait le coup, avec un candélabre, dans le salon…

(Un silence, sans doute une réponse spirituelle ; Maddy pouffe, du rire frais d’une jeune fille)

— Je suis d’accord avec Betty, puisque de toute façon l’orage nous empêche de sortir, autant aller à la cave tirer toute cette affaire au clair.

(Autre silence, peuplé d’une conversation qui n’appartient qu’à elle)

— Mon cher Jonathan, vous êtes un vrai gentleman, comme toujours…

Il y a plus que de l’amabilité dans sa voix, ce Jonathan doit lui faire un peu de gringue. Al suppose qu’elle joue à Christie, le jeu immersif sorti l’année passée qui fait un carton sur la plateforme Ludus. Il se reverse du café – pas de bière ici, et quelque chose lui dit qu’il aura bientôt intérêt à être frais. Il quitte le salon où Maddy s’amuse comme une petite folle. Elle semble étonnamment sereine, pour quelqu’un qui se trouve à la merci d’un inconnu rentré par effraction. Tant mieux, Al a horreur des peureux, des voix plaintives, et aussi de ceux qui menacent pour cacher leur frousse. Si seulement tous ceux qu’il séquestre pouvaient être aussi coulants, la vie serait plus simple pour tout le monde…

Au fond du couloir, la porte de la chambre est entrebâillée. Al pousse le battant et entre ; il promène un regard curieux sur les meubles en bois ciré, le futon posé à la japonaise à même le tatami ; drôle de mélange, la vieille dame n’est pas aussi conventionnelle qu’elle en a l’air. Dans un coin, un petit meuble attire son attention : quelques cadres photos d’une Maddy plus jeune avec un homme grand, maigre, aux yeux rieurs. L’une d’elles porte un titre et une date : Maddy & Jonathan, avril 2034. Mais il n’y a pas d’affaires d’homme dans la maison, pas de grosses chaussures dans l’entrée, pas de manteau dans la penderie… Venue de la cuisine, la voix de Maddy, rieuse :

— Bonne idée, qu’en pensez vous, Jonathan darling ?

Al frissonne. Ou bien son mari est parti au loin et ils se retrouvent dans ce jeu en ligne, ou bien… Il a entend parler de ces personnages créés à partir de la personnalité d’un mort, que l’intelligence artificielle de Ludus fait vivre à la manière d’un joueur vivant. Voilà pourquoi elle était si pressée de retrouver son rendez-vous quotidien sur Christie. Encore une qui doit largement dépasser les quantités maximales recommandées.

Al poursuit sa visite de la chambre, ouvre les tiroirs et fouille les armoires. En théorie il voudrait mettre la main sur du fric ou des bijoux, mais il s'arrête souvent pour examiner des vêtements, des objets sans valeur, des vieux souvenirs.

S'il voulait vraiment récupérer du fric vite fait, il lui prendrait son casque de Réalité Virtuelle, du matos qui se revend bien, mais il connaît les histoires de game-addicts à qui on prend leur jeu ; pour une vieille dame plus très riche, ça ressemble à un meurtre de sang-froid. Ça lui rappelle un peu trop l’histoire de son petit frère Karim, à l'époque où lui-même s'appelait encore Ali, et n'avait pas encore adopté son surnom de keupon. Le gamin n'était pas bien costaud, et à l'école les profs et les bandes lui causaient toutes sortes d’ennuis. Il avait complètement plongé dans le virtuel, jusqu’au jour où il s'était fait chopper à pirater des comptes d’allocs pour se payer ses abonnements de jeu et son casque de RV. La colère du vieux avait été pire que tout, avec torgnoles et humiliation publique. À partir de là le petit Karim est parti en vrille, et maintenant il est sous médocs toute la journée. Il souffre moins, mais la petite étincelle de rêve a complètement disparu de ses yeux.

Les volets de la chambre sont entrouverts, laissent passer la lumière dorée du petit matin. Mais quelque chose bouge de l’autre côté de la vitre. Al plonge à terre, au moment où trois impacts rapprochés claquent contre la vitre. Il lève la tête : 3 trous étoilés dans la vitre, et trois petits dards plantés dans le mur du fond de la pièce.

Fuck.

Ils ont voulu lui balancer une dose de médocs ! C’est toujours mieux qu'une balle explosive dans les naseaux, mais Al ne compte pas finir comme son petit frère. Il rampe vers le couloir, pousse délicatement la porte de la salle de bains ; derrière la vitre translucide, l'ombre stationnaire d'un drone. Plus de doute, il est coincé ; il hésite.

Soudain une voix féminine s'adresse à lui, sortie de quelque part dans le plafond de la salle de bains :

— La maison est cernée, pas la peine de penser à t'échapper.
— Et la petite vieille, qu'est-ce que vous en faites ?
— Ça serait une très, très mauvaise idée. Pour l'instant tout ce que tu risques c'est une anesthésie et de la taule. Si tu prends une otage, tu seras abattu. Aucune porte ne sera assez épaisse pour te protéger.
— Comment je sors de là, alors?

Al vient de comprendre : c'est la voix de Domus, l'IA domestique, qui lui transmet les mots du négociateur de la police. Pas le temps de saisir tout ce que ça implique, déjà la réponse lui parvient :

— C’est très simple. Tu sors par la porte de devant, les mains sur la tête, et tu te laisses faire. Pas de faux mouvement, on regarde tout ce que tu fais.

Du salon lui vient la voix de Maddy : " Mon dieu, quelle affaire étonnante ! ». Qu'elle continue de jouer, pendant qu’il se fait alpaguer.

Al essaye de réfléchir, mais la longue nuit à courir et se battre et la redescente des amphétamines l'ont épuisé. Il soupire et s’adresse à la voix invisible.

— Ça marche, vous avez gagné. Je vais sortir tranquillement, vous n’aurez même pas besoin de m’injecter vos saloperies.
— Très bien, on t’attend dehors.

Al se lève, glisse les mains dans les poches de son blouson : le brouilleur militaire est toujours là, petit boitier en plastique noir qui pèse lourd dans sa main. Est-ce que ça suffira ? Il n’a jamais eu autant de drones sur le dos en même temps.

Il respire un grand coup et se dirige vers la porte d’entrée.

– À suivre

La place du passager (3)

La place du passager (1)