Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Traversée de l'Andalousie par le Nord-Ouest (1)

Il était un peu avant midi quand j'ai cédé à la curiosité. Sans quitter le canapé du salon, j'ai ouvert mon ordi sur mes genoux et j'ai lancé une session de BreakIn, mon outil de piratage informatique.

Yeah, I'm a hacker.

Je n’avais pas vraiment besoin de suivre l'action en détail ; mais à quoi bon monter toute une machination si on ne la voit pas se déclencher. Et cette fois-ci, j'aurais besoin de mes outils pour apercevoir quelque chose.

BreakIn me montrait en temps réel l'état de ma cible, le DCF77 : le système allemand de transmission radio de l'heure officielle. Basée près de Francfort, l'horloge atomique ultra-précise ne dévie que d'une fraction de seconde tous les millions d'années ; son antenne émet chaque seconde un signal radio qui couvre toute l'Europe, et alimente les smartphones, télés et appareils connectés, et tout ce qui se fait d'électronique. En marge de cet ordre impeccable, il ne reste guère que les vieilles machines, ordinateurs et magnétoscopes, et les amateurs de montres mécaniques ; et même eux se recalent régulièrement sur l'heure du DCF77.

La beauté des systèmes centralisés, bien sûr, c'est que si on sait leur tourner la tête, le reste suit.

J'ouvris ma première bière de la journée, fouillai mes poches à la recherche d'une barrette de shit qui avait déjà été consommée, puis décidai de rester clair pour l'instant capital.

L'heure approchait. 11h57… 11h58… Je fis passer les minutes avec quelques goulées de 1664. Et enfin le moment arriva : l'horloge maîtresse de toute l'Europe passa à midi. Mes sous-programmes, virus et chevaux de Troie entrèrent en action, selon une méthode sophistiquée que j'avais mise au point pendant des mois, lors de mes nombreux loisirs.

Il ne se passa rien.

C'était normal : mon petit tour était bien plus subtil que ça.

Je levai ma montre - en fait, celle de mon grand-père que je porte rarement. Une vieille Celtina en métal, pas spécialement chic ou de haute performance, mais qui donne l'heure au poignet, autant dire une antiquité. Je l'avais soigneusement remontée et mise à l'heure le matin même.

D'après BreakIn, il était midi deux à l'horloge atomique de la DCF77, et ma Celtina le confirmait ; mais le signal diffusé sur les ondes indiquait midi une et zéro secondes.

J'avais réussi ! Le décalage s'était mis en marche. La pulsation radio de l'horloge prenait désormais un retard d'une demi-seconde à chaque seconde ; au bout d'une heure elle indiquerait seulement une demi-heure écoulée. Mon petit tour allait bientôt créer un ralentissement du temps dans toute l'Europe. Pour l'instant, aucun dispositif de sécurité n'avait été alerté, et cela n'arriverait sans doute pas avant la fin de la journée. Je m'attendais plutôt à ce que, au coucher du soleil, les plus perspicaces se demandent pourquoi la nuit tombait si tôt. Ceux qui avaient d’autres outils de référence, plus archaïques mais en réalité plus fiables, lanceraient des débats enflammés sur la nature du temps, une occupation que je respecte éminemment. Je me demandais à partir de quel moment le doute changerait de camp.

Je rédigeai un petit communiqué que je publiai sur le site du Collectif des Propagateurs du Chaos, le CoProCh. Il disait en substance :

Action du mois : Nos concitoyens vivent à 100 à l'heure, ils oublient de prendre le temps d'observer ce qui est beau et de profiter un peu de leur vie. Encadrés dans le déterminisme d'emplois du temps trop remplis, combien ont perdu toute habitude de l'imprévu ?
Heureusement pour eux, aujourd'hui l'horloge infernale de leurs existences va ralentir tout doucement. Les réunions finiront en avance sans avoir à se presser, il restera du temps en fin de journée pour lire le journal, faire une course ou deux…
Espérons que cette expérience leur ouvrira les yeux !

Rémi, pour le CoProCh.

Il restait encore un peu de temps avant mon rendez-vous de midi, et par désœuvrement je fis un tour sur mon site personnel. J’y vends des équipements indispensables à la vie moderne, comme des antennes d’ufologie en kit, des combinaisons anti-entropiques et des aspirateurs cosmiques. J’avais de nouveaux clients en Hollande et en Espagne ; rien d’urgent, et je comptais bien trouver une combine pour ne pas avoir à me charger moi-même de l’expédition des colis.

Je terminai ma bière et sortis, ignorant la console de jeux qui m'attendait, tentatrice, dans un coin de la pièce. Pour parachever ma désintoxication, j'avais pris l'engagement de m'en débarrasser, mais le moment venu ça avait semblé une meilleure idée de la garder.

Sur le pas de la porte, je m'arrêtai, ébloui : je n'avais pas vu la lumière du soleil depuis mon lever, et le printemps brillait de tous ses feux. Je montai dans ma vieille Fiat à l’intérieur patiné par le temps et d’innombrables kilomètres dans la région de Nantes, démarrai après seulement trois essais, et le moteur poussa son feulement sensuel mâtiné de bronchite. Vingt minutes plus tard, je m’arrêtai à Sainte-Luce sur Loire, petit bled de la périphérie nantaise où travaille Lila, la dame de mes pensées. Je me garai avant l'entrée ; au moment où l’écran du GPS s’éteignait, je crus voir quelque chose d’étrange sur la carte. Mais qu’importait l’électronique, je me fis beau dans le miroir et me pointai au bar–brasserie Le Centre. Lila était déjà à notre table, en train de lire le dernier numéro de Moi Magazine, l'hebdo de l'Égologie, dont la couverture déclarait : "Tout ce qui compte vraiment est dans notre revue !".

Lila est une vraie beauté : peau satinée, yeux de biche, des rondeurs faciles à deviner dans sa petite robe orange. J'avais du mal à comprendre que tous les gars du bar n'aient pas la mâchoire décrochée et les yeux roulant hors des orbites, mais ça m'arrangeait plutôt.

Elle a levé les yeux de son magazine, et ils n'exprimaient pas que le bonheur de me voir.

— C'est à cette heure-ci que…

Elle s'interrompit en voyant l'heure affichée par la télé au-dessus du bar, sembla confuse. Sans tenir compte de son entrée en matière, et je lui annonçai fièrement :

— Pile au rendez-vous !
— En effet, répondit-elle sans conviction. Il m'a pourtant semblé…
— Tu dois avoir foi en moi ! Quand je dis midi et demi, c’est midi et demi !

Je m'assis face à elle en m'arrangeant pour lui cacher les aiguilles de la montre de mon grand-père. Je commandai un steak-frites et une bière, elle une salade et un verre de vin. Nous parlâmes des petits riens dont discutent les gens qui se voient souvent, mais qui ont encore des choses à se dire. Elle rit de mes nouvelles activités professionnelles, s'intéressa à ma dernière action pour le CoProCh — mais je restai mystérieux. Lila voulut en savoir plus, elle n'était pas du genre à laisser tomber, mais si je lâchais le morceau ses yeux allaient se mettre à lancer des éclairs et je serais réduit à un petit tas de cendres radioactives ; ma nana n'aime pas qu'on se moque d'elle.

L'heure de retourner au travail arriva sans se presser, alors que nous en étions au deuxième café. Lila travaillait à la mairie de Sainte-Luce sur Loire, depuis le bar du Centre il fallait bien marcher deux cent mètres ; elle prit le temps de me raccompagner à la Fiat, où nous êumes plus d'intimité pour nous embrasser. Au moment de partir, elle s'exclama :

— Mais… C'est vous qui avez fait ça ?

Face à nous, le panneau d'entrée du village affichait : "Sainte-Luce sur Guadalquivir". J’ai essayé de cacher ma surprise.

– À suivre

Traversée de l'Andalousie par le Nord-Ouest (2)

L'Infortune des Armes (5)