Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

L'Infortune des Armes (2)

Un jour grisâtre tombait dans la cellule par la fenêtre à barreaux. Au-dehors, le soleil ne s'était pas encore levé, mais on entendait déjà les bruits de l’activité humaine qui reprenait : un chariot qui roule sur les pavés de la rue, des portes et des volets qui s’ouvrent en grinçant, un chien qui aboie, et la voix éraillée d'un muletier qui l’engueule.

Yegar enregistrait machinalement ces détails, mais ses yeux ne quittaient pas le plant de figuier impérial qu'il élaguait. D’un pot de terre posé à même le sol, la plante poussait jusqu’à hauteur de genou, s’appuyant sur le mur pour mieux s’élever vers la seule source de lumière. Avec un petit couteau en os, le seul matériau qui lui était disponible, Yegar coupa les feuilles et les tiges qui poussaient du mauvais côté ; puis il renforça les attaches qui maintenaient la frondaison. Ses doigts mêlaient la plante et le chanvre, construisaient un édifice vivant et temporaire. Quelques semaines de soins avaient suffi à donner à la pousse, qu'il avait trouvée dans la cour, l'allure d'une ombrelle déployée.

— Nous quitterons la ville dans un mois, peut-être deux, fit derrière lui une voix féminine au timbre grave. A quoi bon te donner tout ce mal pour une plante ? Penses-tu vraiment que le prochain pensionnaire lui accordera le moindre soin ?
— Probablement pas, répondit Yegar sans se retourner.
— Ton figuier sera bientôt jeté aux ordures, malgré tous tes efforts.
— Qui sait. De toute façon, ce qui arrivera plus tard ne m'intéresse pas.
— C’est encore une sorte d’exercice ?
— Une distraction.
— Tu est un homme étrange. Tu ne cesses de t’entrainer, et tes amusements me rappellent les punitions qu'on réserve aux enfants indisciplinés !

Yegar sourit, reposa ses outils et fit face à la fille de joie qui se prélassait dans le lit. Erdya était grande et brune, ses formes généreuses et son sourire facile lui valaient une certaine popularité auprès des gladiateurs. Le drapé qui tombait sur ses hanches larges formait une élévation arrondie ; un sein se coulait par l’entrebâillement des couvertures, son large téton brun appelant le regard. L’air respirait encore la sueur et le sexe.

— À chacun ses plaisirs. Les miens sont plutôt innocents, non ?
— Ce n’est pas le mot auquel j’aurais pensé cette nuit, commenta Erdya avec un sourire coquin.

Yegar ne se laissait pas abuser par les minauderies d’Erdya. Comme lui, elle appartenait à Vrenk, et son corps n’était rien de plus qu’une récompense pour les gladiateurs, une carotte qui complétait les multiples bâtons dont Vrenk usait pour dresser sa troupe de fauves. Elle avait appris à jouer le jeu, pour sauver la face autant que pour plaire, mais ses pensées restaient masquées à tous. Yegar devinait une histoire triste, banale, de famille pauvre, de maladie et de dette. Un veuvage, peut-être.

— Ça fait un moment qu’on n’a pas vu Kaja, ajouta-t-il.
— Voilà ! Je le savais, c’est bien elle que tu préfères, s’indigna Erdya. Qu’a-t-elle de plus que moi ?
— Je me demandais juste où elle était passée. Elle a disparu depuis plus d’une semaine.
— Je crois qu’elle a un amoureux, répondit Erdya d’un ton plus sérieux. Un nobliau qui s’est entiché de sa chevelure flamboyante et de ses reins souples…

En réalité, il arrivait que Vrenk "prête" certains de ses pensionnaires ; pour une grosse somme d’argent, on pouvait s'amuser avec eux à sa guise. Depuis qu’il était captif, Yegar avait beaucoup appris sur la cruauté des puissants.

— A elle les vins fins et les belles toilettes, ajouta-t-elle d'un air faussement envieux. Yegar revit en pensée les fers aperçus dans les appartements privés d'un riche marchand de Viseling. — Ne l'envie pas trop, il y a des amants brutaux.
— Je suis sûre qu'elle nous reviendra comblée, répliqua Erdya sans plus sourire.

Elle s'exprimait avec un soupçon de fermeté de trop, comme si elle avait décidé de ne plus laisser les circonstances lui imposer leurs malheurs. Yegar entrevit le puits de douleur inextinguible que cachait cette femme au corps épanoui.


La salle d'entrainement des seigneurs de Deralt était un large carré, au sol dallé de tomettes bicolores, bordé d'une piste de lattes de bois ciré où les spectateurs se tenaient debout. Aux murs, des râteliers exposaient toutes sortes d'armes exotiques et spectaculaires : des tridents de Xedrez, d'énormes pertuisanes de Kalev, des sabres recourbés de Visonti et des heaumes d'acier noirci, venus d'une nation de l'Ouest.

Yegar nota que les seules armes qui ne prenaient pas la poussière étaient les rapières d'entraînement alignées à hauteur d'homme dans un coin ; deux emplacements étaient vides. Autant pour la variété.

Au milieu de la pièce, sous la clarté qui tombait d'une ouverture dans le plafond, deux hommes échangeaient des coups avec les rapières qui manquaient au râtelier. L'un des deux était grand, solidement bâti, au crâne dégarni. L'autre était plus jeune et élancé, sa chevelure blonde voltigeait au rythme des sautillements et des assauts.

Un des spectateurs désigna les deux visiteurs au maître d'armes grisonnant, qui rompit et proposa le salut à son adversaire. Le blondin, qui devait être Ervang de Deralt, entrechoqua l'avant-bras avec lui et remarqua à son tour les visiteurs. Il se dirigea vers eux, salua Vrenk avec familiarité, comme s'il l'avait déjà rencontré à de multiples reprises, puis il toisa Yegar.

Ce qu'il voyait, Yegar l'imaginait facilement : un homme sans rien de spectaculaire, aux bras noueux, aux cheveux clairs et yeux pâles, avec le nez camus typique des Kaleviens. Le regard du nobliau s'attarda sur la cicatrice boursouflée qui longeait la mâchoire, souvenir d’un coup de sabre reçu contre les Xun.

— C'est ça ton champion ? Il semblerait qu'on l'ait déjà blessé.
— Son palmarès dans les arènes est sans tache, monseigneur.

Vrenk manifestait une déférence qui lui faisait entièrement défaut le reste du temps. Ervang changea de sujet.

— Et donc, vous êtes venus vous présenter? Ou plutôt pour m'observer ?
— Sire, je ne...
— Ne te donne pas la peine de mentir, lanista. De toute façon je l'ai déjà vu combattre, je ne suis pas étranger aux arènes. Ainsi nous serons à armes égales. Ton protégé égorge les paysans avec panache, c'est un fait !

Quelques rires obséquieux ponctuèrent la pique. Ervang reprit avec un sourire satisfait :

— Hé bien, il me semble que les présentations sont faites... Pardonnez mon impolitesse, mes obligations m'appellent !

Ervang les salua et quitta la pièce, suivi d'une demi-douzaine de gens de son âge. Le maître d'armes raccompagna Vrenk et son gladiateur à la porte, et il sembla à Yegar que l'homme l'observait avec un froncement de sourcil.

Une fois sortis, Vrenk attendit de s'être éloigné un peu du château pour parler.

— Alors, qu'en penses-tu ?
— Scolaire, laissa tomber Yegar.
— Vraiment ? Ne fais pas l'erreur de le sous-estimer.
— Au contraire. Il est très bon avec une rapière, sur un sol régulier, contre les gardes et postures classiques de votre escrime. Tout le contraire d'une arène.
— Mais tu devras te battre avec retenue, sans coup bas et blessures sales.
— Ça ne sera pas nécessaire.

Vrenk s'arrêta et le regarda dans les yeux.

— Procède comme tu l'entends, mais sache une chose. Si jamais tu estropies ce petit coq, j'offrirai ta tête à sa mère.

– À suivre

L'Infortune des Armes (3)

L'Infortune des Armes (1)