Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

L'Infortune des Armes (4)

Les jours passèrent, puis une semaine, puis deux, et le jour arriva enfin où Yegar devait affronter Ervang de Deralt. Comme d'habitude, il se leva aux aurores, et s'exerça dans la petite cour sordide d'où on voyait le château. Des curieux commencèrent à s'accumuler à la grille, attirés par l'annonce du duel qui avait couru dans les rues de la ville. Yegar les ignora et continua de s’entraîner, jusqu'au moment où des gamins lui lancèrent des fruits gâtés à travers les barreaux.

Peu après, le petit déjeuner fut servi dans le réfectoir. Les gladiateurs mangeaient en silence un menu de gruau, d’oeufs et de volaille. Pas de hâbleries, les muscles étaient froids et les langues mal déliées.

Puis Yegar se retira dans sa chambre, où il attendit l'heure en soignant son plant de figuier impérial. Soudain la porte s'ouvrit sans avertissement, et deux des costauds de Vrenk entrèrent.

— Ton carrosse t'attend, altesse, grogna Jhorn.

Ce n'était pas le mauvais bougre, même si son emploi actuel faisait de lui leur geôlier. Tous deux savaient que dans d'autres circonstances, les rôles auraient pu être inversés. Ils savaient aussi que sur un ordre de Vrenk, l'un deviendrait le tortionnaire ou l'exécuteur de l'autre, et cela suffisait à calmer toute envie de fraterniser.

Le trajet jusqu'à la fosse traversait le Faubourg de Devant, un quartier mal famé, repaire de mendiants, de contrebandiers et surtout de tanneurs dont le travail empuantissait l'air. Yegar marchait entre les deux colosses, objet de la curiosité générale. Vrenk refusait de payer un chariot pour transporter ses gladiateurs, il trouvait que le trajet ne justifiait pas la dépense ; mais les combattants se souvenaient de la mésaventure du jeune Berl, pris dans une échauffourée par des parieurs mécontents. Il n’avait pas atteint l'arène, les gardes l'avaient extrait d'une ruelle inconscient et couvert de sang. Depuis, les gladiateurs se sentaient comme nus quand ils traversaient le Faubourg.

Dans les souterrains qui entouraient la Fosse, Yegar patienta une bonne heure dans une pièce sombre qui avait tout d'un cachot. Enfin Jhorn et son collègue le conduisirent dans l'antichambre où l'attendaient ses armes, toujours les mêmes. Tout en laçant le pourpoint de cuir et les plaques de métal à sur les bras et les jambes (Vrenk n'aimait pas les estropiés), il sentit enfin la petite flamme s’allumer dans son ventre : la promesse de violence.

Il ceignit la lame de section triangulaire fabriquée dans le Ranberg, effilée mais solide, et empoigna un bouclier rond à la surface grêlée d'impacts et d'entailles. La bosse en métal qui en occupait le centre formait l’élément stratégique, il s'en était souvent servi pour asséner des coups décisifs. Ervang s'en méfierait sans doute, mais n’avait pas de réel entrainement de fantassin ; l'usage offensif du bouclier resterait un atout dans la manche de Yegar. Tout l'art consistait à le faire oublier, puis à en tirer avantage au bon moment.

Dans un grincement de metal et un tintement de chaines, la grille qui barrait l'accès à l'arène se souleva par à-coups. Elle servait surtout à suggérer au public la présence de fauves dangereux, humains ou autres. Les glaives des gardes et les arbalétriers postés en hauteur garantissaient bien mieux la soumission des gladiateurs.

Yegar fit quelques pas dans l'arène et s'arrêta, ébloui. Pendant que ses yeux s'accoutumaient à la lumière de l'extérieur, la grille redescendit, et il entendit quelques cris : "Ah, le voila enfin !". Pour lui, pas de vivats, personne ne scandait son nom ; sa venue annonçait des combats rapides et des victoires sans panache.

A Kalev, ses exploits auraient suffi à faire de lui un demi-dieu, ou un chef militaire. L'efficacité et la réussite y comptaient plus que tout, personne ne prenait de risques inutiles pour plaire à la galerie. Comme disait le proverbe : « Les orgueilleux tombent les premiers ». Mais ici, on lui demandait du spectacle. Certains lui avaient trouvé un surnom : "Le Boucher", car il rappelait un artisan soigneux qui équarrissait ses adversaires sans fantaisie.

Yegar avança dans l'arène. Le sable s'enfonçait sous ses pieds en crissant. Une odeur de sueur, de mauvaise bouffe, de sang et de tripes planait dans la fosse, relents du public qui s'entassait dans les gradins et souvenirs laissés par les gladiateurs, morts en distrayant des manants. Il se campa au centre du cercle, jambes légèrement écartées, lame au clair, bouclier baissé, dans la posture d'attente des combattants des fosses.

Levant la tête, il scruta le mélange de fripouilles et de bourgeois qui remplissaient d'ordinaire les gradins. Une toile écarlate avait été tendue en bordure de la fosse, brodée de deux lions blancs affrontés – les armes des seigneurs de Deralt. Sous le dais et autour, des aristocrates vêtus de couleurs vives, aux coiffes élaborées, avaient pris place sur des sièges confortables apportés pour l'occasion. La famille d'Ervang de Deralt était venue en nombre. Le gladiateur distingua, au centre du groupe, une silhouette drapée dans un manteau d'un bleu profond. Il se demanda ce que dame Katerina pouvait ressentir à l’heure où son fils s'apprêtait à descendre dans l'arène.

Mais ce n'était pas le moment de se déconcentrer. À l'autre extrémité de la fosse, une deuxième grille se leva, et Ervang fit son entrée sous un tonnerre de vivats.

L'héritier de Deralt avait fière allure, revêtu d'un pourpoint écarlate à crevés, que comprimait à peine sa casaque en cuir durci. Il allait nu-tête, et ses cheveux blonds brillaient dans la lumière pâle du matin. Sa démarche élastique, presque dansante, ne trahissait en rien la nervosité de qui foule le sable de la fosse pour la première fois. Il salua la foule et fit le tour de l'arène, excitant encore plus ses partisans. Yegar avait déjà connu des combattants qui procédaient ainsi, cherchant l'appui du public pour prendre l'ascendant sur leur adversaire. Il les avait tous tués.

La foule aime la jeunesse et la beauté Mais la mort choisit autrement ses favoris.

Il attendait, ombre sinistre sur le sable aveuglant.

Vrenk lui criait des mots qui se perdirent dans le vacarme. Le lanista l'avait déjà accablé de recommandations : il fallait éviter d'humilier le noble en le battant trop facilement, mais ne pas se faire blesser pour protéger son investissement, lui porter une blessure handicapante mais pas définitive… De cette logorrhée, Yegar s'était refusé à retenir trop de choses. Pour lui un combat, même au premier sang, était une affaire simple : il fallait avant tout en sortir vivant. Quant à la blessure qu'il infligerait à Ervang de Deralt… Il essaierait de faire propre, en fonction des circonstances.

Le nobliau avait terminé son tour d'honneur, et il vint se camper devant Yegar, la main toujours posée sur la garde de sa rapière.

— Alors, gladiateur, prêt à tâter de mon dard ?

Yegar soutint son regard sans rien dire, les joutes verbales n'étaient pas son fort. L'annonceur prit alors la parole d'une voix de stentor pour présenter les deux combattants et leur palmarès. Cela amusa la foule : là où d'ordinaire il clamait des noms tels que "Otrem le bourreau, vainqueur dans les arènes d'Akhila et de Kalev, surnommé le Broyeur de Crânes et le Cannibale", il dut utiliser tous les termes fleuris de l'héraldique Alanienne pour présenter l'héritier de la famille de Deralt avec ses titres, sa lignée et ses exploits peu virils.

Puis ils croisèrent le fer, et plus rien d'autre ne compta.

Ervang n'était pas mauvais, mais comme prévu son escrime manquait d'imagination. Ils échangèrent des attaques, des feintes et des contres. La lame de Yegar erafla le pourpoint en buffle d'un coup de pointe, celle d'Ervang manqua son bras de quelques pouces. Le gladiateur observait, essayait des angles, des enchainements. Son petit bouclier rond lui donnait une protection supplémentaire, alors que l'aristocrate avait choisi la légèreté et la mobilité - au point de ne pas porter de casque, un choix à la limite de l'inconscience.

Si je sème ses dents de devant dans le sable, sa mère m'en voudra-t-elle ?

— Cette cicatrice que tu as à la mâchoire, elle est bien disgracieuse. Que dirais-tu d'en recevoir une de l'autre côté ? Pour la symétrie ?

Alors qu'ils continuaient d'attaquer et de parer, Ervang reprit.

— Ne sois pas intimidé, gladiateur. C'est la première fois que tu te bats contre un noble alanien ?
— Non, j'en ai tué des dizaines sur les rives du Helten, rétorqua Yegor.

Ervang éclata de rire, sans cesser de se battre.

— On m'a dit que tu étais une machine de guerre, un combattant parfait, inaccessible à l'émotion. Mais tu m'as l'air bien susceptible, insinua Ervang en se fendant.
— Si tu le dis, bloqua Yegar, qui contra d'une série de coups de pointe au visage et aux jambes.

L'aristocrate para et recula sans presque marquer de surprise.

— Ha ha, je t'ai vexé ! Tu vois, je sais bien que tu as des sentiments, toi aussi…
— Ah bon ? Yegar voulut profiter d'une ouverture pendant que son adversaire parlait, mais ce n'était qu'une feinte et sa lame troua l'air.
— Mais si… Je crois même que je sais pour qui !

Les lames s'entrechoquèrent encore quelques instants, puis Yegar demanda :

— Et que sais-tu au juste ?
— He bien, tu as un faible pour la petite Kaja, ma nouvelle servante personnelle...

Yegor avait dû se relâcher ; la pointe d’Ervang mordit cruellement dans son épaule droite.

— Premier sang ! clama triomphalement le jeune homme, sans baisser sa garde.

La foule acclama l’exploit, et de l’argent changea de mains dans les gradins du haut. Ervang reprit en s’adressant seulement à l’homme face à lui.

— Oui, gladiateur, Kaja m’a parlé de toi. Elle dit beaucoup de choses quand je lui fais mal, et je me suis bien occupé d’elle depuis que ton patron me l’a vendue...
— Ordure, laissa échapper Yegar entre ses dents.
— Tu aboies, mais tu ne mords pas. Finalement ce duel était trop facile... laissa tomber Ervang de Deralt, dédaigneux.

Le combat était censé être terminé, mais ils se tenaient encore à quelques pas l’un de l’autre ; si Yegar attaquait sans prévenir, sans plus se soucier de contrats ni blessures propres, il pouvait encore lui percer le cœur.

Il sentit venir le voile rouge de la folie et du meurtre. Sa main se crispa sur la poignée de son arme, mais la blessure de son épaule le lança impitoyablement.

Aurai -je assez de force ? J'arrive à peine à soulever le bras…

— Alors, Boucher, tu as trouvé ton maître ?

Quelque chose dans le sourire d’Ervang, dans sa posture, l’alerta ; le voile rouge reflua, douché par l’instinct de survie.

Il n’attend que ça. Ce fils de pute au sang bleu espère me tuer en légitime défense !

Yegar respira profondément, jeta son arme au sol et fixa son regard dans celui de son ennemi. Les hérauts proclamèrent la victoire, la foule poussa des vivats, les grilles de levèrent, et les deux hommes restaient face à face, seuls dans le cercle de la mort.

Comme toujours, le résultat du duel s’était décidé à l’extérieur de l’arène. Yegar décida d’aller y chercher justice que la fortune des armes lui refusait aujourd’hui.

– À suivre

L'Infortune des Armes (5)

L'Infortune des Armes (3)