Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Speed Club (2)

Quelques jours ont passé depuis la mort de Pablo. Marcus est revenu me faire un coup d'intimidation, accompagné d'un de ses costauds, juste pour être sûr, mais heureusement j'encaisse bien. Et puis j'ai le soutien de tous mes potes, surtout Carlos et Gabi, qui m'ont dit : « La prochaine fois, tu nous fais signe et on se l'ouvre. » Il parait que Marcus a aussi eu deux mots avec le matador, qui faisait moins le fier après. Comme quoi il a des choses à se reprocher, cette petite raclure.

Carlos c'est un costaud, pas un sournois comme moi, et Gabi aime trop se battre. Pour ce que j'ai en tête, je préfère m'adresser à quelqu'un de plus tordu. C'est pour ça que je suis allé voir la fille, Gatita. On a discuté à sa table, dans un coin du bar, et j'ai vite compris qu'elle aussi, elle avait envie de faire la peau au Matador. Elle a couché avec lui au début, mais il l'a laissée tomber. Dans le monde de Gatita, c'est une faute mortelle : elle seule a le droit de larguer. Ce qui m'est arrivé, il y a longtemps, quand j'avais encore toutes mes dents de devant. La nuit, je rêve souvent de son corps, de sa manière de crier au rythme de mes coups de reins.

On est allés discuter dans sa chambre, les mauvaises langues ont causé mais comme ça on avait la paix. C'est mieux tenu chez elle que dans ma piaule, on sent son parfum partout, ça m'a fait quelque chose. Mais elle ne m'a pas laissé la toucher ; elle a toujours un surin avec elle pour les types trop insistants, du coup, ben j'ai pas insisté. Quand j'ai expliqué mon plan, et lui ai proposé de détourner l'attention des technogeeks, elle a dit OK, sans aucune émotion, comme serpent devant un petit lapin. Elle a de beaux yeux noirs mais ils sont un peu vides, ça me fout les jetons.

Hier soir, Marcus a annoncé une opération rase-mottes. On va partir vers l'Est, voler au plus près des vagues, et revenir en accompagnant le vaisseau de ravitaillement du mois. C'est l'occaze que j'attendais.

Ce matin on a rendez-vous au bar pour se charger à la célérone. C'est un beau rassemblement : rien que des ruines, des déchets de la société, rassemblés ici par quoi ou qui... je ne sais plus. Les technogeeks sont là eux aussi, et les habitués, spectateurs et parieurs. J'imagine que c'est grâce à eux qu'on peut se payer tous ces vols, pourtant ils ne font pas envie ; enfin on s'en fout tant qu'on peut voler. Marcus fait un briefing rapide, à sa manière c'est-à-dire pas très clair, mais on comprend bien qu'il ne faut pas faire de conneries.

Comme d'hab, quoi.

On reçoit chacun son cachet de dope, qu'on avale avec un verre de bière (ce matin Emilio n'a rien de plus fort pour nous), et c'est parti, tout le monde aux racers. La came fait effet très vite, c'est comme un rugissement dans ma tête, j'ai les pognes qui me démangent, je pourrais me battre contre un tigre et gagner. Le monde devient comme un film au ralenti, mais en réalité c'est moi qui suis devenu super rapide.

Sur le chemin des hangars, je passe près de Gatita. Quand elle croise mon regard, elle me fait un genre de petit sourire, puis détourne les yeux.

Les racers décollent en formation en triangle, cinq de chaque côté et le Matador qui occupe la pointe : le poste d'honneur, celui du meilleur pilote, qu'il a gagné en battant Pablo dans le canyon. On est tous en liaison radio, et Marcus en profite pour nous rencarder sur la météo. Si seulement il pouvait la boucler une fois pour toutes, lui aussi. On fait un départ en altitude, le temps de survoler la partie Est de Isla Extrema ; c'est tout jaune avec des taches vertes là où des peigne-culs arrosent pour faire pousser leurs patates. Quand on arrive à la mer, tout le monde plonge en formation, et on se retrouve à moins de 10 mètres au-dessus des vagues. Ensuite la manœuvre est simple : il faut tracer en faisant une trajectoire imprévisible, avec plein de virages à angles serrés.

Le trajet aller est plutôt pépère, on est encore frais, le temps est calme, il n'y a personne dans les petites îles. Après le passage en zigzags, on vole une bonne heure droit vers l'Est, jusqu'au moment où la côte du continent apparaît. Encore un moment, et on aperçoit le vaisseau de ravitaillement : un tas de ferraille qui vole à notre rencontre, un peu de traviole parce qu'il est trop chargé et que ses propulseurs sont mal réglés. Heureusement, de notre côté les pilotes sont des flèches, agiles et précis et tout. Sans compter qu'ils sont chargés à bloc. On fait la jonction sans un pet de travers, et on repart vers l'ouest pour le retour : la partie où il y a du sport, en général.

Cette fois-ci je vois du monde dans les îles, des gugusses en pagne – on les appelle des abos ou un truc comme ça. Ils ont mis des lance-roquettes en batterie, et ils ont lancé une poignée de mines antigrav qui flottent sur notre trajet. On doit passer à travers ce bordel, vu que le ravitailleur n'a pas assez d'autonomie pour le contourner. Pour ça on a les conseils du gentil Marcus, qui nous gueule dessus à la radio. D'ordinaire nos appareils n'ont pas des masses d'armement, rapport que pendant les courses on risquerait de s'en servir entre nous ; mais pour l'opération rase-mottes, les technogeeks nous ont installé des petits canons à plasma qui peuvent tirer dans l'axe. Pas ce qui se fait de mieux, mais avec un bon pilote ça peut bien nettoyer.

Quand on arrive dans le labyrinthe des îlots, avec la moitié du groupe, je m'avance, prends un peu d'altitude et je me mets à tournoyer entre les lignes de tir et à arroser les abos au plasma, ça pète de partout, c'est l'éclate. Pendant ce temps, le brave transporteur continue de tracer la route du mieux qu'il peut, couvert par les racers qui sont restés près de lui. Y'a du spectacle, des explosions, des abos qui voltigent, ça doit très bien rendre sur l'écran du bar.

Au moment où ça tire dans tous les sens, l'occasion se présente : un petit coup d'œil en-dessous de moi, et je vois le Matador qui spirale autour d'une batterie de DCA, dans un nuage de fumée noire. Je me désengage, récupère la télécommande que j'avais planquée dans une poche intérieure de ma combi et enfonce le bouton avec le pouce, comme si c'était un oeil, sans perdre le matador de vue. Je veux le voir crever.

Il y a une toute petite lumière blanche à l'arrière de son racer, pas grand-chose, ça se perd dans le feu d'artifice général. Mais tout de suite après son appareil devient incontrôlable, il part en vrille et percute la surface de l'océan, on n'entend même pas le cri à la radio car je l'ai couvert de quelques obscénités. Une explosion dans l'eau, un nuage de vapeur, et l'assassin de Pablo a eu son compte. Je lui fais un gros doigt dans mon cockpit, et redescends bombarder des abos pour fêter ça.

On sort enfin du passage dangereux, et le reste du trajet se passe sans problème. Il ne nous manque qu'un seul appareil, mais c'est le bon, et ça me fait marrer tout seul. Le soleil est haut à l'Est quand on arrive en vue du bar, nos ombres sur le sol avancent devant nous. Vus du ciel, les bâtiments dégueulasses font un dessin familier, mais je ne me souviens plus de quoi, et on se pose sur le petit terrain d'atterrissage où les technogeeks viennent vérifier si leurs appareils chéris n'ont pas trop morflé. Les racers sont posés en bordel dans la poussière, il n'y en a pas deux pareils, des tas de tôles avec des propulseurs Montejo hypertophiés, des dessins de gonzesses, de flingues énormes, de têtes de mort ou de jaguars, et des traces d'huile et de brûlé sur les côtés. Des machines bonnes pour la casse... ou pour nous.

Je lance les clefs de ma machine à Jorge, le gars à lunettes qui s'occupe de mon appareil, et avec les autres on se dirige vers le bar. Carlos et moi on fait un concours de blagues de crash, de leur côté les petits jeunes de la bande du Matador font un peu la gueule, forcément, mais je sais que ça ne durera pas. Au Speed Club, oublie tous tes soucis, un coup de célérone et ça repart ! D'ailleurs j'ai les mains qui tremblent un peu, ça peut pas être de la nervosité car la sortie était facile, j'aurai bientôt besoin d'un cacheton ou deux pour me relancer. Pour l'instant je plane encore très haut, tout bouge lentement autour de moi, j'ai les réflexes et les muscles au maximum, la dope s'est mélangée avec mon adrénaline.

De toute façon, je ne vais pas pouvoir me détendre tout de suite. Il y a un petit groupe qui nous attend devant l'entrée du bar, avec Marcus au milieu, les bras croisés, entouré de gros baraqués à l'air pas commode. En approchant, j'aperçois derrière eux Gatita et ses yeux de machabée, et un vieux proverbe de la rue me revient :
Ne fais jamais confiance à un junkie.

– À suivre

Speed Club (3 et fin)

Speed Club (1)