Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Le Retour (1)

Allez, un peu de fantasy. Et pour commencer, un document d'époque en suivant ce lien.

10 ans plus tard

Le soleil baissait sur l'horizon, et il restait encore du chemin jusqu'au village; Edvin pressa ses mules sur le sentier qui serpentait entre les épais bosquets de chênes. Les pierres inégales ralentissaient sa progression, mais heureusement la boue avait séché depuis les dernières pluies. Derrière lui, trois bêtes de somme le suivaient par une longe, chargées de ballots volumineux enveloppés de toile : le produit d'une bonne saison de traite.

Il en avait essuyé, de la boue, pour amasser toutes ces fourrures. Des mois passés à parcourir les confins de la Marche du Nord et au-delà, dans les forêts froides où l'autorité du Baron ne protégeait personne. Dès la débâcle de printemps, avant tous les autres, il était parti avec ses mules sur les sentiers où s'enlisaient encore les chariots. En ville, à Heimark, il avait acheté de petits bijoux en argent, en bronze et en verre ; à Karila, chez les colons du Nord de la Marche, il avait troqué l'argent contre toutes sortes d'outils en fer, très prisés des tribus; puis il était parti loin dans le nord, alourdi de ces marchandises, qu'il avait échangées contre les fourrures que les barbares libres vendaient en quantité. À chaque transaction, il offrait une denrée rare et lointaine en échange d'un produit local, ce qui lui permettait d'acheter toujours aux meilleurs termes. Ces échanges successifs rapportaient bien plus que s'il avait directement payé les peaux en pièces d'argent, comme certains nouveaux-venus dans le commerce. Il avait appris au moins cela ; les années à arpenter les routes et à se faire rouler dans la farine n'avaient donc pas été complètement inutiles, il se trouvait maintenant au sommet de la chaine alimentaire des négociants, parmi les vétérans qui prospéraient grâce aux erreurs des jeunes.

Pendant ses semaines de tournée, il avait plu et neigé, orages et vents de tempête s'étaient déchaînés; Edvin avait beaucoup dormi à la belle étoile, que ce soit dans la boue des bas côtés, dans les champs ou sous un tronc renversé, prenant plus soin de ses bêtes que de lui-même. Lors du voyage de retour, il avait craint d'être pris pour un vagabond, avec ses vêtements sales et sa barbe effilochée. Il avait oublié la sensation de dormir dans un lit.

C'était le prix à payer pour ce commerce, si on voulait bien en vivre. Et encore, il avait eu de la chance, car les tribus du Nord avaient été plutôt accommodantes ; contrairement à l'année précédente, personne n'avait voulu lui faire essayer chacun de ses articles pour en prouver la qualité, à commencer par les socs de charrue; et aucun jeune guerrier n'avait suggéré d'éprouver son honneur en combat singulier. Certains coureurs des bois ne revenaient pas de leurs expéditions, et les villageois étaient prompts à imaginer une mauvaise querelle avec les barbares ; mais il se méfiait autant des bêtes sauvages et des hommes du Baron. Si les barbares s'apparentaient à des gamins imprévisibles dont il fallait calmer les caprices, les chevaliers tenaient plus de la catastrophe naturelle, comme des averses de grêle qui sillonnaient le territoire à la recherche de victimes. Avec eux, inutile de protester ni de menacer, il fallait prendre son mal en patience.

Edvin parvint au sommet d'une cote escarpée et reprit son souffle; du haut de la colline, une nouvelle vallée s'étalait sous ses yeux. Le sentier se perdait bientôt entre les chênes, mais plus loin de nombreuses clairières cultivées s'étalaient ; elles grandissaient chaque année, à la façon des troncs d'arbres qui accumulent cerne après cerne. Bientôt elles se rejoindraient, et la vallée deviendrait un immense champ cultivé, pensa Edvin. Mais pour cela il fallait que de nouveaux défricheurs s'installent, et que les impôts du Baron ne les ruinent pas tout de suite.

Du centre de chaque clairière montaient les colonnes transparentes des fumées de cheminées; dans l'un de ces villages l'attendait un lit, une bonne collation, et la première nuit au chaud depuis bien longtemps. L'y attendait aussi Grita aux yeux moqueurs et au sourire secret ; Grita qui toussait beaucoup depuis quelques hivers. Leur fils Njord l'aidait, maintenant qu'il était assez robuste pour porter des charges et faire des courses en forêt. À chaque fois qu'Edvin revenait de tournée, il le trouvait changé: le garçon avait l'air de grandir plus vite en été, comme toutes les créatures nordiques. La nouvelle génération s'adaptait mieux que lui à la rigueur de ce pays fraichement conquis.

Edvin pensait de plus en plus souvent à Grita, à son corps doux et chaud qu'il n'avait pas étreint depuis une éternité. Lors du trajet aller, il avait partagé le lit de quelques veuves hospitalières de sa connaissance, mais à chaque fois qu'il s'était laissé tenter, il en avait ensuite conçu du remord. Il en concluait qu'il était resté moralement fidèle à sa femme, la seule qui occupait son esprit à présent.

La pensée des siens lui donna un surcroit d'énergie, et sans plus rêvasser il s'engagea dans la descente. Il croisa un ruisseau et fit une rapide toilette dans l'eau glacée - s'il ne pouvait pas se débarrasser de l'odeur de fauve, au moins sa femme reconnaîtrait son visage.

Dans la lumière rasante du soir, il croisa plusieurs colons qui rentraient des champs d'un pas mesuré ; au contraire, sa foulée allongée trahissait sa hâte de rentrer chez lui. Il salua de la main Sven en passant devant sa forge, et plus loin il croisa Rasting, un ancien frère d'armes qui s'était établi dans le hameau voisin. Ils se saluèrent mais Edvin n'engagea pas la conversation. Enfin il arriva dans les rues assoupies de son village, où seuls les aboiements des chiens saluèrent son arrivée. Tout au fond se trouvait une maison en bois, construite de plain pied, au toit pentu typique de la région ; Edvin s'y arrêta et attacha ses mules. Alors qu'il approchait de la porte, celle-ci s'ouvrit et un jeune garçon aux cheveux en bataille lui sauta au cou.

— C'est lui ! C'est papa !

Edvin le prit dans ses bras, le souleva - il avait encore grandi ! - puis entra enfin chez lui.

Grita l'attendait debout dans la pièce principale, belle malgré ses traits tirés. Elle fit un sourire un peu forcé, s'avança vers lui pour l'accueillir, mais quelque chose n'allait pas. Un homme était assis à la table devant une chope de bière ; de dos on ne voyait que ses larges épaules et ses longs cheveux noirs. Le visiteur s'adressa à lui avec une ironie familière :

— Bienvenue chez toi, Edvin ! Je commençais à m'ennuyer.

Un petit frisson lui descendit l'échine: il avait reconnu la voix de basse de son demi-frère Olker.

À suivre

Le Retour (2)

Disparus (5 et fin)