Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Les Dépossédés

Les Dépossédés

Répondant à l’invitation qui scintille sur les nuages nocturnes, vous avez parcouru les chemins de traverse du réseau des réseaux, serpentant dans l’ombre de sites surpeuplés jusqu’au repaire de votre ami Barde. Il vous accueille installé dans une pièce blanche aux murs nus, aux meubles génériques évoquant une salle de classe en plus petit. Tout est bien différent du manoir gothique où vous l’aviez rencontré auparavant. Notant votre surprise, il sourit.

— Ah oui, ça… J’ai décidé d’abolir ma propriété.
— Comment ça ?
— Mes dernières lectures m’ont ouvert les yeux. Et puis ce n’était que des soucis : toute cette pierre, les volets qui grincent la nuit, les travaux, les impôts… J'ai pris goût à une vie plus simple.

Derrière un bureau, vous apercevez une caisse de Porto, et quelques verres en cristal posés sur une étagère.

— Mais trêve de discussions, je ne vous ai pas appelé pour causer ameublement ; j’ai une lecture à partager avec vous.

Un livre de Ursula K. Le Guin

Un livre de Ursula K. Le Guin

L’histoire

Shevek, physicien temporel de haute volée, est originaire de la planète Anarres, colonisée par des anarchistes adeptes de la révolutionnaire Odo. Dans ce monde aride et pauvre en vie, ils ont construit une société sur des principes libertaires de coopération et de collectivisme.

Porteur d’une théorie révolutionnaire qui pourrait ouvrir la voie au voyage supraluminique, Shevek émigre sur Urras, quittée par ses ancêtres après une révolution ratée, pour rencontrer des homologues physiciens et aussi pour faire avancer son projet politique de dissident.

En alternance avec sa découverte d’une société de « propriétaires », l’auteur nous raconte le parcours qui l’a amené à ce point de rupture, sur Anarres. De la même manière que les deux planètes orbitant autour l’une de l’autre, les deux récits se tournent autour sans s’écarter.

Récit politique

Une grande partie du livre est consacrée à l’exploration d’une société fondée sur l’anarchisme, le rejet de la propriété, des lois et de la subordination.

Les premiers chapitres du fil « Anarres » montrent ainsi au lecteur comment fonctionne ce système, la vie communautaire, les syndicats et l’organisation à base associative. Tout se déroule dans les dortoirs, réfectoires, et autres installations collectives qui structurent la vie selon les principes anarchistes, dans un monde très pauvre. Les Odoniens parlent une langue nouvelle, conçue pour leur usage : le Pravique, expurgé de toute expression de propriété.

Leur mode de vie, d’où sont bannis toute possession inutile, luxe ou consumérisme, convient parfaitement à l’économie de ressources extrême que leur environnement exige. Cette philosophie sera mise à l’épreuve lors des années de famine, quand la tentation de conserver la nourriture pour soi, ou de se l’approprier, devient plus forte que toutes les solidarités, mais le système y survivra.

Pourtant, loin d’écrire un roman utopiste, Le Guin montre avec finesse comment, inexorablement, d’autres mécaniques de pouvoir et de domination se glissent dans le projet initial : pression des pairs, du conformisme ; pouvoir caché des experts, des garde-barrières – par exemple le personnage de Sabul, véritable cauchemar de chercheur universitaire.

Dans un monde sans hiérarchies, la liberté de chacun trouve ses limites de manière plus diffuse, mais pourtant bien réelle. Parce que personne ne peut imposer ses idées aux autres, parce que l’expression collective est favorisée, il devient difficile d’exprimer des vues qui mettent en péril le consensus.

Réalisant que cette société qui se fige est en train de trahir l’idéal odonien de révolution permanente, Shevek entre en conflit avec les instances qui gouvernent malgré tout son monde, et finit par partir, pour mieux revenir.

Enjeu scientifique

Malgré son projet politique, Shevek se définit avant tout comme un chercheur : solitaire, brillant, il réalise des percées en théorie temporelle qui remettent en question des pans entiers de la science de l’espace-temps.

Sur Urras, il apprendra que le mélange des genres joue contre lui : s’il voulait porter un message politique, seul son potentiel scientifique (et la révolution technologique qu’il annonce) intéresse ses hôtes.

Pour autant, la rencontre d’autres chercheurs, d’autres auteurs aussi, va féconder une pensée qui commençait à tourner en rond sur son mon d’origine, dans un milieu où les intérêts en place ne lui permettaient pas de s’exprimer.

Points de vue

Tout au long du roman, la planète Urras et ce qu’elle représente jouent différents rôles en fonction des moments et des personnes.

Pour les Odoniens, dont fait partie Shevek au début de son histoire, c’est le monde des possédants et des possédés, une prison pire qu’un enfer ou l’homme exploite l’homme. C’est aussi un ennemi qui les a chassés faute de pouvoir les vaincre, et qui n’hésitera pas à les écraser dès qu’il le pourra.

Les nouveaux révoltés Urrastis partagent cette vision, et se figurent Anarres comme une sorte de terre promise, où la liberté contrebalance la dureté de la vie.

Cependant, quand Shevek découvre Urras, son expérience est différente. Il voit en premier un monde magnifique, embelli encore par le travail des hommes ; puis une société étrange, riche et raffinée, mais qui produit aussi des gaspillages scandaleux et une répression sociale d’une grande brutalité.

Pour l’ambassadrice Terrienne, venue d’une planète ruinée, aucune de répulsion : Urras représente le paradis, le monde qu’ils auraient pu avoir s’ils ne l’avaient pas gâché.

Pour le lecteur, bien sûr, Urras joue souvent le rôle de notre monde d’aujourd’hui. Ni enfer, ni paradis, mais un peu des deux à la fois, construit sur beaucoup d’injustice et de gaspillage, et courant au désastre.

On peut être tenté de voir dans ce livre une opposition dialectique entre anarcho-communisme et capitalisme. Ça serait réducteur, car notre capitalisme est d’apparition plutôt récente à l’échelle géologique (quelques siècles), alors que rejeter la propriété et la hiérarchie demande de tourner la page sur des millénaires entiers d’histoire humaine. Urras en représente l’aboutissement capitaliste, mais porte aussi l’héritage de relations de domination plus anciennes : tribales, nationalistes, sexistes…

Intelligence et spéculation

Ursula Le Guin livre un roman très politique, mais avec nuance, sans thèse imposée.

La lecture sollicite fortement la compréhension du lecteur. Les dialogues sous-tendus par des débats d’idées, les références à des concepts « Odoniens » qui sans doute n’auraient pas choqué un Bakounine : tout cela demande de l’attention, de la réflexion, et parfois ce contexte très particulier est difficile à appréhender dans toute sa complexité. « Les Dépossédés » est un roman exigeant, qui se lit sans hâte.

Le livre a été écrit en 1974, mais il ne paraît jamais daté, à part peut-être dans ses références à une nation qui évoque fortement l’union soviétique d’antan ; mais le communisme étatique a malgré tout sa place dans cette histoire ou la notion de propriété est remise en cause. Cela en dit long sur la hauteur de vue d’Ursula Le Guin, qui a traité la question sous son angle le plus universel, et donc intemporel ; ici la science-fiction permet une prise de recul salutaire par rapport à nos points de référence habituels.

Comme le grand auteur de SF qu’elle est (ou était), Le Guin explore une hypothèse extrême : la société anarchiste totale et son rapport avec le reste du monde, mais en la développant sans manichéisme. Elle arrive à immerger son lecteur dans cette expérience, à lui donner une substance, une réalité sensorielle et humaine. Là où beaucoup d’écrivains de SF se lancent des défis technologiques sur l’intelligence artificielle, l’espace, etc. Le Guin poursuit une spéculation sociologique, presque anthropologique (ce qui n’est pas surprenant considérant son parcours).

Retour

Au début du livre, l’auteur annonce : voyager, c’est partir et surtout revenir. Elle tient sa promesse, même si le retour lui-même n’est pas développé en détail.

Sans doute parce que c’est le retour mental de Shevek qui l’intéresse : le processus de découverte, émerveillement, déconvenue, qui l’amène enfin à repartir chez lui affronter , une fois terminée sa mission sur Urras.

Couples

L’histoire de Shevek et de sa femme, Takver, est touchante mais pas non plus extraordinaire en soi : un couple lié par un amour profond. La longue séparation sur Anarres, lors des années de famine, rend plus crédible la solidité de leur relation quand Shevek part sur Urras. Leur famille illustre aussi les conséquences des choix politiques, quand l’hostilité qu’il s’attire rejaillit sur les siens.

Cette relation harmonieuse contraste avec l’histoire des parents de Shevek : Palat, le père, vit séparé de la mère pour qui son travail compte plus que sa famille. S’il accepte ce choix, il attendra son retour toute sa vie, et Shevek en voudra toujours à cette femme. Dans une société libertaire, les unions ont le sens et la durée que chacun veut leur donner, mais les contrats les plus clairs peuvent créer leur part de souffrance. L’auteur ne va pas plus loin ; en contrepoint, son tableau de la vie sur Urras et de la condition des femmes ne suggère pas que le mariage traditionnel soit la recette du bonheur parfait. Mais elle pose avec sensibilité la question du coût de cette liberté si précieuse, pour ceux qui nous entourent et qui nous aiment.

L’avis

Pas de surprise : j’ai beaucoup aimé, même si parfois j’ai manqué des références théoriques ou littéraires pour mieux appréhender la société Anarrestie. Ursula Le Guin a une marque bien à elle, une écriture élégante, et des sujets de prédilection qui poussent la science-fiction vers des domaines nouveaux. Dans les mains d’un grand auteur cela devient une exploration passionnante.

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