Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Avoir du temps

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Pour les bardes comme pour les autres, il est difficile de faire tout ce que nous souhaitons avec le temps dont nous disposons. Concilier vie de couple, sociale, d'éventuelles responsabilités familiales, glander sur internet, financer tout cela avec une activité rémunérée, et puis « renouveler sa force de travail » - il faut bien dormir. Ensuite reste le temps des hobbys, quand votre quidam endosse sa cape et son masque de Barde. Mais certaines passions demandent beaucoup de temps et d’attention ; fatalement, arrive un moment où nous avons les yeux plus gros que le ventre, où les contraintes s'accumulent, et où résonne le cri de détresse :

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 «Comment faire ? Je n’ai pas le temps !»

 Penchons-nous ensemble, chèr(e) lectrice ou lecteur, sur cette grande question.

Multi-tâche et dispersion

Qui n'a pas rêvé d'être capable de se dédoubler, de réaliser plusieurs choses en parallèle, de mener des vies multiples ? A défaut d’avoir ce super-pouvoir, on est tenté de faire plusieurs choses en même temps, de devenir "multitâche".

Mauvaise idée.

Il s'avère que l’homme (et peut-être la femme aussi) n’est pas fait pour se consacrer à plusieurs sujets à la fois. Des études (lien en anglais) tendent à montrer que

  • Le « multitasking » est une illusion ; en réalité, cela consiste à alterner d’un sujet à l’autre très rapidement, comme un joueur de tennis qui tape plusieurs balles à la fois devant un mur.
  • C’est un exercice mental épuisant et créateur de stress. 

En superposant ainsi plusieurs tâches, non seulement nous ne les réalisons pas simultanément, (donc nous ne « gagnons » pas de temps), mais nous perdons l’efficacité et peut-être le plaisir que nous aurions eu à nous plonger à bras-le-corps dans l'une d'entre elles.

Cela ne concerne pas les activités que l'on peut accomplir sans y penser, ou presque. Qui n'a jamais agrémenté ses ennuyeuses séances de repassage en passant des coups de fils, ou en écoutant des podcasts ?

Décisions et priorités

Plutôt que de jouer à l’homme-orchestre, une autre approche en vogue consiste à « faire des choix », « savoir dire non ». La théorie est simple : il suffit d’éliminer les occupations inutiles ou accessoires, pour ne se consacrer qu’aux choses importantes. Faire preuve de détermination et d’esprit de décision. Sympa non ?

Vous avez peut-être remarqué la séduction que ce discours exerce dans le monde de l’entreprise. Entendez-vous la clameur monter des open-spaces : "Arrêtons de faire tous ces trucs inutiles, étions-nous stupides ! Le temps gagné nous permettra de créer encore plus de valeur pour l'actionnaire !" Un petit indice qui rend prudent : souvent, ceux qui crient le plus fort qu’il faut faire des choix, classent ensuite tous les sujets dans la même catégorie «hyper-prioritaire».

Être décisif : plus facile à dire qu’à faire.

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L’idée séduit aussi les adeptes du minimalisme, ou du rangement à la Kondo. Se débarrasser des objets inutiles, des sujets de préoccupation superflus, doit nous permettre de focaliser notre attention sur les choses « réellement importantes », celles qui sont essentielles à notre bien-être.

Alors oui, je crois qu'il y a une vérité essentielle dans cette approche. Les choix sont difficiles, mais ils nous libèrent de la paralysie de la dispersion, nous permettent de remplacer un grand nombre d’activités mal faites par de vraies expériences. Les critères de choix jouent un rôle important : quelles sont les choses qui « nous mettent en joie » pour reprendre les termes de Marie Kondo, les activités sans lesquelles nous n’envisageons plus notre vie ?

Souvent, la sensation de ne pas avoir le temps est aggravée par le grand nombre de sujets différents que nous essayons de garder à l'esprit. Même si nous avions en théorie le temps de tout accomplir, leur accumulation crée une impression de noyade. Réduire le nombre de nos activités allège cette charge mentale anxiogène.

Mais il y a loin de la théorie à la pratique. Certes, le temps que nous disons avoir (ou pas) reflète nos priorités : mais cela ne veut pas dire que nous avons du temps pour toutes les choses importantes de notre vie. Certains choix sont déchirants. Que peut-on faire d'autre ?

D'une pierre deux coups

Sans faire plusieurs choses à la fois, on peut malgré tout essayer d’atteindre plusieurs objectifs dans une même activité : en particulier si certains sont dans la sphère sociale. Par exemple, vous livrer à une activité que vous aimez en compagnie d’une personne qui vous est chère, ou avec des amis ; cela joint le plaisir du partage à la joie de leur compagnie. 1+1=3 en quelque sorte.

Quelques limites à cette manière de faire :

  • Ce n’est pas toujours possible (écrire un premier jet avec du public… j'en frémis)
  • Ne pas forcer les combinaisons, vos proches pourraient avoir l'impression que vous économisez le temps que vous passez avec eux, ou que vous les trainez dans des plans qui ne les intéressent pas.
  • Vous partagez sans doute déjà la plupart des choses qui peuvent l'être…

L’approche technologique

Les dernières révolutions offrent des outils précieux pour résoudre la quadrature des cercles temporels. Dans le cas de l'écriture :

  • L’ordinateur et le traitement de texte ont depuis longtemps supprimé la tyrannie de la machine à écrire et le besoin de recopier au propre ; la fonction copier-coller règne sur le monde !
  • Le mobile (smartphones et tablettes) permet d’utiliser des outils dans des lieux autrefois consacrés au mieux à remplir des carnets, à la lecture et aux mots croisés, au pire à regarder devant soi d’un oeil bovin : transports en commun, files d’attente, et même passages au petit coin.

Mais l’ubiquité des nouveaux outils augmente le risque de dispersion (cf le "multitâche") : en essayant d’utiliser ces temps morts de manière utile, on peut saucissonner son attention en micro-tranches, et se retrouver à courir en tous sens comme un poulet sans tête.

De plus, le mobile amène ses propres pertes de temps : réseaux sociaux, videos de chatons sur youtube, jeux addictifs, sites d’actualités ou messagerie instantanée… À tout moment, nous avons notre tentation, notre faiblesse personnelle dans la poche. Comment résister ?

Ces nouveaux outils sont extraordinaires, mais il nous incombe de trouver les bonnes manières de nous en servir.

Temps long, temps court

Un jour, j’ai compris qu’il y avait deux sortes de temps dans une journée : les temps longs, et les temps courts. Vous suivez jusqu'ici ?

A moins d’être naufragé sur une île déserte (et peut-être même dans ce cas), le temps long est rare. C'est un moment où l'on a la tranquillité d'esprit nécessaire pour accomplir des tâches importantes, que ce soit en cinq minutes, en une demi-heure ou en quatre heures. Pendant un temps long, on est capable de se soustraire aux obligations du quotidien, on peut s'asseoir et réfléchir : on jouit de la sensation de ne pas avoir de limite, d’être affranchi du temps et de la crainte de devoir s'interrompre trop tôt. C'est le temps du flow.

Ce qui distingue le temps long n'est pas tant sa longueur que la liberté qu'il nous procure.

Le temps court représente les interstices où peuvent être glissées quelques tâches simples. Nous les ressentons comme courts, parce qu'ils ont un terme proche, une échéance que nous ne pouvons repousser : rendez-vous, départ au travail, etc. Chaque journée contient de nombreux moments de disponibilité, typiquement ceux que les outils mobiles nous suggèrent de consacrer à lancer des oiseaux sur des cochons. Le temps court est plus abondant, mais moins puissant que le temps long : en 10 fois 5 minutes on accomplit rarement autant qu’en 50 minutes d’affilée. Certaines choses sont mêmes quasiment impossibles à faire de cette manière, comme écrire un premier jet ou concevoir une intrigue. 

Le temps court peut être mis à profit pour les tâches ménagères que l'on accomplit le matin avant de partir au travail, les adresses ou les idées que l'on note dans les transports, mettre à jour son agenda, répondre à des messages... On peut aussi entreprendre la relecture de textes courts, ou même poursuivre la rédaction d'un texte commencé chez soi. Ainsi il peut rendre beaucoup de services. Sa première utilité, dans notre perspective, est d’éviter de consacrer un temps long à des activités qui auraient pu être faites autrement.

L'inconvénient de cette mise à profit des temps courts : on risque de retomber dans le piège du multi-tâche. Si l’on garde trop de choses en suspens, notre cerveau les stocke et nous le fait payer. Pour éviter d’accroitre cette charge mentale, il vaut mieux entreprendre une activité que l'on pourra terminer dans ce temps court, ou interrompre à un point logique, ou qui est en continuité avec ce que l'on faisait précédemment (et réclame donc moins d'effort pour se remettre en contexte).

Et puis, le stakhanovisme et la productivité ne sont pas une fin en soi. Les temps courts permettent aussi de se vider la tête, ne penser à rien, rêvasser un peu, parler avec des gens au hasard... Ou juste de rester présent au monde. Un équilibre à trouver, à protéger.

La libération par la minuterie

En réalité, le temps long tel que je l'ai défini, Graal de l’écrivain et du hobbyiste motivé, est une fiction : il existe presque toujours des échéances qui restreignent notre horizon temporel, un « après ça, il faudra que je… ».

Il existe un moyen de simuler l'existence de ce temps illimité qui aide à s'immerger : trouver une plage de temps raisonnable (au moins 30 minutes, ou mieux quelques heures), programmer une minuterie pour en signaler la fin, se lancer et ne plus se préoccuper de l’échéance. La minuterie libère du besoin de vérifier que l'on n'a pas dépassé l’heure, comme le réveil-matin libère (en théorie) le dormeur de la crainte de se réveiller trop tard. Une tranquillité d’esprit précieuse pour tous les anxieux. Et quand la sonnerie retentit, on sursaute parfois, mais c’est un faible prix à payer pour l'oubli du temps, le fertile abandon qu'elle a autorisé.

Certains vont même jusqu’à systématiser l'usage des minuteries à fins de productivité, en incluant des pauses programmées à intervalles réguliers (Lien). Dans mon expérience, c’est trop rigide et pas vraiment utile – mes temps longs restent plutôt courts, en fait. À chacun de juger jusqu'où il veut aller. 

La première action de la journée

Une autre piste, en repartant de la définition de la priorité que donne le Larousse en ligne : 

Priorité : fait pour quelque chose d'être considéré comme plus important que quelque chose d'autre, de passer avant toute autre chose. 

Pour s'assurer qu'une action sera faite, on dit souvent qu’il faut le « mettre en haut de la pile » ; cette pile métaphorique, c’est notre journée. La première activité que l’on entreprend a le plus de chances de se réaliser, celles que l’on garde pour plus tard sont moins certaines. Pour s’assurer que rien ne vient compromettre le projet du jour, il « suffit » donc de le faire passer avant le reste. Et si d’autres obligations (travail, enfants qui se lèvent…) le mettent en péril, à nouveau une sonnerie vient à notre rescousse : se lever aux aurores, à une heure où les honnêtes gens dorment encore et, avec l'énergie du matin (si c'est votre truc), se plonger dans l’action, pour rejoindre ensuite le monde des humains avec le sentiment ô combien gratifiant d’avoir Fait Quelque Chose.

Certains préfèreront y consacrer leurs soirées ; pour ma part j'ai constaté que l'énergie créatrice n'est pas toujours au rendez-vous après une journée active. L'affaire peut trainer en longueur, créant un cercle vicieux de fatigue.

Ces heures gagnées ne sont pas gratuites, évidemment, elles se payent en sommeil si l'on n'y prend pas garde. Pour être durable, ce rythme doit respecter les besoins de notre corps, un autre équilibre de priorités à trouver.

Pour finir

Les considérations qui précèdent sont inspirées par mon expérience et mes priorités de barde. Elles s'adapteront plus ou moins bien à des personnes différentes. 

Ces techniques ne doivent pas nous cacher que parfois, le cours des événements réduit nos choix, ou nous ouvre des voies dont nous n'avions pas conscience. Nous devons accepter l'idée que tous nos efforts ne nous donneront pas un contrôle total sur nos vies. Etre capable de changer nos plans, ou de les mettre à la poubelle. L'obsession de la gestion du temps, quand elle cherche à se procurer un sentiment de contrôle, est une fuite de cette réalité.

Mais déjà les derniers grains tombent dans le sablier, notre intermède théorique tire à sa fin. Je vous rends votre temps, faites-en ce qui vous chante.

Le Vieil Homme de Pierre (récit complet)

La place du passager (récit complet)