Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Le Logos

Deux jeunes gens marchent ensemble sur le chemin du travail. L’un d’entre eux est plus corpulent que la moyenne, le menton de l'autre s'orne d’une petite barbe mal entretenue. Ils se joignent à un flux de personnes qui se dirigent vers la même tour, où ils vont travailler toute la journée au service d’une organisation tentaculaire et bureaucratique. Ils semblent engoncés dans leurs uniformes de travail, ont visiblement l'habitude de vêtements moins formels.

— Et toi, il est comment ton chef ?  
— Ça va. Les anciens m'ont expliqué que chaque année, il prend en grippe un des nouveaux apprentis, mais c’est tombé sur quelqu’un d’autre alors j’ai la paix.  
— C’est pas comme en école, hein ?  
— Mouais... Tu sais, avec mon physique, j’ai l’habitude.  
— Et sinon, le boulot ?  
— Pas grand chose d’intéressant pour l’instant, surtout de la crypto. Ils m’ont mis sur des vieilles techniques, il faut apprendre des langages complètement démodés. Je dois me taper un paquet de vieux bouquins, rechercher des sources...
— Je trouve ça sympa, de faire un peu de recherche. C'est un des bons côtés de l'apprentissage. — Franchement, j’aimerais travailler sur quelque chose d’un peu plus récent, c’est très poussiéreux tout ça. Et toi ?
— J’ai commencé à bosser sur de l’animation.  
— C’est chouette, ça ! Le regard de son compère s’est allumé.  
— C'est ce que je croyais aussi... Sauf qu’avant de nous mettre sur les applications pratiques, il nous font reprendre tous les fondamentaux sur les polygones ; mon chef dit qu’il ne nous confiera des séquences d’animation complètes seulement quand il sera sûr et certain qu’on ne fait plus d’erreurs d’intégrité. Du coup, on s'emmerde.  
— Oui mais ça en vaut la chandelle, ensuite tu pourras donner vie à tes idées !  
— En attendant je cravache jour et nuit pour rattraper mon retard... J’aurais dû plus bosser en école.  
— Boah, c’est classique, dans notre branche on se couche tard, et il y a tant de choses à apprendre... Il vaut mieux que tu t’y habitues ! 

Sur ces mots, ils rajustent leurs robes et passent sous le portail. Perchées au-dessus du linteau sculpté de têtes de mort, les gargouilles de pierre tournent la tête pour les suivre de leur regard rougeoyant, alors qu’ils s’engagent dans les escaliers venteux de Bhôss-Dûr, la tour du nécromant chez qui ils poursuivent leur apprentissage magique.


Il est possible qu'en lisant cette introduction, vous n'ayez pas pensé à la magie, mais à un autre art noir plus proche de nous : l'informatique. Or la plupart des termes, personnages et situations peuvent s'appliquer aussi bien à l'une qu'à l'autre de ces disciplines. Coïncidence ? Hmmm... 

Pourtant, difficile d'imaginer deux domaines plus éloignés. D'un côté la superstition, l'archaïsme, les rites et les formules poétiques de la magie ; de l'autre côté, l'hyper-rationalité, les messages d'erreur énervants.

Mais au-delà de l’apparent paradoxe, les ressemblances sont bien plus significatives.

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Une image problématique

Dans les deux cas, nous parlons de personnages à part, d'abord par leur métier qui tend à les isoler, et aussi par les stéréotypes qui s'y attachent.

Les informaticiens, tout comme les mages, souffrent d'un déficit d’image chez leurs contemporains. Ils travaillent tard, négligent parfois leur apparence. Une passion exclusive pour leur art peut rendre leur conversation quelque peu fastidieuse ; on se les représente comme des personnages peu sociables, avec qui il est difficile d’interagir, au sens de l’humour un peu "spécial".

Savoir, texte, Mots de Pouvoir

Si l'on regarde au-delà de ce cliché dévalorisant, on pourrait décrire mages et développeurs comme des travailleurs intellectuels par excellence. Leur outil est le langage, que ce soit un code comme le Basic et le C++, ou bien la Langue Noire du Mordor. L'essence de leur art consiste à faire agir le Verbe sur le monde ; le logiciel est une série d'instructions données à une machine, qui se présente sous forme de texte, tout comme la magie emploie des formules pour plier le réel à la volonté du mage (je simplifie).

Cette association entre le mot et le pouvoir existe depuis longtemps ; le mot grec "Logos", désignant à l'origine le discours, a glissé progressivement vers la notion de raison (logique associée au langage), raison du monde chez Platon, et représentation christique en théologie. L'héritage magique du Verbe reste présent dans la religion.

Pour accéder à ce savoir-pouvoir, nos deux espèces de magiciens ont recours à des grimoires, manuscrits, manuels techniques surnommés « bibles » (référence à l'Écriture, cette fois-ci avec une majuscule), librairies de fonctions prêtes à l’emploi, bases de connaissances... L’informaticien travaille au milieu d’une inconcevable accumulation de mots, dont la forme ultime n’est autre que l’internet, moderne bibliothèque de Babel.

Pour une bonne source de réflexions sur le sujet, relisez donc le cycle de Terremer par Ursula le Guin. Dans ce pays-archipel, les enfants doués du don magique apprennent les "vrais noms"  : les mots par lesquels on peut s'adresser directement aux choses et aux gens, sans possibilité de mensonge, et qui ont un pouvoir opératoire - les paroles sont suivies d'effet, elles modifient la réalité. Il illustre assez bien le vieux fantasme d'une langue "vraie", originelle (comme si le mensonge était invention récente), qui colle indisociablement à la nature du réel ; projection sur la langue des propriétés de la matière. Mais dans l'autre sens, c'est une projection sur le monde matériel de notre pensée basée sur le langage ; l'idée d'un univers qui "parle" une langue, où se retrouvent nos catégories mentales, et même qui obéit si nous savons lui parler.

Hermétisme

Ce qui met les mages et les développeurs informatiques à part, c’est la nature profondément ésotérique de leur travail et du savoir qu’ils manipulent. Les langues sont indéchiffrables, les concepts non-intuitifs, voire abscons. La complexité et le nombre de spécialités différentes qui existent dans l’informatique moderne peuvent donner le vertige à celui qui n’a connu que la programmation en Basic sur son PC. SysAdmin, dba, ingénieur réseau, développeur mainframe, mobile... Les métiers et leurs rôles sont de plus en plus mystérieux.

A ce mystère s’ajoute la volonté, depuis quelques années, de cacher cette complexité aux utilisateurs ou bénéficiaires de la technologie. L’objectif avoué, partagé de nos apprentis sorciers est que leurs créations semblent magiques à l'homme du commun, le non-initié.

Aux début de l'informatique, l'étrangeté de cette discipline était évidente, rebutante. Pour se servir d’un ordinateur, il fallait taper des lignes de code sur un écran noir où clignotait un vilain curseur blanc. Aujourd'hui, elle s'efface et se fait oublier, alors même qu'elle s'insère progressivement dans tous les objets de notre quotidien. Les ordinateurs nous montrent maintenant d'élégantes fenêtres sur le monde ; par de subtiles métaphores, les smartphones nous donnent l’illusion de manipuler des objets virtuels que nous touchons et faisons glisser sur une plaquette de verre. L’interaction avec la technologie devient de plus en plus naturelle pour nous : bientôt nos ampoules électriques, thermostats et portes d’entrée nous parleront et (espérons-le) nous obéiront.

Mais les informaticiens-magiciens, eux, sont désormais les dépositaires du système d'exploitation ("Operating System" en anglais est plus exact) du monde : cette trame logicielle qu'ils ont tissée par-dessus la réalité, et qui l'enserre de plus en plus étroitement. La source de leur pouvoir est encore plus cachée et hermétique qu'avant, enfouie profondément sous la surface.

Une puissance inquiétante

Tout cela fait de l’informaticien un personnage obscur et dangereux. Après une période d’euphorie, le grand public prend conscience de tous les risques associés à l’omniprésence des technologies de l’information : violation de vie privée, prise de contrôle à distance d’ordinateurs aujourd'hui, demain de notre voiture ou habitation, perte de données, comptes en banque ponctionnés... Longtemps considéré comme un sympathique anarchiste, le hacker incarne cette menace nouvelle, associé à une mafia de la même manière qu’un franc-sorcier se met au service d’un seigneur vindicatif. 

Même les leaders de la technologie de l’information sont vus sous un jour différent. Ingénieurs visionnaires et entrepreneurs audacieux, on les a longtemps portés au nues, mais leur pouvoir ne cesse de grandir, et leur capacité à modeler et transformer le monde en devient inquiétante. Les apprentis sorciers se bâtissent des empires ; combien de temps avant qu’ils ne quittent définitivement l’humanité et deviennent des rois-nécromants ? Les uns annoncent la fin de la vie privée, d'autres prophétisent que l’humanité n’aura d’avenir qu’en s'associant avec les Intelligences Artificielles, faute de quoi nous finirons tous comme des zombis. Déjà certains d’entre eux voient arriver la fusion homme-machine et la Singularité.

Ça ne date pas d’hier

En Afrique, le forgeron a longtemps été un personnage prestigieux, dont l’art était chargé d’une aura mystique. La fournaise et le vacarme de la forge évoquait les puissances infernales, l'artisan était craint et vivait à part. On retrouve cette vision dans certaines légendes européennes, où les forgerons produisent des lames enchantées aux propriétés merveilleuses.

L'informaticien n'est que le dernier avatar de ce personnage récurrent des sociétés humaines : le Maître du savoir-faire. Autrefois métallurgiste, mécanicien, voire même financier, il s'incarne à chaque époque dans le spécialiste d'une technique devenue source de pouvoir. La magie fut la première, née dans des grottes néolithiques, et elle en fournit encore les cadres conceptuels. On y retrouve aussi, sans doute, l'incrédulité devant l'étendue de nos propres pouvoirs, qui en fait quelque chose de quasi-divin :

"Hé, Kronk, regarde ! Grünt a mis la viande dans le feu, elle n'a pas brûlé mais elle est devenue sacrément bonne ! C’est un puissant mage ! GLOIRE À GRÜNT !"

Voici donc nos mages modernes, nos informaticiens : travaillant dans leurs tours et leurs cavernes, à des heures où les honnêtes gens dorment, maniant des langages secrets et ésotériques, leur Art leur permet de conquérir des positions de pouvoir, dans un monde qui dépend de plus en plus d'eux mais leur en veut diffusément, les moque et les craint à la fois.


Digression

Tous ces personnages sont les acteurs de la domestication du monde par l'humanité. 

Aujourd'hui nous passons l'essentiel de notre temps dans un environnement de fabrication humaine : nos habitations, les objets quotidiens, les routes et chemins (de fer, aérien), ce que nous mangeons, les sons et musiques que nous écoutons... Ils ont été délibérément conçus pour notre usage ; chaque objet a une fonction, un mode d'emploi, qu'il nous suffit d'apprendre une fois pour le "connaître" pour toujours, y compris tous ses semblables produits en masse sur le même modèle, que ce soit un marteau, une raquette de tennis, un livre ou un ordinateur.

Quel contraste avec le monde pré-technique, où chaque pierre, morceau de bois, plante ou morceau d'animal mort recelait d'innombrables possibilités qu'il appartenait à l'humain de faire émerger, en les recyclant pour son propre usage. 

Si j'étais d'humeur à généraliser, je dirais que plus nous maitrisons notre environnement, moins il nous stimule. Plus précisément, la tâche d'interpréter ce que l'on voit, entend ou touche est aujourd’hui bien moins complexe qu'avant, car nous sommes la plupart du temps en terrain familier. La civilisation technique a recouvert le chaos et l'absurdité du monde d'un emballage, d'histoires ; il en devient intelligible. Cela commence avec les jeux des enfants, qui sont de plus en plus construits : plus besoin de leur interdire de se balader dans les terrains vagues, il suffit de les brancher sur un jeu video structuré en niveaux, difficultés, récompenses.

Ce re-enchantement du monde a des inconvénients. À force de s’habituer à ce que tout ait un sens, chaque objet une fonction prédéterminée, chaque lieu un usage, que chaque signe soit une lettre dans un mot, il devient encore plus difficile d'accepter ce qui ne colle pas, ce qui ne nous raconte pas une histoire ; par exemple les aspects les moins intuitifs de la connaissance scientifique, à laquelle on préfèrera des pseudo-sciences plus satisfaisantes. Tentation ancienne, renforcée aujourd’hui par notre pensée magico-technologique et l’amplificateur à idées foireuses nommé www. C'est la victoire de l'argument d'incrédulité personnelle : si je n'arrive pas à concevoir ce que vous m'exposez, si cela ne me « parle » pas, ce doit être faux !

On revient donc toujours au langage : métaphore de ce changement du monde, de notre rapport avec lui, il l'est de la magie elle-même.

Le paradoxe d'aujourd'hui est que nous autres, gens du commun, pouvons tous bénéficier de la facilité de la magie sans avoir à en faire le difficile apprentissage ; les dialectes obscurs et hermétiques permettant d'obtenir ce miracle nous restent la plupart du temps cachés. Dans un monde qui est en surface entièrement interprétable dans nos termes, nous nous retrouvons comme des touristes anglophones, forts d’un sentiment de facilité, mais de plus en plus déconnectés de la réalité profondément étrangère qui nous entoure, du territoire au-delà de nos routes et de nos panneaux. Allons-nous devenir des enfants dans un jardin des merveilles construit au milieu d'une jungle, dont les magiciens–techniciens assurent le fonctionnement ? Des enfants dont les jeux peuvent mettre le feu au jardin et même à la forêt...

Changement

Mauvais Deuil (récit complet)