Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Corpos (récit complet)

C'était le soir du rendez-vous, et Herman Rockwell conduisait sa voiture d'une main sûre. La lourde Benz dévorait les virages et les lignes droites de la route forestière ; dans le halo des phares, les ombres semblaient courir en sens inverse de part et d'autre de la voiture.

Dans l'habitacle qui fleurait bon le cuir et la ronce de noyer, l'autoradio passait du jazz, un album de Charlie Parker de sa collection. La musique n'était pas forte, mais elle suffisait à couvrir le bruit du moteur électrique et le roulement sur le macadam. Rockwell tenait le volant d'une main, tout en ajustant périodiquement l'écran du GPS de l'autre, d'un de ces petits gestes de maniaque qui avaient l'art d'exaspérer Hannah, sa femme. Si elle l'avait vu à présent, elle aurait tout de suite compris dans quel état de nervosité il se trouvait.

Herman se targuait d'avoir un sang froid hors du commun, de conserver son intelligence affûtée dans les moments de tension. Cela lui avait permis de s'élever jusqu'à son poste actuel de directeur financier du consortium GenSysTech, où il valait mieux avoir les nerfs bien accrochés. En 30 ans de carrière, il avait connu beaucoup d'employeurs, et pas de tout repos, mais rarement une boite aussi agitée. Chaque jour, en arrivant dans son bureau, il se posait la même question avec un mélange d'appréhension et d'excitation : qu'est-ce qui va encore me tomber dessus aujourd'hui?

Sous ses airs paisibles, Rockwell était accro à l'adrénaline.

Manigances de ses collègues-concurrents, montages financiers complexes qui partent en vrille, et même descentes de police : il avait l'impression d'avoir déjà tout vécu. Pourtant, il se retrouvait là, incertain de ce qui allait se produire dans les prochaines 15 minutes.

Le GPS indiqua un tournant, et il se dirigea sur un chemin de terre que la végétation dissimulait presque complètement. Le bruit irrégulier des roues dans les creux du chemin résonna dans l'habitacle, assourdissant, et il éteignit la musique.

En fait, il devait trop aimer l'adrénaline. Comment expliquer autrement ce qui s'était passé? Le voyage d'affaires à Stockholm, la fin de journée dans un bar à filles pour décompresser après les négociations, l'alcool et la petite partie de jambes en l'air, c'était du classique ; avec tout le stress de leur travail, il trouvait ça normal, même s'il n'en parlait jamais à Hannah. Mais là, la petite Léna avait déclenché quelque chose ; les jeux auxquels ils avaient joué étaient allés beaucoup plus loin. Il s'était senti différent, animal, comme si cette petite prostituée suédoise n'avait eu qu'à le toucher du doigt pour que tout son vernis civilisé disparaisse. Et le pire, c'est qu'il avait aimé ça. Il l'avait revue la fois suivante, et ils avaient exploré ensemble des pratiques qui jusque-là lui paraissaient grotesques ou sans intérêt. La fille était jolie, mais comme beaucoup d'autres ; experte, sans plus ; mais avec elle, il s'était senti plus libre, plus puissant que jamais.

Ensuite, il avait reçu les photos.

Le système de navigation électronique indiqua encore un tournant, cette-fois-ci dans un sentier à peine marqué, deux traces dans la terre séparées par une petite crête de mauvaises herbes. La distance n'était que de 500 mètres, 450, 300... Il arriva aux coordonnées géographiques GPS qu'on lui avait indiquées : une petite clairière dont les contours s'estompaient déjà dans le crépuscule. Herman stoppa le moteur et laissa les phares allumés. Ils projetaient une clarté violente sur le premier rideau d'arbres, mais au-delà, tout disparaissait dans un chaos de tâches lumineuses et sombres, indéchiffrables. En marge du faisceau de lumière, il y voyait assez pour distinguer les contours d'une cabane, ou d'une très petite maison.

Herman baissa la vitre et laissa entrer la douceur de l'air du soir. La fin de l'été était agréable et parfumée, une brise tiède lui caressait la joue. Mais il lui était difficile d'en goûter l'agrément simple. Il attendait son rendez-vous.

L'attente ne dura pas bien longtemps. Il perçut des mouvements à la périphérie de son champ de vision, et résista à l'envie de saisir sa lampe torche dans la boite à gants pour la braquer dans leur direction. Ça ne serait pas une bonne idée.

Des bruits de pas dans l'herbe, qui s'approchaient de lui en longeant la voiture depuis l'arrière. Une voix râpeuse lui parla:

— Salut Herman. Eteins les phares, nous n'en aurons pas besoin pour nous voir.

Il obéit à contrecoeur. Le type l'appelait par son prénom, ça ne lui plaisait pas. Beaucoup de choses ne lui plaisaient pas dans cette affaire.

L'obscurité se fit dans la clairière ; bientôt ses yeux s'accoutumèrent à la lueur violette, souvenir lointain du soleil qui avivait encore le ciel. Tout n'était qu'ombres chinoises, à part une tâche plus claire devant lui, le visage de l'inconnu. Il n'arrivait pas à distinguer ses traits.

— Tu as la clé ?

Herman passa lentement la main dans sa poche intérieure - prudence excessive, mais pas complètement irrationnelle vu les circonstances - et en sortit un petit boitier de plastique pourvu en tout et pour tout d'une prise et d'un voyant, éteint bien sûr.

Une main gantée le lui enleva d'un geste vif, presque invisible dans le noir. Il ne put retenir une crispation de contrariété en sentant l'objet échapper à ses doigts. Derrière la silhouette de son interlocuteur, la lumière indirecte d'un écran éclaira un deuxième personnage au visage dissimulé par une cagoule. Il se livrait à quelques manipulations et observait en silence les résultats ; Herman ne pouvait que deviner en quoi cela consistait, à partir des changements de luminosité et de couleur qui se projetaient sur ses vêtements entièrement noirs. Il vérifiait certainement les fichiers contenus sur la clé.

Le silence se prolongea, et Herman attendit, mal à l'aise. Il s'inquiétait de la suite des opérations, de ce qui lui arriverait quand les inconnus se seraient assurés de la livraison. Avaient-ils prévu de le laisser repartir vivant, ou bien de se débarrasser d'un informateur devenu inutile ? Toute son expérience professionnelle ne l'aidait en rien à se faire une idée. Peut-être serait-il préférable de repartir dès maintenant pied au plancher, voire d'en écraser un ou deux au passage ? Dans ce genre de circonstances il fallait saisir chaque occasion de sauver sa peau.

Mais c'était une logique de film d'action; la vie réelle avait des règles plus contraignantes. S'il partait en trombe, il leur échapperait peut-être pour l'instant, mais ça ne résoudrait rien de la raison qui l'avait obligé à venir ici : les maudites photos, qui le mettaient à la merci de ces gens. À quoi bon leur donner un compte à régler avec lui. Sans compter qu'il ne voyait pas les mains du premier homme; il était sans doute armé, et semblait le surveiller.

Le type ricana dans l'obscurité.

— Ne vous inquiétez pas, on ne va pas vous faire de mal. Tant que vous vous tenez tranquille.

Le deuxième parla, d'une voix qui sembla féminine à Herman :

— Il y a tout.
— OK. Herman, j'ai quelques petites questions complémentaires à te poser avant qu'on ne se sépare.
— Allez-y, grogna Herman, vaguement inquiet.
— As-tu informé qui que ce soit de ce rendez-vous ? Est-ce qu'on t'a suivi, ou posé un mouchard ?
— Bien sûr que non ! Je vous l'ai dit, j'ai suivi vos instructions à la lettre.
— Excellent. Maintenant, concernant les données que tu nous as remises : sont-elles complètes ? Sont-elles exactes ?
— Bien sûr qu'elles sont exactes, vous venez de les vérifier ! J'ai mis tous les états financiers et les échanges classifiés du conseil d'administration. Vous voulez que je pose la main sur une bible et que je dise "je le jure" ?
— Ça ne sera pas nécessaire, répliqua l'homme en noir, imperturbable. Je voulais juste te l'entendre dire.

Il sembla à Herman que les deux silhouettes échangeaient un signe de tête, ou un regard, ou juste un geste. Il reprit son calme - pourquoi devait-il certifier l'exactitude de sa trahison, il ne le savait pas, mais il ne fallait pas qu'il en perde sa lucidité.

L'écran s'éteignit, et la nuit retrouva sa profondeur. Les deux silhouettes se levèrent.

— Parfait, on peut y aller.
— Et les photos ? Comment je saurai que vous n'allez pas vous en servir?
— Tu ne peux pas en être sûr, Herman, c'est la beauté de la chose.
— Mais vous m'aviez dit qu'il y avait un moyen?
— Tant que nous n'avons plus besoin de tes services, tu auras la paix. Et tant que nous n'avons rien à te reprocher, bien sûr. Voilà le moyen: reste en-dehors de tout ça, maintenant.
— Vous vous êtes bien moqués de moi.
— Tu as cru ce que tu voulais entendre. On est à l'ère numérique depuis longtemps, il n'y a plus de négatifs à détruire, une photo ne disparait jamais complètement... A quoi bon te mentir ? Allez, à plus.

Les deux silhouettes s'éloignèrent dans l'obscurité et disparurent entre les arbres. Comment faisaient-ils pour se déplacer aussi sûrement? Ils n'utilisaient aucun éclairage, ils devaient se servir d'oculaires infrarouges mais il n'avait rien aperçu de tel.

Herman remit le moteur en marche, alluma les phares, mais ne redémarra pas tout de suite. Il essayait de retrouver un sentiment de réalité, après la scène qui venait de se dérouler dans la pénombre. Il restait seul dans la clairière, avec l'impression d'avoir été forcé; on lui avait pris tout ce qu'il avait sans contrepartie. Toutes les informations qu'un repreneur de GenSysTech pouvait désirer, y compris le cours auquel les principaux actionnaires accepteraient de revendre leur parts... Il leur avait remis une véritable bombe.

Il ne restait plus qu'à attendre, et à espérer que la suite des événements ne lui apporte pas d'ennuis plus graves encore.


Une pluie fine et insistante tombait sur les rues de Glasgow, venue de nuages bas qui ôtaient toute couleur au paysage. La voiture électrique avançait en silence sur le macadam trempé, entre deux rangées de bâtiments de brique noircie par la pollution.

Niall, installé derrière le tableau de bord, laissait le pilote automatique en charge de la conduite, pendant qu'il revoyait ses notes et les commentait au bénéfice de sa passagère.

— Le type s'appelait Sean Everett, il bossait pour une société privée d'investigations, des barbouzes à la petite semaine qui rendent des services plus ou moins légaux aux grosses entreprises. La boite s'appelle "Bulldog Investigations", deux employés – enfin un seul maintenant.
— On sait comment il est mort ?
— Son corps a été retrouvé en forêt il y a trois jours. Mes contacts dans la police m'ont donné quelques détails supplémentaires. Tiens, regarde.

Il passa son écran personnel à la jeune femme ; elle haussa les sourcils mais ne fit pas d'autre commentaire. Niall savait pourtant que l'image était passablement révoltante : le corps d'Everett avait été retrouvé démembré dans un épais fourré, seul le tronc subsistait ; et les photographies de police visaient l'exactitude documentaire, sans chercher à épargner la sensibilité des destinataires.

— Il avait été enterré à faible profondeur, mais des chiens errants l'ont flairé. Ils avaient même commencé à le boulotter quand un agriculteur des environs l'a repéré. Les corniauds se disputaient les morceaux...
— On dirait une attaque de Nocturnes.
— Peut-être. Ou peut-être quelqu'un qui veut masquer ses vrais motifs.
— Toujours ta théorie sur les relations entre les PAR et les Corpos ?

Niall se contenta de hocher la tête.

Fiona avait utilisé l'ancien nom des Nocturnes, qui datait de l'époque où l'on ne savait rien sur eux. En passant d'un sigle à un adjectif commun, on se donnait l'impression de les connaitre, peut-être de les craindre un peu moins?

La voiture déboucha dans une rue étroite bordée de petites enseignes lumineuses. Il y avait de nombreuses places libres, Niall la dirigea vers un emplacement éloigné de l'adresse qu'il cherchait. Ils avaient encore quelque chose à discuter au calme.

Il se tourna vers Fiona. Elle regardait devant elle la rue où tombait toujours la pluie, lui présentant son profil eurasien aux lignes arrondies. Ses yeux en amande semblaient vaguement sourire; elle avait attaché ses cheveux noirs en chignon, dévoilant la peau dorée de sa nuque.

— Oui, c'est toujours ma théorie, reprit Niall. Tu vois, les Nocturnes s'attaquent généralement à des gens vulnérables ou à des cibles travaillant dans la lutte anti-prédateurs. Cet Everett ne fait partie d'aucune des deux catégories, c'est un cas atypique.
— Peut-être que son employeur l'avait mis sur un sujet qui dérange les Nocturnes.
— Possible. Mais il y a de bonnes chances que ce soit complètement autre chose : ce genre de société d'investigations trempe surtout dans des coups fourrés entre Corpos. S'il a mis les pieds là où il ne fallait pas, quoi de plus pratique que de l'éliminer en faisant passer sa mort pour un "simple" acte de prédation? Le mobile est servi sur un plateau à la police, pas besoin de se poser de questions, circulez il n'y a rien à voir…
— Mais dans ce cas les Nocturnes n'ont rien à voir dans l'affaire, c'est un meurtre classique maquillé ?
— Pas forcément. Pour assassiner quelqu'un, on fait appel à des tueurs, et les Nocturnes sont les meilleurs. Pourquoi se compliquer la vie avec une imitation? Il y a déjà beaucoup d'indices qui me font soupçonner que les prédateurs ne sont plus isolés, qu'ils ont tissé des liens avec les états et les Corpos et se rendent des services quand ça les arrange. Voilà ma théorie.

Fiona fit une moue mais ne commenta pas. Ses lèvres pleines et sombres restaient parfaitement dessinées, quelque soit leur expression.

— Et donc tu as besoin de moi pour cuisiner son collègue.
— Son patron, Paul Brodie. J'ai déjà essayé de l'approcher sous mon identité de journaliste, mais il m'a refoulé sans m'accorder un mot. Évidemment je représente l'ennemi atavique de sa profession. C'est pourquoi je tente une approche un peu différente. Un gros pipeau, pour tout te dire.
— Et moi je joue le rôle de la potiche ?
— C'est à peu près ça. Pas besoin de prendre un air idiot: reste nature, souris, regarde-le dans les yeux, ça lui fera baisser sa garde. J'espère.
— Si ce n'est que ça, je devrais y arriver, fit-elle d'un ton léger. Ensuite il faudra que je te laisse, le redac' chef m'a mis sur un sujet bien pourri comme il les aime, une histoire d'abus d'influence dans la police, avec peut-être du trafic sexuel... Ça va me prendre pas mal de temps dans les prochaines semaines.
— Pas de problème. J'apprécie vraiment que tu me dépannes sur ce coup-là. Et puis, ça me fait toujours plaisir de passer du temps en ta compagnie.

Niall regarda Fiona dans les yeux, mais elle se contenta de sourire du coin des lèvres sans accuser réception.

— Rien d'autre que je doive savoir avant qu'on y aille ?
— Non, c'est tout. On y va !

L'entrée de l'immeuble était sale et sentait l'humidité ; parmi les boites à lettres, celle de "Bulldog Investigations" portait un petit autocollant représentant, sans trop d'originalité, la tête d'un chien de la même race dans une posture d'intimidation. Ses yeux cernés de rose semblaient les suivre tandis qu'ils prenaient l'escalier, plutôt que d'attendre l'ascenseur qui semblait hors d'état de fonctionner.

Au premier étage, une porte semblable aux entrées d'appartements voisins arborait le même autocollant minable, ainsi qu'une barrette autocollante en plastique au nom de la société. Ils sonnèrent et entrèrent dans une minuscule salle d'attente meublée de trois chaises et d'un tabouret, sur lequel étaient posées quelques revues. Les murs blancs étaient nus, mais mieux entretenus que ceux de l'immeuble. Quelques instants plus tard, un homme d'une quarantaine d'années, aux cheveux blonds gonflés façon crinière, vêtu d'un costume marron et d'une chemise blanche au col ouvert, ouvrit la porte et les considéra d'un oeil circonspect.

Niall se leva et lui adressa un sourire professionnel.

— Monsieur Brodie ? Je suis Liam MacKenzie. Je vous ai appelé hier pour prendre rendez-vous.
— Ah oui, c'est vous. Hé bien entrez, répondit Brodie sans lui rendre son sourire.

Après des salutations plutôt froides – l'homme avait une poigne d'une vigueur surprenante – il les fit asseoir dans son bureau ; la pièce aux murs blancs était presque vide, à part une table de travail, quelques chaises à l'assise défraichie, un ordinateur qui avait été à la page longtemps auparavant, et une étagère portant quelques livres professionnels qui ne devaient pas souvent quitter leur présentoir. Brodie suivit le regard de Niall et répondit à la question implicite.

— Les gens s'imaginent que les investigateurs privés vivent dans les papiers et les bouteilles de whisky, mais nous somme une entreprise moderne. Tout est dans nos serveurs sécurisés.

Ça n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd, pensa Niall. Il hocha la tête d'un air blasé et s'assit dans un des fauteuils que leur désignait leur hôte tout en lui tendant une carte de visite.

— Merci d'avoir accepté de nous recevoir. Comme je vous le disais hier au téléphone, je représente la société Norwich Insurance, avec qui M. Everett avait souscrit une police d'assurance-décès. Nous avons été informés de sa mort, et nous devons vérifier que les conditions sont réunies pour le versement de l'indemnité à ses proches. C'est une enquête de routine, il n'y a pas de suspicion particulière sur le défunt.
— Et que puis-je faire pour vous ?
— Je souhaiterais m'assurer que M. Everett ne se livrait pas à des activités à risque qui pourraient avoir causé son décès. Si c'était le cas, cela changerait significativement le montant qui serait versé à ses ayant-droit, comme stipulé dans la police qu'il a souscrite.
— OK. Que souhaitez-vous savoir précisément ?
— Nous voudrions connaitre le type d'affaires sur lesquelles il travaillait, les activités que cela impliquait, en particulier s'il y avait des risques physiques.
— Bien sûr, vous savez que l'identité de nos clients est confidentielle ?

Le ton de Brodie était glacial, son visage impassible.

— Nous le savons. Vous noterez que je ne vous demande pas de la divulguer, M. Brodie. J'ai juste besoin de savoir ce que Sean Everett faisait et le type de risques qu'il était amené à prendre.

L'homme ne répondit pas tout de suite, parut réfléchir.

— Il ne faisait rien de spécial. Vous devez comprendre monsieur... (il consulta la carte de visite)... MacKenzie, que notre métier, même dans ses tâches de routine, n'est jamais sans risques. Nous procédons par des enquêtes documentaires, la surveillance radio, des filatures, des investigations sur le terrain, de l'exploration de données...

"Exploration de données" ? Ça doit être le nom respectable du piratage informatique, supposa Niall.

— ... et je ne peux pas vous dire plus de choses sur ce qu'il faisait précisément ces derniers jours, mais vous pouvez partir du principe que toutes ces activités en faisaient partie. Cela figure sûrement dans sa police d'assurance, non ?
— Quel est selon vous le principal risque que vous encourez à titre professionnel ?
— Ça dépend de l'objet de notre surveillance. Certaines cibles sont plus réticentes que d'autres à des opérations de renseignement.
— Au point de commettre un crime ?

Il haussa les épaules.

— Je ne vois pas ce que ça change pour vous. Notre métier est risqué, oui, mais on ne sait jamais d'où ça pourra venir. Sean ne faisait rien que de très ordinaire au moment où il a disparu, il travaillait sur des affaires de routine, un peu comme votre enquête. Malheureusement, monsieur MacKenzie, je ne peux pas vous en dire plus.
— Le secret professionnel vous lie à ce point ? Je...
— Bien sûr, si je peux vous être utile et si vous avez d'autres questions, n'hésitez pas à m'appeler, l'interrompit Brodie – son ton tranchant démentait l'amabilité du propos.

"Si vous rappelez je ne décrocherai pas, et maintenant partez ou je vous jette dehors à coups de pieds au cul", traduisit mentalement Niall.

Tout le monde se salua, on échangea une nouvelle poignée de main encore plus énergique que la précédente, et Niall et Fiona revinrent à la voiture.

— Une réussite spectaculaire, ce plan... Je suis vraiment fière d'avoir été un petit maillon de cette grande chaîne, se moqua la jeune femme.
— D'accord, il n'a pas lâché grand-chose, mais au moins on a vu sa tête et on a pris la mesure du bonhomme.
— Ta couverture d'agent d'assurance n'a pas aidé à le mettre en confiance: s'il était un tant soit peu lié avec son associé, il voulait certainement que sa famille touche l'assurance, il allait en dire le moins possible.
— Tu as sans doute raison, mais je n'ai pas trouvé mieux. C'est un personnage que je maîtrise bien, ça compte aussi.
— En tout cas, on a fait chou blanc.
— Pas complètement. Je suis sûr qu'il mentait quand il parlait des risques que prenait son associé.
— Son nez s'est allongé, comme celui de Pinocchio ?
— Hum, disons que son langage corporel a changé. Je ne serais pas surpris qu'Everett ait fourré son nez (de Pinocchio) profond dans des histoires vraiment dangereuses. Vu qu'ils n'ont pas l'air d'avoir beaucoup de clients, ils doivent prendre tous les contrats qui se présentent. Et une autre chose : Brodie était plutôt agressif au sujet de ses clients. Quelque chose me dit qu'il y a du croustillant là-derrière.
— Et tu comptes faire quoi maintenant ?
— Je vais visiter leur bureau cette nuit.
— ... ?
— Le local est au premier étage, la fenêtre n'est pas blindée, et son système de sécurité est antédiluvien. À mon avis ça ne craint rien.
— Bien sûr. Qui dois-je appeler pour te sortir de prison ?


La lampe torche de Niall balayait les locaux de Bulldog Investigations. Dans la nuit, sous l'éclairage pâle des LED, les objets semblaient un peu plus gris, leurs ombres plus épaisses, et les pièces banales s'étaient remplies de mystère. Niall avait trop l'habitude des situations aventureuses pour se laisser griser, mais il en tirait quand même un petit plaisir coupable.

La façade en pierre blonde était pourvue de corniches qui avaient facilité l'escalade ; une fois au premier étage, forcer la fenêtre avait été un jeu d'enfant. Heureusement elle était située dans la zone obscure entre deux réverbères, ce qui lui avait permis d'œuvrer dans une relative discrétion, cagoulé et ganté de noir comme un cambrioleur - cela lui rappelait des souvenirs. Puis il était entré directement dans le bureau de Brodie, qui était plutôt facile d'accès tout bien considéré.

Il vérifia rapidement les tiroirs et meubles, et brancha un discret appendice sur la station de travail de Brodie qui semblait en veille active. Il le retira au bout de quelques secondes - pas le temps de s'assurer que le virus avait pu s'implanter dans le matériel, il ne fallait pas laisser de traces derrière lui. Si le logiciel espion trouvait une faille, avec l'aide de quelques spécialistes de sa connaissance Niall aurait bientôt accès à toutes les informations dont il avait besoin.

On va bien voir si ta base de données est aussi inviolable que tu le crois, gros malin! – L'hostilité de Brodie lui était restée en travers de la gorge.

L'entrée, avec sa plante et ses chaises en plastique, ne recélait aucun secret, et il ne s'attarda pas. Il était venu visiter la pièce qui était restée fermée lors de leur visite plus tôt dans la journée : le bureau de Sean Everett.

La porte était verrouillée, mais Niall avait les talents et l'équipement d'un professionnel, et elle ne lui résista pas longtemps. Au moment où il l'entrebâillait, il entendit dans la rue le bruit d'une voiture qui ralentissait devant l'immeuble, et éteignit sa lampe. Il attendit, figé, que le bruit des roues s'éloigne. Puis il se dirigea vers la fenêtre, jeta un coup d'oeil à la rue qui était toujours déserte, et baissa les stores.

C'était une pièce plus petite que l'autre, ce qui marquait bien les rapports hiérarchiques entre les deux hommes – même dans une société de 2 personnes, on devait en passer par là. Visiblement, le bureau d'Everett avait déjà été inspecté, sans doute par les enquêteurs de la police ; ou bien par Brodie lui-même. Il en eut la confirmation en vérifiant les tiroirs – eux aussi fermés à clef, comme par hasard – dont le contenu ne présentait pas le désordre habituel des lieux de travail. Soit Everett était une véritable machine, un maniaque du rangement, soit tout avait déjà été vidé. Mais il en fallait plus pour l'arrêter, et il explora minutieusement tous les recoins de la pièce, où flottait une ancienne odeur de cigarette. La corbeille à papier était vide, mais en fouillant dans l'interstice entre le broyeur à papier et le mur, il trouva une feuille restée là après y être tombée : une carte d'embarquement sur un vol Varsovie – Glasgow de la compagnie British Airways, qui avait eu lieu le 4 mai, soit deux semaines auparavant.

Dans la pénombre, Niall ferma le poing et manifesta sa satisfaction comme un joueur de tennis qui vient de réussir un passing-shot – mais en silence. Enfin quelque chose ! A nouveau, l'antique civilisation du papier prouvait sa résistance à la vague numérique, et venait à son secours quand il avait besoin d'elle.

Niall ne trouva rien d'autre dans le bureau, et il s'apprêtait à repartir quand il entendit un craquement dans l'escalier. Il reconnut le bruit de l'une des premières marches, qu'il avait noté lors de sa précédente visite. Quelque chose dans ce son lui donna la chair de poule ; il n'avait pas entendu la porte de l'immeuble s'ouvrir, alors qu'elle produisait d'ordinaire un claquement sonore à chaque entrée ou sortie.

Il se dirigea vers la fenêtre, tout en vérifiant mentalement la liste des traces qu'il laissait derrière lui – la porte du bureau d'Everett resterait déverrouillée, ainsi que la fenêtre par laquelle il était arrivé. Tant pis, il fallait faire vite.

La rue était déserte, les locaux se trouvaient au premier étage : un saut sans grande difficulté pour quelqu'un de sportif. Niall se reçut correctement malgré l'humidité du trottoir, et il partit en courant vers sa voiture- pourquoi courait-il ? Il ne savait pas au juste, mais il avait la conviction qu'il ne fallait surtout pas qu'on le voie. Alors qu'il entrait dans l'habitacle de sa petite voiture électrique, la sensation d'urgence se transforma en une pure panique, les poils de ses avant-bras et de sa nuque se hérissèrent.

Bon sang, qu'est-ce qui m'arrive ?

Malgré le tremblement de ses mains, Niall parvint à démarrer et la voiture fila dans l'obscurité. Dans le rétroviseur, il guetta l'apparition de poursuivants; il lui sembla apercevoir un mouvement à la fenêtre de l'agence, mais il passa le tournant sans en savoir plus.

Quand il arriva à son rendez-vous suivant, il avait retrouvé des gestes assurés, mais un malaise persistait au creux de son estomac.

Il s'était garé au pied d'un immeuble de bureaux banal mais en bon état, dans un quartier d'affaires de Glasgow. Aucune lumière ne brillait sur la façade, à cette heure de la nuit tous les employés étaient rentrés chez eux. Presque tous.

Derrière les portes vitrées et les caméras, un gardien somnolait au bureau de réception. L'arrivée de Niall le réveilla.

— Je viens visiter la société Ferret Security Research.
— Quoi, à cette heure ? Ah oui, Ferret truc...

Le nom de la société sembla rasséréner l'homme – les visites tardives devaient être leur spécialité. Néanmoins il vérifia soigneusement la pièce d'identité de Niall avant de lui ouvrir.

Au 12ème étage, l'ascenseur s'ouvrit sur un couloir tapissé de moquette, éclairé par de discrets plafonniers. Sur les portes, des plaques en métal chromé portaient les noms d'entreprises peu connues et hautement spécialisées, pour la plupart des sociétés de services à d'autres entreprises qui elles-mêmes fournissaient des services à... Parfois Niall se demandait si cette mise en abîme prendrait fin un jour, ou si on arriverait au stade ultime d'une économie se passant complètement de consommateurs, entièrement animée par des entreprises préoccupées de leurs besoins réciproques.

La sonnette produisit un tintement velouté – décidément tout avait une qualité feutrée ici – et au bout d'une longue attente, la porte s'ouvrit sur un ado. Vêtu d'un short et d'un sweat à capuche, son visage pâlichon dévoré par de grosses lunettes, il tenait à la main gauche un paquet de chips et mâchait bruyamment.

— Chalut, tu viens voir Dany?
— Elle est là?
— Bien chûr.

La société Ferret Security Research occupait des locaux bien plus confortables que ceux que Niall venait juste de visiter. Les visiteurs qui passaient la porte entraient directement dans le bureau, une pièce unique aux murs blanc crème agrémentés de tableaux représentant des agrandissements de circuits intégrés. Sur des bureaux alignés contre les murs se trouvaient des ordinateurs à tous les stades de leur vie, du modèle flambant neuf au stock de pièces de rechange, en passant par les machines en voie d'obsolescence, maintenues à flot grâce à des bricolages inavouables.

Assise devant un écran surdimensionné, une femme était au travail ; ses cheveux orangés et ses ongles bleus tranchaient avec le décor lisse qui l'environnait. Elle portait aussi des lunettes de réalité augmentée – Niall se demanda comment on pouvait tolérer la superposition permanente de tous ces écrans. Les yeux de Dany, avec leurs veines éclatées, suggéraient une réponse.

— Tiens, mon commanditaire ! s'exclama le PDG de Ferret, etc., en apercevant le journaliste.

Niall la salua et s'assit dans un fauteuil à côté d'elle.

— Ouaip ! Lui-même, et il se demande ce que tu as pour lui qui vaille de te payer avec les espèces sonnantes et trébuchantes du Buzzy Times, le meilleur site de News de ce côté de l'internet.
— Hé bien, j'ai des trucs... Si c'est aussi bien que je l'imagine, je ne mangerai pas des pâtes ce soir!
— Tu veux dire demain, là tout est fermé.
— Si tôt ? s'étonna-t-elle en vérifiant l'heure. Tu as raison, ça sera pour demain soir. Wimpy, j'ai la dalle, tu peux me trouver des chips?

L'ado, qui s'était déjà installé à un autre écran ou s'affichaient un mur de caractères blancs sur fond noir, se leva mollement et ouvrit un placard rempli de produits à la valeurs diététique douteuse.

Niall essaya de dissimuler sa curiosité:

— On dirait que les affaires ne vont pas trop mal en ce moment ?
— Détrompe-toi! Si ça allait bien, je n'accepterais pas les boulots de ce genre. Au cas où tu l'ignores, s'infiltrer dans les systèmes des Corpos, c'est le contraire de notre boulot normal. Tu te souviens, la sécurité informatique ?
— Moi, je te propose ça pour rendre service... fit Niall en haussant les épaules.

Dany plaignait souvent de l'état des affaires, mais il était persuadé qu'elle prenait les contrats qu'il lui proposait par goût du jeu autant que pour compléter ses revenus. Il ne posa pas encore la question qui lui brûlait les lèvres. Finalement Dany eut un sourire moqueur.

— Allez, je te le dis. J'ai retrouvé une trace de paiements sur les comptes de Bulldog Investigations. Une grosse Corpo.
— Un client, tu veux dire ? Ça ne m'avance pas des masses pour savoir qui a commandité le meurtre...
— C'est aussi ce que je me suis dit. Dans le doute j'ai quand même pris des infos sur eux, et je les ai trouvés plutôt intéressantes... Enfin je te laisse juge, si tu es preneur bien sûr !

Niall ne répondit pas tout de suite. Dany avait probablement une deuxième carte à jouer. Il se composa une moue dubitative et demanda finalement:

— C'est tout ce que tu as trouvé?
— Hé bien... fit Dany avec un petit sourire. J'ai aussi recherché des traces des activités d'Everett dans les systèmes de surveillance urbaine, les logs d'entrée des édifices publics, et tout. Faut dire que le gars est bien remuant...
— Je te l'ai dit, il est enquêteur privé.
— Je n'ai pas de mal à te croire. Ce qui est dommage avec ce genre de gus, c'est que les trucs les plus intéressants, ils les font plutôt quand on ne regarde pas.
— Et... ?

Dany tenait son public. D'un geste désinvolte, elle activa un écran, ou apparut une image en noir et blanc à gros grain probablement extraite de vidéos de surveillance. On y voyait, assis sur un banc, deux hommes côte à côte, engoncés dans leurs manteaux. L'arrière plan était flou mais Niall devina les contours d'un parc ou d'un square.

— Tadam! Il y a deux mois, ton Everett a arrangé un petit rendez-vous dans un lieu public, à l'ancienne, et malgré toutes ses précautions il n'a pas repéré la petite caméra sous l'auvent d'en face... Il a fallu agrandir, mais j'ai récupéré le film de leur conversation. Tu veux le nom du type qu'il a rencontré? Je sais tout sur lui.
— D'accord! Je prends tout au tarif habituel.
— Excellent ! Pour un supplément modique je peux même ajouter le relevé complet de ses déplacements des deux derniers mois.
— N'abuse pas, c'est pas comme ça qu'on s'arrange d'habitude.
— Mon pote, je risque gros pour trouver tes infos ! Tu sais ce qui arrivera à ma boîte si je me fais choper ? Ça vaut bien une rallonge, et crois-moi, c'est du travail de qualité.
— Je peux offrir 20% de plus.
— 80%.
— 50%.
— Deal! Le type s'appelle John D. Woodblock, il est courtier d'assurances spécialisé dans les risques industriels des Corpos.
— Et le client ?
— Un conglomérat qui a failli fermer ses portes il y a quelques années, depuis ils ont de nouveaux actionnaires, des gens discrets. Ça s'appelle le Groupe Wilk, ils fabriquent des médocs, ils sont basés à Varsovie.

Elle navigua rapidement vers la page d'accueil d'un site corporate standard, avec quelques slogans sur leurs clients, des photos bien léchées du conseil d'administration, de leurs usines, et d'autres lieux encore où l'on parlait visiblement polonais.

— Bien sûr, continua Dany, je te donnerai les données sur fichier dès que tu m'auras payée...
— Tiens, finissons-en, grogna Niall en lui comptant quelques grosses coupures toutes neuves.
— Merci mon prince! Voici tes fichiers, amuse-toi bien.

Niall empocha la mémoire électronique que lui tendait Dany, et sortit celle qu'il avait branchée sur la station de travail de Paul Brodie.

— Tiens, tant que j'y pense, il y a de bonnes chances que ce virus soit installé sur leur serveur, quelqu'un que je connais a eu un accès physique à la machine... Tu pourrais voir si on peut en tirer des informations utiles ?
— Je n'y manquerai pas, répondit Dany avec un grand sourire. Tu connais mes tarifs...

Niall sourit, mi-figue mi-raisin. Avant de repartir, il jeta un dernier coup d'œil à la page web du Groupe Wilk. Dans un coin, un logo noir et blanc représentant une tête de loup de profil devant un sapin stylisé. Il s'interrogea:

C'était à cause d'eux qu'Everett est allé en Pologne... Était-ce à leur insu ? Qu'est-ce que ce client avait de si particulier pour qu'Everett se rende sur place?


— ... Et avant la semaine prochaine, je veux que tu me livres la suite de ton article sur les people qui vont aux putes, il a fait un petit carton avant-hier.
— Super, Ryan... Juste un truc : je n'avais pas prévu de deuxième partie, il va falloir que je cherche un peu de matériel.
— C'est bien pour ça que je te donne une semaine. Et puis ça ne sera pas bien compliqué, tout ce que les gens veulent voir, c'est de la cuisse. Descends dans la rue et filme !

Niall étouffa un soupir. Difficile de dire non à son rédac' chef, dont le visage s'affichait dans toute sa gloire blafarde sur l'écran grand format de son bureau. A la distance de la webcam où il se tenait, on distinguait parfaitement les cernes violettes, les cratères sur ses pommettes, les joues creuses et mal rasées de perpétuel étudiant, contredites par les fils blancs dans sa tignasse noire.

— Bien, Ô Ryan, il en sera fait selon ta volonté, fit Niall d'une voix obséquieuse - l'excès de servilité était la seule impertinence tolérée par le rédac-chef.
— J'espère bien. Et ton article sur la mort du barbouze, ça en est où ?
— J'avance, j'ai récupéré pas mal d'infos sur le défunt que je suis en train d'exploiter...
— Tu disais la même chose il y a deux jours ! C'est sympa l'investigation, mais tu as déjà claqué ton budget de frais d'enquête, et j'ai d'autres articles qui attendent, alors ne traine plus. Soit tu me dégottes rapidos un truc fumant à faire péter les scores d'audience, soit tu passes à autre chose ! On est le Buzzy Times, pas le Washington Post.
— T'inquiète, je ne vais pas tarder à aboutir.
— Il y a intérêt. Maintenant au boulot ! À la prochaine.

L'écran se figea sur une dernière vision apocalyptique de la peau du rédac' chef. Niall éteignit et bascula en arrière dans son fauteuil. Il tendit la main vers la tasse de café, désormais tiède, qui reposait sur le bord de la table. Il était installé dans son espace de travail, un petit coin de sa chambre aménagé en bureau, avec quelques étagères de documents, un écran et une caméra orientée de manière à éviter le lit défait et les piles de livres et de vêtements qui peuplaient le reste de la pièce. Quand il s'installait à ce poste, il avait la sensation de se trouver simultanément chez lui et dans la salle de rédaction du Buzzy Times, le journal virtuel sans locaux dont les rédacteurs travaillaient à domicile ou sur le terrain.

Au début, il s'était laissé impressionner par l'efficacité de ce mode de travail, jusqu'au jour où il avait compris que le Buzzy Times, bien que très reconnu, était une entité à la survie précaire, qui pourrait au besoin se séparer sans effort de ses rédacteurs amovibles, comme des éléments de mobilier suédois. Le seul liant entre les employés, c'étaient les occasionnelles réunions de rédaction dans un pub qu'ils privatisaient – il y avait fait la connaissance de Fiona – et les appels video avec Ryan, le fondateur – rédac' chef – tyran de la publication. Niall préférait de loin les rendez-vous au pub : Ryan n'appelait jamais pour causer de la pluie et du beau temps.

Niall laissa son regard glisser par la fenêtre, vers les toits encore humides de pluie de la banlieue de Glasgow. À l'horizon, une bande de ciel bleu était apparue, surplombée d'un mélange de nuages gris et blancs. Bientôt l'heure d'y aller, Woodblock ne l'attendrait pas. Il termina de s'habiller; le miroir lui renvoya l'image d'un homme entre deux âges, aux cheveux châtain clair et aux yeux d'un bleu très pâle, habillé de cuir comme un motard. Les rides aux coins des lèvres dessinaient la trace de ses sourires, et aussi la crispation qui annonçait ses colères, rares mais violentes. Quelque chose dans son expression lui valait de ne pas être importuné dans les bars.

Son écran personnel se mit à vibrer ; Niall l'extirpa d'un pantalon qui trainait par terre, et vérifia le nom de l'appelant avant de décrocher – il n'avait ni le temps, ni l'envie d'engager une discussion avec Helen, son ex-femme, qui l'appelait régulièrement au sujet de la garde de leur fille. Mais c'était une liaison video avec Fiona, qui semblait en forme ce jour-là. Elle entama tout de suite dans le vif du sujet.

— Dis-donc, tu es toujours sur ton histoire de corpos ? J'ai un temps mort dans mon sujet, et je m'emmerde un peu.
— Oui, je suis toujours dessus, mais j'ai un peu de pression de qui-tu-sais pour boucler rapidement. Si tu t'ennuies, ton aide est toujours appréciée ici... Mais ton mec n'est pas là?
— Ne m'en parle pas, en ce moment il ne fait que bosser, on se voit juste certains soirs, entre onze heures et minuit.
— Tu as déjà pensé à changer de modèle ? Prends un Niall : plus moderne, disponible et efficace, il saura te faire rire et occuper tes journées avec des enquêtes plus ou moins passionnantes...

Elle sourit de cette manière énigmatique qu'il aimait bien.

— Pas de changement de modèle prévu, dit-elle, mais le ton de sa voix laissait imaginer qu'elle ne serait pas toujours contre.
— Ne tarde pas trop à te décider ! Ça part comme des petits pains, il n'y en aura pas pour tout le monde.
— Et ton enquête, ça se passe bien ?
— Franchement, bof : j'ai juste deux pistes. Attends, je brouille la ligne.

Depuis qu'il travaillait dans le journalisme d'investigation, il avait appris que les télécommunications avaient souvent un troisième interlocuteur silencieux : les services de renseignement, un journal concurrent, ou encore des barbouzes payés pour lui mettre des bâtons dans les roues. Il modifia les réglages de son téléphone, faisant basculer leur conversation dans un mode "'confidentiel" qu'il soupçonnait de ne pas être moitié aussi efficace que le fabricant le prétendait, et attendit la reconnection.

— Tu m'entends ? Bien. Ma première piste, c'est le groupe Wilk qui payait Bulldog Investigations pour leur dernière enquête. Il devait y avoir quelque chose de louche dans leur histoire, car Everett est allé à Varsovie pour se renseigner. Je n'ai pas encore pu savoir ce qu'il y avait fait, mais des sources doivent me procurer les enregistrements de sa présence là-bas dans les systèmes publics.
— Wilk ? Connais pas.
— Une Corporation de l'industrie pharmaceutique, basée en Pologne. Ils ont été redressés il y a quelques années : nouvelle direction, nouveaux actionnaires, nouveau logo, et licenciements massifs. J'ai peu d'infos sur eux pour le moment, parce que je bossais sur une deuxième piste : John D. Woodblock.
— Qui ça ?
— Hé ouais ! Woodblock, un type qui prétend être courtier en assurance industrielle, et s'arrange des rencontres avec des barbouzes dans des jardins publics ! Autant te dire qu'il m'intéresse beaucoup. J'ai fait la planque devant chez lui et je l'ai suivi discrètement, mais je n'ai pas trouvé grand-chose. Il passe son temps à rendre visite à de grosses sociétés, ce qui est logique vu son boulot. Pour en savoir plus, je l'ai approché sous une couverture...
— Laisse-moi deviner : tu lui as parlé de Norwich Insurances ? Très bon ça, coco. Quand deux agents d'assurances se retrouvent, qu'est-ce qu'ils se racontent ? Des histoires de...
— Oui, bon, ça va. Cette fois-ci je me suis trouvé une identité plus crédible. J'ai prétendu représenter une Corpo qui tient à rester anonyme, et qui a besoin de prestations "spécialisées", et qu'on m'avait recommandé ses services. Sous prétexte de le sonder sur ses compétences, je vais essayer de situer le personnage et d'en savoir plus sur ses clients passés.
— Et ça a marché ?
— Le type n'est vraiment pas causant au téléphone, ce qui me fait penser qu'il a des paquets d'infos. Mais il a accepté de me voir aujourd'hui, je le rencontre en fin de matinée.
— Je me demande ce qu'il peut fabriquer dans cette histoire. Puisqu'il traitait avec Everett, il représentait peut-être le groupe Wilk?
— Peut-être... À mon avis, ça doit être une autre sorte de barbouze, un opérateur un peu plus haut de gamme ; il avait sûrement un engagement avec pour une autre Corpo, par exemple celle qu'Everett était censé surveiller. Ça expliquerait tout : le gars s'est fait retourner, sans doute pour un bon paquet de fric, et a commencé à enquêter sur son premier commanditaire, qui s'en est rendu compte et l'a fait dessouder.
— Démembrer, plus exactement.
— Ouais, enfin tu vois l'idée. Et ils ont fait exécuter le boulot par des Nocturnes, pour brouiller les pistes.
— Heureusement, un courageux et tenace investigateur va démêler l'écheveau et fera éclater la vérité au grand jour ! En exclusivité pour vous dans le Buzzy Times !
— Ouais ! Pour un salaire de misère, mais une grande fierté professionnelle, et le sentiment du devoir accompli!
— Niall, je suis fière de toi.

Il aurait bien aimé sentir un petit peu plus de tendresse dans sa voix, mais ce n'était déjà pas si mal.

— Il n'est pas trop tard si tu veux faire partie de cette incroyable épopée...
— Avec plaisir ! Je signe où ?
— Ah, ne me tente pas... Je te retrouve à 10h45 devant le pub du Tolbooth, le rendez-vous est à 11h dans un square pas loin sur Gallowgate. Prend ton appareil photo et ton téléobjectif ! Et maintenant fonce, on a juste le temps d'y être.


Le Tolbooth était un pub à la façade ancienne, rempli de vieux écossais au teint fleuri, et équipé de pompes à bière flambant neuves que Niall avait eu l'occasion de vérifier récemment. Quand il descendit de sa voiture, Fiona l'attendait déjà devant l'entrée, très mode avec son caban bleu marine, ses boucles brunes et ses lunettes de soleil. La seule exception à l'élégance était la sacoche contenant son appareil reflex. Niall sourit et commenta:

— Jolies lunettes, miss Hepburn, mais le temps ne les justifie pas.
— J'ai préféré garder l'anonymat.
— Parfait. Au travail!

Il passèrent un moment à choisir un point d'observation d'où Fiona pourrait capturer leurs déambulations et obtenir de bonnes prises de vues de Woodblock. La jeune femme avait un bon sens du placement et de la lumière, et s'installa derrière la vitre qui protégeait un abri bus abrité sous un point ferroviaire. Le jardin public se situait non loin de là, il se limitait à un espace vert planté d'arbres clairsemés, pris entre deux avenues très passantes.

Niall repartit ensuite en direction de sa voiture, et attendit derrière le volant pendant une dizaine de minutes. Quand l'horloge de bord annonça 10:58 en chiffres gris sur fond orange, il sortit et marcha sans se presser vers le point de rendez-vous.

La rue était tranquille, il croisa seulement quelques passants pressés qui ne lui accordèrent aucune attention. Arrivé à l'angle, il ralentit le pas, s'arrêta, attendit. Les voitures passaient rapidement à sa droite, à sa gauche quelques personnes âgées déambulaient dans le parc.

Il vit apparaitre à l'autre angle du parc un homme de haute taille, aux larges épaules, en manteau noir et chapeau de feutre; John D. Woodblock restait fidèle à ses tenues un peu datées. Il marchait vers lui d'un pas lent, et de loin Niall avait l'impression qu'il le regardait, mais son expression restait indéchiffrable. Tout en allant à sa rencontre, le journaliste répéta dans sa tête les mots d'introduction qu'il avait préparés, récapitula les données de sa fausse identité, et respira un grand coup.

Il entendit une voiture s'arrêter derrière lui le long du trottoir, les portières qui s'ouvraient. Au même moment, un type énorme, portant une cagoule, surgit du parc sur sa gauche, et se jeta sur lui. Niall n'était pas une mauviette, mais il eut le souffle coupé par l'impact, et tandis qu'il était entraîné à terre il sentit sur lui les mains d'autres hommes, leurs poings aussi, et un sac en toile noir qu'on lui passait sur la tête. À l'autre bout du parc, Fiona était sortie de son abri de bus, appareil en bandoulière, bouche bée ; mais la dernière chose qu'il vit avant d'être aveuglé et jeté à l'arrière de la voiture fut Woodblock, qui ne s'était pas arrêté de marcher du même pas tranquille.


Paul Brodie sonna et, sans attendre, poussa la porte de l'appartement 302, sur laquelle une affichette "A LOUER" était scotchée avec de l'adhésif brun. A l'intérieur, une odeur de vernis et de peinture l'accueillit. Les murs de l'entrée étaient d'un blanc immaculé, et il n'y avait pas le moindre meuble dans la pièce, seules deux portes entrebâillées rompaient la rigoureuse géométrie de l'ensemble. Ses pas résonnèrent sur le parquet tandis qu'il se dirigeait vers la porte de gauche, qui révéla une pièce de la taille d'une salle à manger, elle aussi vide de meubles à l'exception de deux chaises en bois toutes simples. Deux fenêtres jumelles donnaient sur la rue, dont les bruits étaient étouffés par le double vitrage. L'appartement n'avait pas de vis-à-vis car les immeubles d'en face étaient plus bas, et le soleil de l'après-midi illuminait les surfaces blanches omniprésentes, qui en devenaient aveuglantes.

Brodie avait l'impression d'être dans un de ces rêves où, anonyme, il allait de porte en porte dans un couloir désert, cherchant une issue dans le labyrinthe. Il se demanda à nouveau s'il avait bien fait de venir au rendez-vous. Sous son aisselle, la bosse de son taser ne suffisait pas à le tranquilliser. Trop de choses étaient arrivées ces derniers temps, trop d'imprévus, d'accidents, d'inconnus aux identités douteuses qui voulaient lui parler en tête à tête. Jamais il n'aurait dû laisser Sean se faire retourner... Parce que son associé avait quelques faiblesses coupables, des gens dangereux avaient pu se servir de lui à leurs propres fins. Quand il avait compris ce qui se passait, Sean était déjà coincé.

Pas question de se laisser avoir de la même manière.

Il entendit des pas de l'autre côté d'une cloison, qui se rapprochaient. La deuxième porte de la pièce s'ouvrit, et un homme entra ; il avait dû l'attendre à côté. C'était un personnage de haute taille, aux larges épaules, enveloppé dans un pardessus ; Brodie nota les attributs classiques du businessman britannique, chemise à col blanc, pantalon anthracite aux discrètes rayures verticales, chaussures noires impeccablement cirées. Presque une caricature. Mais le visage de l'homme ne prêtait pas à rire : sa mâchoire carrée, les yeux qui l'évaluaient froidement, les coins de la bouche qui retombaient comme un rictus déçu... Il émanait de lui quelque chose de vaguement sinistre.

— Mr. Brodie, prenez place, fit-il en désignant l'une des chaises.

Sa voix résonnait dans la pièce vide, et il joignit le geste à la parole, s'installant à l'envers sur l'autre chaise, bras appuyés sur le dossier. L'attitude lui semblait familière, et jurait avec son complet veston et ses chaussures de marque.

Brodie s'installa d'une manière plus conventionnelle, et eut instantanément l'impression de comparaitre en jugement: assis sans table pour s'appuyer et se donner contenance, sous le regard évaluateur de cet homme au physique de juge. Il chercha machinalement une position naturelle pour ses bras, opta pour les croiser. La mise en scène devait être habituelle, se dit-il. Il essaya de reprendre l'initiative, et adopta le ton qu'il réservait d'ordinaire aux mauvais payeurs et aux importuns.

— Mr. Woodblock, j'ai répondu à votre invitation mais je n'aurai pas beaucoup de temps à vous consacrer, mes affaires m'attendent. De quoi souhaitez-vous discuter ?
— Si vous êtes coopératif, ça ne prendra pas longtemps. J'ai besoin d'en savoir plus sur la dernière enquête de votre collègue, feu Mr. Everett. Il avait un engagement avec le groupe Wilk.
— Vous pourriez commencer par me dire pourquoi devrais-je partager ces informations avec vous : je sais à peine d'où vous sortez.
— Je fais confiance à votre sens des déductions, Mr. Brodie. Vous savez qu'il était en contact avec nous et avait accepté de nous renseigner. Mon employeur soupçonne le groupe Wilk de ne pas être qui ils prétendent, et Everett avait accepté d'investiguer pour notre compte. Vous vous en souvenez certainement, il avait fait des voyages inhabituels ces derniers temps...
— Vous ne pensez-pas qu'il me racontait dans le détail tous ses faits et gestes ?
— Ne jouez pas au con avec moi. Vous étiez au courant de ce qu'il trafiquait, et vous avez revu Everett à son retour de Pologne. S'il y a une personne avec qui il a pu faire un débriefing avant qu'on ne l'abatte, c'est bien vous. Je vous suggère de me raconter ce que vous savez, si vous souhaitez rester dans les affaires. Une licence, ça se perd facilement.

Il n'avait pas élevé le ton, mais il n'y avait plus d'urbanité britannique dans les manières de Woodblock. Il parlait avec la brutalité d'un homme habitué à proférer des menaces, et à les mettre à exécution. Brodie se demanda s'il dissimulait une arme sous son pardessus.

Il décida de lâcher un peu de lest.

— Les observations de Sean confirmaient vos soupçons. Il était convaincu que le groupe Wilk était un cheval de Troie des Nocturnes. Leurs sites de production sont lourdement gardés, bien plus que leur activité officielle ne le requiert, et il a plusieurs fois reconnu l'aura de chasseurs Nocturnes dans les environs.
— Excellent, fit Woodblock d'un air peu satisfait. Et qu'a-t-il appris sur leurs alliés ?
— Rien que je sache.
— Pas de noms d'autres sociétés avec qui ils seraient en cheville ?
— Vous pensez que c'est possible ? s'étonna Brodie.
— On peut s'attendre à tout de la part des Corpos, si elles y trouvent leur profit. Et les Nocturnes ont beaucoup progressé depuis leurs débuts...

Brodie haussa les sourcils.

— Il ne m'a rien dit à ce sujet.
— Hm. C'est bien dommage. Et a-t-il trouvé des informations sur les projets du groupe Wilk dans lesquels il était impliqué ?

Ce type a envoyé Sean à la mort rien que pour confirmer quelques hypothèses, et si je lui en dis trop il m'arrivera la même chose, pensa Brodie.

— Il était chargé de surveiller un membre du conseil d'administration d'une boite d'ingénierie génétique, et j'imagine, de sortir des photos compromettantes sur lui. Il l'a suivi en Suède pour ça.
— Vous avez les noms ?
— Je ne m'en souviens plus mais c'est dans nos archives, je pourrai vous les retrouver.

Woodblock fit un geste indifférent de la main, comme si ce n'était pas un problème.

Ils peuvent accéder à mes données que je le veuille ou non... Ils l'ont sans doute déjà fait, ça devait être le but de l'intrusion de l'autre nuit. Brodie se sentait de plus en plus mal à l'aise.

— Aucune idée de ce qu'ils voulaient à cette boite ? demanda Woodblock.
— Ils ne nous l'ont pas dit, bien sûr. Je crois que Sean n'avait rien trouvé là-dessus. En général, pour de l'info stratégique il faut une effraction ou un complice à l'intérieur, et Sean n'a pas eu le temps de trouver une faille. À son retour, je l'ai trouvé découragé.
— C'est plutôt vague. Mon employeur veut en savoir plus, et vite. Il me faut les noms de leurs associés ici, des dates, leurs objectifs à court terme. Je suis certain que vous avez ce genre de choses dans vos archives, ou dans vos souvenirs.

Brodie haussa les sourcils, pas convaincu.

— Je vais voir.
— Quand cela vous sera revenu, ou si vous trouvez d'autres informations susceptibles de nous intéresser, vous savez comment me contacter. Et rappelez-vous : nous, on est les gentils. Mais ça ne veut pas dire qu'on est des truffes. C'est clair ?
— Très clair.
— Je vais descendre par l'escalier de derrière, attendez cinq minutes avant de sortir par l'autre. Au revoir.

L'homme se leva pesamment et sortit de la pièce ; la porte d'entrée claqua, et Brodie se retrouva seul dans l'appartement.

Bon Dieu, Sean, pourquoi t'es tu laissé avoir ? Il n'y a plus de bon choix, quoi que je fasse quelqu'un voudra ma peau. Je n'aurais même pas du l'écouter, quand il m'a raconté ce qu'il avait découvert là-bas... Brodie frissonna.

En revenant aux locaux de Bulldog Investigations, il avait déjà en tête une longue liste de personnes à rappeler, de clients potentiels à relancer, de tâches administratives à expédier, qui l'occupèrent le reste de l'après-midi. Depuis que Sean avait disparu, toutes les corvées qu'ils se partageaient lui retombaient dessus, et se maintenir à flot était devenu sa roche de Sisyphe. Sans compter les évènements inhabituels – effractions nocturnes et visiteurs louches – qui mangeaient le peu de temps qui lui restait pour gagner sa vie.

Le soleil avait disparu sous l'horizon des toits de Glasgow, et ses derniers reflets s'éteignaient doucement, plongeant la pièce dans la pénombre, mais Brodie travaillait toujours ; il n'avait pas encore pris la peine d'allumer la lampe de bureau, et l'ordinateur éclairait son visage d'une lumière blafarde.

Brodie termina une recherche documentaire dans les archives publiques de la police, et s'apprêta à partir. En fermant quelques applications, il tomba sur les dossiers clients, et se mit à les parcourir. Il descendit la liste jusqu'à la lettre W, s'arrêta, remonta un peu. Puis il ouvrit le dossier ultra-sécurisé qui abritait les documents sur les investigations en cours, eux aussi ordonnés alphabétiquement par client, fit défiler les noms. Il se frotta la mâchoire, étouffa un juron.

Il ne restait absolument rien du dossier Wilk. Était-ce Sean qui avait voulu effacer ses traces dans un ultime moment de panique ? Ou bien quelqu'un d'autre avait réussi à accéder à ses données, quelqu'un pour qui la sécurité de ses systèmes n'était pas un problème.

L'obscurité familière de son bureau avait changé ; désormais elle semblait dissimuler une menace.


Niall gisait à plat ventre sur une surface dure. Il en sentait les rugosités à travers le tissu dont sa tête était toujours enveloppée. Ses bras étaient attachés dans son dos, et son visage reposait contre le sol d'où émanait une faible odeur minérale, pierre ou béton humide sans doute. Il éprouva ses liens – sûrement des attaches industrielles, il connaissait bien le modèle : il aurait fallu une pince pour couper les tiges en plastique dur.

Où était-il ? Niall hésita un instant à signaler à un éventuel observateur qu'il avait repris connaissance – c'était peut-être ce qu'ils attendaient pour reprendre le passage à tabac. Finalement il émit une toux molle, bruit ambigu qui aurait pu être produit par un réflexe. Le sac sur sa tête amortissait les sons, mais l'absence d'écho lui confirma que :
– Il n'était pas enfermé dans un espace confiné, comme un caisson ou placard.
– Il ne se trouvait pas non plus sous une voûte d'église. Information moins utile, mais vu le peu qu'il savait, tout était bon à prendre.

Il n'entendait aucun autre bruit dans la pièce, mais il décida d'attendre encore un peu dans l'immobilité complète, contrôlant sa respiration – le changement du souffle trahit en premier les personnes qui s'éveillent, et il ne voulait pas que l'on s'intéresse tout de suite à lui.

Il n'eut à attendre qu'une minute ou deux, et des pas se firent entendre. Pas le claquement de souliers de ville, talons en bois contre la pierre, un bruit plus étouffé mais qui restait audible – des chaussures de sport auraient été silencieuses. Le marcheur semblait s'approcher, puis le bruit décrut et s'affaiblit. Niall n'était pas sûr que cela se passait dans la même pièce que lui, le son avait une qualité estompée, peut-être par un mur fin ou une porte.

À tout hasard, il commença à compter les secondes dans sa tête.

Depuis ses jeunes années, Niall avait un point fort : il encaissait très bien. Cela lui avait beaucoup servi dans sa première carrière, toutes les fois où il ne pouvait pas cogner le premier. Ce matin à son rendez-vous, quand les malabars lui étaient tombés dessus, ils avaient essayé de l'assommer à coups de poings et y étaient presque arrivés – il n'avait pleinement repris ses esprits que depuis quelques minutes. Mais il avait quand même eu la présence d'esprit de gonfler les muscles des avant-bras et des poignets au moment où on l'attachait, malgré les coups et les secousses. Ce jeu infime qu'il avait gagné allait maintenant lui donner sa chance. Ça, et une technique qui remontait elle aussi à une époque révolue.

Niall se tourna un peu sur le sol pour trouver un point d'appui et caler un de ses bras. Le silence régnait autour de lui, a priori rien ne bougeait dans la pièce. Il commença à s'affairer sur sa main gauche sans plus se préoccuper de discrétion, poussant sur les articulations du poignet, déboîtant le pouce, jusqu'à ce que sa main prenne une forme allongée et aplatie, comme une sorte de poisson qu'il poussait et tirait, millimètre après millimètre, à travers le cercle inflexible de son lien.

Finalement, au prix de quelques morceaux de peau et de beaucoup d'efforts, il arriva à faire passer la partie la plus large, où se trouvent les grosses jointures de la base des doigts, et le reste suivit sans difficulté. Les bras libres, il put se redresser, s'asseoir sur le sol et enlever enfin cette saloperie de cagoule - un simple sac en toile noire.

Il se trouvait dans une pièce anonyme, aux murs irrégulièrement crépis de blanc, éclairée d'une lumière crue par une simple lampe à LED au plafond, fermée par une porte métallique qui portait des marques d'usure près de la poignée et des restes de peinture vert foncé. Pas de grille ou de petit guichet de surveillance, comme on en trouve dans les cellules de prison ; c'était sans doute bon signe. Le long d'un mur latéral, une armoire métallique – vide, après vérification, et une chaise d'un modèle désuet, de type scolaire ; de l'autre, une poubelle en plastique, vide elle aussi. Le sol était de béton lisse, damé de petits carrés alignés, une petite flaque d'eau stagnait dans un coin. La pièce avait si peu de signes distinctifs qu'il aurait pu se trouver dans un entrepôt, dans le sous-sol d'une maison, ou bien n'importe où ailleurs. Mais le mobilier vide évoquait les équipements d'une organisation.

Niall remarqua une rainure entre le bas de la porte et le sol, et en collant sa joue contre le béton il obtint un aperçu infime de ce qui se trouvait de l'autre côté, une tranche horizontale de quelques millimètres de hauteur. L'endroit était éclairé, et il ne voyait pas de pieds campés devant la porte ; mais son champ de vision ne lui permettait pas d'en apprendre plus. Etait-ce une autre pièce, un couloir, une cour ?

Avec beaucoup de précautions, Niall testa la poignée de la porte ; elle s'abaissa docilement, mais quand il la tira avec délicatesse vers lui elle ne bougea pas d'un pouce – heureusement elle ne heurta pas le chambranle en jouant dans son logement, ce panneau en métal devait émettre des grondements de tonnerre au moindre choc. Autant ne pas attirer l'attention tout de suite.

Il fouilla ses poches ; bien entendu, on lui avait confisqué son écran personnel, ainsi que son portefeuille. Mais il lui restait sa ceinture, et il sourit. Depuis des années, il portait en permanence un modèle conçu pour des usages très particuliers, plus par nostalgie et envie de rêver que par réel besoin. Son heure était à nouveau venue... La boucle et l'ardillon étaient démontables, et quelques instants plus tard il tenait dans sa main une tige métallique et un petit crochet.

La serrure n'avait pas l'air difficile, mais c'était une autre affaire de la crocheter sans faire de bruit. Pourtant le silence était d'une importance vitale – sans l'effet de surprise, il ne pourrait pas faire grand-chose contre ceux qui l'attendraient de l'autre côté. Et vu les circonstances qui l'avaient amené ici, il était vraisemblable que tôt ou tard, il fasse de mauvaises rencontres.

Agenouillé devant la porte, il se mit au travail, tout en comptant toujours les secondes. Un véritable exercice de concentration pour moine zen, ou saltimbanque. Il avait à peine trouvé une prise que le bruit de pas se fit à nouveau entendre dans le couloir – cela faisait 355 secondes, près de six minutes entre deux passages. En espérant qu'ils soient réguliers. Niall se releva en vitesse, rangea ses outils dans sa poche, et se prépara à frapper, plaqué à côté de la porte, là où elle le dissimulerait en s'ouvrant.

Comme la fois précédente, le bruit de pas diminua et finit par disparaître. Cela devait être un couloir. Niall reprit à zéro son compte des secondes, et retourna à la serrure. Heureusement la mécanique n'était pas très complexe, et 176 secondes plus tard, le pêne jouait librement.

Avant d'ouvrir, il eut une brève hésitation. Et maintenant, comment faire ?

Il pouvait se lancer à l'exploration des lieux, en cachant le bracelet qui entourait toujours son poignet droit ; ou bien attendre que l'on vienne le chercher, et tenter de s'emparer des armes de ceux qui entreraient. Il avait encore mal des coups reçus, et les aurait volontiers rendus au premier qui se présenterait, mais ses chances seraient maigres si plusieurs hommes armés venaient le chercher.

203, 204...

Il entrebâilla la porte silencieusement, jeta un coup d'œil dans l'embrasure. Il vit un couloir éclairé au plafond par des ampoules blanches, à la peinture aussi peu soignée que celle de la pièce où il se trouvait. Un peu de lumière naturelle arrivait par des soupiraux placés en hauteur – on se trouvait donc en sous-sol. De part et d'autre, le couloir se poursuivait sur une dizaine de mètres, entièrement vide, et faisait un coude. Quelques portes en métal ponctuaient les murs à intervalles réguliers.

Niall referma en douceur la porte et attendit. Au bout d'un peu plus de 150 secondes, il entendit à nouveau la sentinelle approcher par le côté droit du couloir. Il la laissa passer devant la porte et s'éloigner vers la gauche, et ouvrit la porte juste à temps pour voir disparaître le dos d'un homme vêtu d'une tenue noire, portant une arme au côté. Il s'engagea dans le couloir à sa suite, laissant la porte de la cellule entrebâillée, et parcourut l'espace qui le séparait de l'angle aussi vite qu'il le pouvait. Il glissa d'abord la tête : c'était un deuxième couloir, construit à l'identique. La sentinelle n'était qu'à quelques mètres de lui... En quelques enjambées, Niall la rattrapa et cogna à l'arrière de la tête, sans se retenir. Le coup porta mais ne l'assomma pas. Niall bloqua le cou de l'homme qui titubait, et serra ; le garde se débattait et essayait en vain d'appeler à l'aide, la glotte bloquée, mais l'étranglement sanguin fit effet rapidement. Dès qu'il devint flasque, Niall relâcha sa prise – quelque chose lui disait qu'il était préférable de ne pas le tuer. Il traina le corps aussi vite qu'il put dans la cellule d'où il était parti. Là il se déshabilla et passa l'uniforme de l'homme, qui était plus corpulent et moins grand que lui, et sentait la sueur. En relâchant la ceinture, il pouvait faire descendre le bas du pantalon presque jusqu'aux chevilles, il faudrait faire avec.

Beaucoup de gens imaginent que l'uniforme procure une armure protectrice à ceux qui le revêtent. Mais Niall n'avait pas du tout cette impression, tandis qu'il montait les escaliers menant au rez-de-chaussée, et qu'il essayait de passer inaperçu au milieu des gens qui circulaient dans le bâtiment, certains dans le même uniforme que lui, d'autres en civil. Heureusement, il ne semblait pas d'usage de questionner les allées et venues de ceux qui travaillaient ici, tout le monde affichait un air affairé. Il tâcha de ne pas dévisager ceux qu'ils croisait ; chaque regard lui semblait suspicieux.

Le bâtiment était un vrai dédale, sans aucune marque de reconnaissance ; le rez-de-chaussée était composé de bureaux numérotés, sans noms, et de pièces ouvertes aux allures de salles d'attente où il aperçut quelques costauds – peut-être ceux qui l'avaient kidnappé. Ils devaient venir ici pour débriefer, ou prendre leurs instructions. Alors qu'il envisageait de se glisser dans l'une de ces salles pour en apprendre plus, il aperçut, derrière une porte vitrée, la lumière grise du jour qui passait : une sortie. Il eut une brève hésitation, puis le bon sens prévalut; qui pouvait savoir combien de temps s'écoulerait avant que le gardien qu'il avait assommé ne revienne à lui. L'alerte était peut-être déjà donnée... Il se dirigea vers la sortie, poussa la porte vitrée, salua de la tête le garde de faction et sortit une cigarette d'une des poches de son uniforme d'emprunt. Il l'alluma, tira une bouffée d'un air vacant, en s'éloignant un peu de la porte d'entrée qui ne portait aucun sigle ; quand l'homme regarda dans une autre direction, il s'éclipsa au coin de la rue sans se hâter.

Il mit peu de temps à s'orienter : il se trouvait en plein centre ville, parmi les vieux bâtiments de pierre qui abritaient banques, sièges d'entreprises et administrations. Sous les logos des Corpos, l'entrée de chaque bâtiment était gardée par des gens qui portaient le même genre d'uniforme que lui. Il mémorisa l'adresse qu'il venait de quitter pour des recherches futures, et partit vers chez lui.

On lui avait pris ses affaires, mais la serrure à reconnaissance optico-vocale le reconnut et le laissa rentrer. Il se changea et prit un peu d'argent, puis se rendit chez un commerçant du quartier pour acheter un nouvel écran personnel d'une marque bon marché. Il s'installa avec son nouveau matériel dans le café voisin, dont il était le seul client en ce milieu d'après-midi, et se reconnecta à ses comptes.

Pendant qu'il était dans ce mystérieux entre-monde, il avait reçu beaucoup de messages pour juste une matinée.

Le premier était de Dany. Il était rare qu'elle l'appelle spontanément, et il écouta avec curiosité.

"J'ai continué de chercher des choses sur ton dossier, au cas où ça puisse présenter de l'intérêt pour toi ; et en creusant sur le nommé Woodblock, j'ai trouvé des choses bizarres. En fait, je crois que ce type n'existe pas... Bien sûr il y a des enregistrements à son nom dans plein de systèmes différents, des signes d'activité, des débits de paiements, de déplacements, des papiers officiels, un enregistrement aux impôts, quelques réseaux sociaux ; mais quand on regarde bien (enfin quand moi, je me suis penchée un peu là-dessus), il y a des schémas qui se reproduisent, des détails qui seraient être aléatoires et ne le sont pas vraiment. J'ai fait une analyse systématique, et j'estime à 84% les chances que toutes ces traces soient les résultats d'un algorithme. Ça veut dire que rien n'est vrai, ce sont des simulations que quelqu'un de balèze a glissées un peu partout pour faire croire à l'existence de l'hypothétique John D. Woodblock. Quelqu'un de vraiment très fort : ce n'est pas une fausse identité classique, le type a un historique qui remonte à des années, entièrement artificiel... Dans quel genre d'emmerdes es-tu en train de te fourrer ?"

Niall grogna, se massa une côte encore douloureuse. Merci Dany, je me doute que Woodblock n'est pas son vrai nom. Une chose est sûre, les emmerdes sont réelles.

Le deuxième message venait de Helen. Dès le début il sentit que ça n'allait pas, il y avait une tension désagréable dans la voix de son ex-femme.

"Niall, je ne sais pas ce que tu as encore fait, mais il faut que tu laisses notre fille en-dehors de ça. Je viens de récupérer Elsie à son école, quand je l'ai trouvée il y avait un type qui discutait avec elle, plutôt le genre sérieux et bien habillé. Elsie m'a dit qu'il lui a raconté une histoire sur toi. Il dit que tu dois faire attention aux loups, je ne sais quel conte de fées comme quoi tu en aurais dérangé un mais il est avec une meute, et ils ont la dent dure. Il est parti quand je suis arrivée, sans me dire un mot, juste un salut de la tête, mais il m'a fait froid dans le dos. Ces conneries sur des loups doivent cacher quelque chose d'autre que je ne comprends pas, mais je sais reconnaître une menace quand j'en entends une. Peu m'importe que tu aies replongé dans ton ancien business ou dans une combine encore plus foireuse, il est hors de question qu'Elsie y soit mêlée ! Tu as intérêt à faire quelque chose, et vite."

Niall se remémora le logo de Wilk Group, un loup sur fond de forêt de sapin. Pas besoin de chercher longtemps pour trouver ce que voulait dire "Wilk" en polonais... La menace était claire, et le fait qu'ils soient allés trouver sa fille le mit dans une rage folle.

Il se leva et sortit du café, avec une seule envie : démolir la gueule du premier connard qui se présenterait. La patronne eut un mouvement de recul en le voyant passer.


— Une série de cinq articles sur les célébrités toxicomanes ? Sérieux ?
— Oui, Ryan tient absolument à ce que je reprenne ce sujet "de toute urgence". Ses propres mots.
— Petit veinard. C'est pour ça que tu tires cette tête de dix kilomètres de long ?
— Il n'y a pas que ça...

Niall leva sa pinte et reprit une goulée de bière. Face à lui, Fiona accompagna le mouvement avec plus de retenue. Elle portait un chemisier vert émeraude et avait piqué ses cheveux noirs d'une épingle en nacre ; ce jour-là les lunettes de soleil restaient dans leur étui. Les deux journalistes s'étaient installés dans un coin tranquille du Red Lion, au milieu de boiseries qui faisaient oublier la surface érodée et vaguement poisseuse de leur table.

Niall reprit.

— Il m'a retiré mon sujet sur la mort du privé. Tu te souviens, Sean Everett.
— Tu parles que je me souviens! Je t'ai vu disparaitre dans une voiture avec la tête dans un sac, je croyais ne plus jamais te revoir...
— Tu ne crois pas que je serais parti sans te faire la bise ? Bref, entre l'enlèvement et des menaces que j'ai reçues par ailleurs, je commençais à ne plus trouver ça drôle du tout, mais là Ryan m'a tout simplement interdit de continuer mon enquête. Le Buzzy Times garde tous les droits sur ce que j'ai déjà obtenu, et il serait très fâché si j'essayais de me faire publier ailleurs ou sur un site perso.
— Tu crois qu'il a mis quelqu'un d'autre sur le sujet ?
— Je crois qu'il ne l'a refilé à personne. Selon moi Ryan cherche à éviter des emmerdes. Si l'histoire sort d'une manière ou d'une autre, il en aura, et des grosses.
— Ça ne sera pas la première fois qu'on est menacés.
— Ou qu'on enterre un sujet. Avec l'état de guerre contre les Nocturnes, c'est de plus en plus dur de faire du journalisme d'investigation.
— Tu exagères, ça fait plus de trente ans que ça a commencé, et les choses se sont plutôt améliorées ces dernières années, non ? Il y a beaucoup moins de meurtres en zone protégée, les gens ne vivent plus dans la paranoïa...
— Tant mieux pour ceux qui ont cette chance, mais dans les zones de chasse c'est une autre histoire! Et notre pseudo-sécurité a eu un autre prix : nous sommes surveillés jour et nuit, et les états ont échappé à tout contrôle. Les associations de défense des libertés ont été muselées au nom de la protection collective. Je me demande même si nos bons gouvernants n'étaient pas derrière ceux qui m'ont kidnappé l'autre jour...
— Tu penses que Woodblock travaillait pour le gouvernement ? Ça serait énorme, qu'ils soient mouillés dans affaire. Et tu...
— Attends ! Regarde ça !

Niall pointait du doigt l'écran accroché dans un coin de la salle, qui diffusait les informations d'une web-TV. Un petit bandeau de texte défilait en bas de l'image, heureusement car le brouhaha du pub empêchait d'entendre distinctement les paroles de la présentatrice :

... rachète le groupe écossais GenSysTech pour la somme de 6, 8 Milliards d'Europounds... Le nouveau Board a déjà nommé et discutera lundi prochain des orientations straté...

Fiona leva son sourcil parfait, d'un air interrogateur. Niall se retourna vers elle, et reprit avec excitation :

— C'est le groupe Wilk qui les rachète ! C'était ça, le gros coup qui se préparait !
— Et le gouvernement les a laissés faire ?
— Je suppose qu'ils pourraient toujours les empêcher après coup, en annulant l'opération. Mais ils ont peut-être mieux à faire. Va savoir çe qu'ils fricotent, à l'abri des lois.

Pendant qu'ils parlaient, les informations continuaient de défiler à l'écran : L'ancien directeur financier, Herman Rockwell, a d'ores et déjà été pressenti pour le poste de directeur général, suite à la démission de l'ensemble du conseil d'administration en protestation contre...

Le visage de Rockwell apparut, lunettes rectangulaires, cheveux gris, regard énigmatique.

Niall tira de sa poche son écran personnel et fit une recherche rapide :

— Tiens, regarde, c'est une boite intéressante, GenSysTech... Société d'ingénierie génétique fondée en 2016... S'est progressivement spécialisée dans l'étude des Nocturnes et la sécurité génétique... Tiens, regarde qui siège au conseil d'administration !

Il montra son écran à Fiona, qui ne réagit pas. L'image montrait une femme d'une quarantaine d'années, qui souriait à la caméra ; mais quelque chose dans son regard, dans le pli de sa bouche, suggérait une détermination extrême.

— C'est Lisa Tramonti ! Tu sais bien, elle avait été célèbre il y a une vingtaine d'années, dans les moments sombres de l'État de Guerre. Elle avait descendu deux nocturnes qui étaient venus pour la, hé bien, la manger, il me semble. C'était la première fois qu'on en attrapait dans un tel état de conservation, la lutte contre les prédateurs avait fait un bond en avant...
— Ah oui, je vois qui c'est maintenant.
— Une sacrée bonne femme – elle a des bollocks !
— Tu crois qu'il y a un lien avec le rachat ?

Niall devint pensif.

— Ma théorie, au début, c'était que les Nocturnes devenaient les agents des Corpos, leurs exécuteurs. Mais toutes ces histoires de génie génétique, ça pourrait les intéresser plus directement... GenSysTech est lié à l'industrie de la défense, il pourrait y avoir un deal occulte là-dessous. Après tout, on n'a toujours pas réussi à mettre en place d'outil de reconnaissance biométrique fiable, ils se sont adaptés à tous les tests. Seule leur aura de chasse les trahit parfois. Tant de choses qu'on ignore encore sur eux...
— Et qu'est-ce que tu penses faire maintenant ?
— Rien... m'occuper des people toxicomanes, je suppose. Le gouvernement – ou qui que soit l'employeur de Woodblock – a voulu me kidnapper, le groupe Wilk a menacé ma fille, et Ryan va me virer si je m'approche du sujet à moins d'un kilomètre : je ne vois pas trop ce que je peux faire. Pourtant, je sens qu'il y aurait beaucoup de choses à creuser. Si je trouvais un moyen...

Fiona regarda sa montre, attrapa son manteau.

— Merde, déjà onze heures ! Niall, je vais devoir y aller, mon homme m'attend. Prends soin de toi, ajouta-t-elle d'une voix plus basse en l'embrassant sur la joue.

Niall la suivit du regard, élégante et aérienne, tandis qu'elle négociait son passage au milieu des clients du pub qui buvaient leurs bières debout. Puis il fit signe à un serveur qui passait, commanda une autre pinte qu'il descendit d'un trait. Il contempla le verre vide, morose.

Oui, il y aurait eu beaucoup à faire ; il pourrait peut-être transmettre le sujet à quelqu'un... Mais le jeu en valait-il la chandelle ? Quelques années auparavant, il n'aurait pas hésité – risquer sa peau était un jeu qui l'amusait, et il n'accordait pas grand prix à sa propre existence. Mais désormais il avait une petite fille, une ex-femme et une pension alimentaire à payer, un boulot légal : un vrai notable. La fuite en avant ne l'attirait plus autant. Et pourtant...

Il fit à nouveau signe au serveur.


Le monde était peuplé de deux sortes de personnes, pensa Paul Brodie en observant la file d'attente qui s'étirait devant lui. Ceux qui veulent se rendre quelque part, et ceux qui veulent s'éloigner au plus vite de leur point de départ. Mais tous ne savent pas à quelle catégorie ils appartiennent, et ils n'apprécieraient pas forcément qu'on le leur explique.

Par exemple, une bonne partie des touristes qui le précédaient s'étaient persuadés que l'Afrique du Sud était l'endroit où ils voulaient passer leurs vacances. Mais en vérité, ils auraient été tout aussi contents avec n'importe quel autre pays qui leur fasse oublier les cieux gris et froids de l'Écosse.

Approchant du point de contrôle, Brodie présenta son passeport à l'automate qui filtrait les passagers, scrutant infatigablement photo après photo, visage après visage.

Il connaissait bien le circuit de vérification et de suivi des passeports, ayant passé des années à suivre des gens qui tentaient de s'en dissimuler. Des années d'expérience dont il avait pu s'inspirer pour éviter les erreurs les plus classiques ; et surtout il y avait l'histoire de Paolo le fantôme, le faussaire-schizophrène génial aux 18 identités parallèles, qui n'avait jamais été retrouvé - sans doute en avait-il une dix-neuvième... Une inspiration précieuse, dont les services de sécurité du monde entier étaient encore en train de tirer les leçons.

Il se présenta devant le robot, le cœur battant.

Surtout, ne pas montrer de signes de nervosité, ces saloperies sont capables de détecter des anomalies de comportement de plus en plus fines.

Il tendit son passeport d'une main ferme, presque crispée, et la machine le scanna avec un petit bip d'approbation. Puis un voyant s'alluma à côté de la caméra intégrée, accompagné d'une message lui enjoignant de rester immobile pendant la reconnaissance de son profil.

Brodie savait que l'image captée par l'automate était convertie en chiffres, traitée par un logiciel de reconnaissance faciale qui vérifiait qu'il était bien le même que sur la photo; pendant ce temps le numéro de passeport voyageait vers des bases de données mondiales où le voyage de monsieur James E. Randolph vers Le Cap était ajouté à un listing infiniment long de noms, de lieux, de dates... Enfin un troisième système vérifiait simultanément toutes les caractéristiques du passeport (filigranes, codes magnétiques et empreintes biométriques) qui auraient pu trahir une imitation.

S'il y avait un moment où tout pouvait merder, c'était là.

"Bon voyage, Mr. Randolph."

Sans respirer un grand coup, sans déglutir, sans même sourire, Brodie récupéra son passeport et s'engagea dans le couloir qui menait à l'habitacle de l'avion. Il prit place près du hublot, à côté d'un gros businessman d'allure eurasienne qui dormait déjà. Le vol allait être tranquille.

Brodie avait un lointain cousin en Afrique du Sud qui travaillait dans les mines; mais il s'était bien gardé de le contacter avant d'être parti de Glasgow, car il soupçonnait que toutes ses communications étaient surveillées. Mark pourrait l'aider à prendre un nouveau départ, aussi loin que possible de tout ce merdier.

Le souvenir de sa dernière conversation avec Sean lui revint – il n'avait cessé d'y repenser depuis la mort de son associé. Sean lui avait parlé des Nocturnes, des auras de chasseurs qu'il avait perçues plusieurs fois .

"Ils changent, Paul. Ils nous ressemblent de plus en plus! Les nouvelles générations, les jeunes, on peut à peine les distinguer de nous, ils n'ont plus les yeux injectés de sang et les mâchoires proéminentes comme ceux qui avaient été tués par la petite Tramonti."

Sean était revenu changé de son voyage ; il avait des cernes brunes, un regard furtif, et ses jambes s'agitaient en permanence quand il était assis.

"Ils s'intéressent à GenSysTech pour se couvrir, je pense. La société est très en pointe dans la sécurité génétique et l'étude des prédateurs, ils veulent garder une longueur d'avance sur nous. Ce qui me stupéfie, c'est que personne ne réagit! Il y a des gouvernements qui sont au courant, c'est évident. Pourquoi tolèrent-ils une telle aberration? Est-ce que tout ce petit monde a des arrangements secrets ? Ou bien les nocturnes tentent-ils un coup d'audace?"

"... Et il y a autre chose, Paul. Dans un dossier de messages confidentiels que j'ai récupérés, j'ai lu certains messages qui mentionnaient un projet d'hybridation. Et les Nocturnes n'avaient pas l'air dans le coup ! Il y a quelque chose de pourri de notre côté, je crois que l'état de guerre est devenu une farce. Nos gouvernements réalisent des horreurs avec les Nocturnes... D'abord on leur a cédé des terrains de chasse, ensuite on se sert d'eux pour régler nos comptes, on leur permet d'infiltrer nos entreprises, et puis maintenant ça... Je ne sais pas ce que sera la prochaine étape."

Puis Sean s'était absenté pour aller retrouver des informateurs, et quelques jours plus tard Paul avait vu la photo de ses restes dévorés par les chiens. Parler à la femme de Sean avait été une épreuve, elle ne l'avait pas accusé mais il avait lu le reproche dans son regard. Ensuite, ça avait été l'enchaînement des personnages louches et des intrusions, jusqu'à la disparition de tous les fichiers de Sean.

Il fallait partir, laisser Bulldog Investigations derrière lui, avec ses mystères, ses regrets et ses dettes. Il se sentait encore l'énergie et l'envie de prendre un nouveau départ dans un pays neuf, loin de ceux qui le traquaient.

À côté de lui, le gros businessman grogna dans son sommeil.


Fiona paya et descendit du taxi ; le chauffeur pencha la tête par la fenêtre et la rappela.

— Vous êtes sûre que vous ne voulez pas que je vous dépose plus près ? Le compteur est arrêté, ça ne coûtera rien de plus.
— Pas besoin, je connais bien le chemin.
— Comme vous voudrez... Faites quand même attention, il paraît que le quartier n'est plus très sûr.

Le chauffeur maugréa encore quelque chose d'indistinct avant de démarrer, mais Fiona marchait déjà en direction des immeubles qui barraient l'horizon. Elle s'engagea dans la cage d'escalier aux murs délavés, monta quatre étages, tira de son sac à main une clef d'un modèle spécial et ouvrit la porte blindée de son appartement.

Elle se changea rapidement, passa dans la salle de bain, se démaquilla et observa dans le miroir ses traits réguliers, eurasiens, et les pupilles dilatées de ses yeux, qui lui permettaient d'y voir comment en plein jour malgré l'obscurité. Depuis qu'elle était entrée dans l'immeuble, elle n'avait pas allumé une seule lumière.

De là chambre lui parvenait l'odeur de son partenaire qui s'éveillait. Il était moins Changé qu'elle, et ne sortait que la nuit pour réaliser les missions que la Meute lui confiait. Mais pour l'instant, elle pouvait bannir de son esprit toutes les complications et les intrigues du monde des humains.

C'était l'heure de la chasse.


Le barde dans la machine - Mars 2016

Et hop

The Last English King