Mais... où suis-je ?

Le Barde dans la Machine écrit pour vous des élucubrations sur les mondes imaginaires. Pour faciliter vos choix de lectures, les publications sont regroupées en thèmes :

"Récits", des nouvelles (entières ou par épisodes) qui parlent de SF et de Fantasy. Les récits les plus longs sont publiés par épisodes, puis compilés.
"Contes de la Marche", qui regroupe des récits de Fantasy se déroulant un même univers.
"Lubies", des textes plus courts sur des sujets aléatoires.
"Bouquins", où je vous narre et critique mes derniers lectures.
"Carnets", de brèves observations ou impressions, en quelques paragraphes.

Même Pas Mort

Un livre de Jean-Philippe Jaworski

J'ai terminé ce livre il y a quelque temps, et il mérite qu'on en parle. Jaworski est un auteur français qui monte, venu du jeu de rôle ; il a déjà commis "Janua Vera" et "Gagner la guerre", histoires violentes aux personnages réalistes qui se situaient dans un cadre très renaissance, mâtiné de fantasy. J'apprécie beaucoup ses univers, son sens de la psychologie et de l'intrigue, ses choix stylistiques parfois moins.

Ici, il décidé de jouer la carte du Celtique, et ne le fait pas à moitié. Allez hop un petit résumé, en essayant de ne pas trop déflorer l'intrigue.

Tiroirs et flashbacks

Le narrateur, Bellovèse, souverain à poigne au crépuscule de sa vie, s'adresse d'abord à un marchand Hellène, qu'il a choisi comme dépositaire et conteur de l'histoire sa vie.

Puis, le récit du roi prend comme point de départ le jour où, jeune héros sans fortune, il doit se présenter sur l'île des neuf Vieilles pour y recevoir soit la levée d'un interdit, soit la mort, car on ne les dérange pas impunément. Son crime : avoir survécu à une blessure qui aurait dû le tuer; on le considère comme un homme ni vivant ni mort. Il faut trancher !

Après un accueil assez froid, les vieilles lui demandent de leur faire le récit de ce qui l'amène ; flash back (on entend distinctement le glissement d'un tiroir que le narrateur ouvre). Alors que lui et son frère Segovèse vivaient en exil avec leur mère, ils ont été appelés par le Grand Roi des Bituriges pour participer à sa guerre et devenir enfin des adultes. Pendant la marche, Bellovèse découvre le monde de la guerre et la communauté des combattants - il sait tout de suite que ce sera sa vie. Désigné pour investir une forteresse, il est touché à mort en protégeant son frère.

Nouveau flash-back : alors que le héros est à l'article de la mort, le conteur (qui si vous avez bien suivi, est la même personne, mais plus tard dans sa vie) décide de nous raconter son enfance en exil. Héritier en droit du royaume des Turons, exilé après la guerre qui a vu la défaite et la mort de son père (là il y a un petit paquet de noms et de liens de famille à retenir), il est devenu un jeune vaurien cantonné dans une résidence campagnarde. On cerne mieux le personnage de sa mère Dannissa, femme habitée par la rancune et la vengeance, et celui de Suebnos, leur ami vagabond à moitié fou, aux pouvoirs de devin. Les incursions du héros dans la forêt et surtout dans un bois interdit mettent en scène des rencontres avec des entités surnaturelles: passages dans un monde qui s'apparente parfois au sacré, parfois à celui des rêves.

Finalement, tous les flash-backs se replient les uns sur les autres, et on assiste à la rencontre de Bellovèse avec son oncle Ambigat, Grand Roi des Bituriges, bourreau de son père et principal objet de son ressentiment. L'absence du roi, ou plutôt sa présence en creux, pesait sur le récit depuis le début.

Ainsi se conclut le premier épisode de la série.

L'accumulation des tiroirs semble répondre d'abord aux objectifs de l'auteur, et dans les premiers chapitres je me suis demandé si cela cadrait vraiment avec la manière de raconter d'un Bellovèse au soir de sa vie. La structure de l'histoire est rendue plus complexe encore par les visions du héros, que ses états de transes ou de faiblesse font voyager entre les époques de son propre récit. Parfois il rencontre le spectre d'un homme qui mourra plus tard, parfois une déesse, ou un mystérieux personnage, le Forestier, aux apparitions sinistres et accompagnées de mort.

Mais ces complications ne sont pas superflues, bien au contraire; par les portes qu'elles ouvrent entre les époques du récit, elles tissent des liens qui sont ceux du destin du Héros. S'il choisit, dans son récit autobiographique, de passer d'une période de sa vie à une autre, c'est parce que ses transes lui ont déjà fait faire ce voyage. Et du point de vue du lecteur, ce dévoilement progressif est pour beaucoup dans l'intérêt de l'histoire, plus que la fortune des armes souvent prévisible, quand elle n'est pas annoncée.

En ce qui concerne le style, mon impression est mélangée. Dans la narration, Jaworski fait le choix délibéré du souffle épique et archaïque, souvent avec succès. Mais parfois ses efforts sont trop visibles et entravent la lecture : recherche excessive dans le vocabulaire, descriptions chargées, usages créatifs de mots et d'expressions pour en suggérer d'autres... C'est trop riche, pas forcément dans le ton recherché, et le sens de certaines phrases en devient difficile à deviner.

Plongée dans un monde celtique

La restitution que donne Jaworski de l'univers des tribus celtes est une des forces de ce livre.

D'abord par la vision d'une Gaule en caméra subjective : on ne connait que les noms gaulois des lieux, des personnages et des tribus, et l'auteur ne fait aucun effort pour les rattacher à des repères actuels. La vague familiarité des termes ne fait qu'accroitre le sentiment de dépaysement. J'ai tellement apprécié l'effet obtenu que je me suis abstenu de consulter des sources pour relier ces noms d'époque à des faits historiques, afin de préserver la qualité de l'immersion.

Jaworski restitue de manière très vivante le quotidien de ses personnages. Autant le ton du récit peut-être chargé, autant l'auteur n'hésite pas à faire très moderne dans les dialogues, propres à être prononcés par des guerriers qui ne s'embarrassent guère de politesses. Quand ils se charrient, c'est avec des mots et un ton qu'on utiliserait aujourd'hui, et ça fonctionne bien mieux que s'ils se Gaussaient en Vieux François.

Beaucoup des éléments de coutume et de culture m'ont rappelé les descriptifs de l'univers du jeu "Légendes Celtiques", que certains rôlistes des années 80 ont bien connu. Ce n'est certainement pas une coïncidence, vu le pedigree de l'auteur dans le jeu de rôles. On retrouve notamment les tours de guerriers, la part du champion au festin, les malédictions de barde, les armes et les coutumes guerrières.

La place du surnaturel et de ses créatures participe aussi à la couleur de l'univers : à la fois proches et lointaines, fortes et parfois vulgaires, terrifiantes et attirantes, elles semblent soumises aux mêmes lois que les hommes, loin d'une Olympe idéalisée.

Les différents mondes par lequels passent les humains, celui de la guerre, celui du sacré, celui des songes, sont évoqués avec une force saisissante. En particulier Jaworski écrit des paragraphes remarquables sur ce que cela signifie d'être en guerre, coment cela change le monde et la manière dont chacun l'habite. Pour la première fois j'ai eu le sentiment qu'un auteur réussissait à se mettre, à nous mettre dans l'esprit d'un habitant de ces temps anciens, violents et superstitieux.

Les coutumes guerrières des Celtes peuvent faire sourire, en particulier les grimaces et les défis de ce peuple hableur; on s'inquiète moins du résultat des duels une fois que l'on en a compris le vrai rôle. Les affrontements armés sont très bien traités car l'auteur ne s'y attarde pas, contrairement à d'autres écrivains de fantasy moins talentueux. Pas besoin de détailler chaque coup d'épée pour intéresser le lecteur! Si presque tous les héros sont des guerriers, le sujet n'est pas la bataille, mais les blessures d'enfance, la vengeance, et le destin.

Je craignais un récit ennuyeux, car beaucoup se sont fourvoyés dans le genre épique, mais j'ai retrouvé avec plaisir les qualités de Jaworski, en particulier dans le réalisme des personnages. Je lirai certainement les prochains tomes.

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